Hiên le Maboul
XII
— L’Aïeul dort toujours ? demande Bèp-Thoï, assis sur les carreaux de la véranda et rafistolant des cannes à pêche.
— Toujours ! répond Hiên, qui plonge un regard curieux à travers les lames disjointes des persiennes.
Hiên se rassied et tend à son compagnon les cordonnets tressés, les crins et les hameçons :
— L’après-midi est chaud, soupire-t-il.
— Oui, mais il y a de la brise : l’Aïeul aura beau temps pour la pêche.
— Oui ! beau temps pour la pêche ! Quand le soleil pénètre l’eau, les poissons viennent se chauffer près des roches, et l’on en prend des quantités, parce que la lumière les aveugle et qu’ils ne distinguent pas le pêcheur… L’Aïeul en rapportera son plein panier.
— Il ne rapportera rien du tout… On voit bien que tu n’as jamais été à la pêche avec lui !… Il jette sa ligne, allume sa pipe et ouvre un livre : il exhale de grosses bouffées de fumée bleue qu’il s’amuse à suivre de l’œil, lit une page de son livre, lâche son livre pour regarder les vagues en sifflotant d’un air content ; sa pipe éteinte, il la rallume et recommence… Tu verras ça tout à l’heure… Quant au poisson, il mange les appâts tout à son aise, et si, par hasard, l’hameçon résiste, l’animal a tout le loisir de se décrocher ou d’emporter l’engin avec lui.
— Mais moi, que ferai-je pendant ce temps-là ?
— Tu n’as qu’une chose à faire, t’étendre à l’ombre et dormir. A ton réveil, l’Aïeul sera parti ; tu retireras les lignes et tu rentreras : voilà tout !… Tu peux bien te dispenser de prendre un panier.
— Dis-donc, Bèp-Thoï, je crois que l’Aïeul a bougé.
Bèp-Thoï regarde, à son tour, dans la chambre. Sur la natte de rotin multicolore, l’Aïeul s’étire et bâille : la sieste a été longue et le sommeil invincible pèse encore sur les paupières. Mais le vieux tirailleur a poussé sans bruit la porte, qui livre passage derrière lui au jour éclatant, et la face ahurie et bon enfant de Hiên s’encadre dans l’embrasure.
— Les lignes sont prêtes !
L’Aïeul bâille une dernière fois et se lève décidément, très à son aise dans le pyjama de tussor gris, enchanté de la lumière et de l’air frais. Après avoir barboté dans son tub, il s’habille de toile kaki et écoute patiemment les sages discours de son vieux boy.
— Aïeul, choisis pour t’asseoir une roche sèche et nue ; la dernière fois que tu es allé à la pêche, ton pantalon était tout vert d’algues écrasées et j’ai eu toutes les peines du monde à le laver.
— Entendu, vieux Bèp !
— Et puis, veille à tes lignes : elles reviennent toujours sans un hameçon et même sans un crin.
— C’est compris !… Que veux-tu encore que je fasse pour te complaire ?
— Prends garde aux coups de soleil : mai est proche !
— C’est bon ! c’est bon !… Partons, Hiên !
— Faut-il prendre un panier, vénérable Aïeul ?
— Mais oui !… En voilà, une question !… J’espère bien rapporter une friture magnifique… quoique j’aie été, jusqu’ici, assez malheureux.
— Il y avait un peu de ta faute, geint ce grognon de Bèp-Thoï. Au lieu de surveiller le bouchon, tu siffles et tu lis et tu regardes les vagues aller et venir.
— Je t’assure que je suis très attentif à ma besogne ; je n’ai pas de chance, que veux-tu ?…
L’Aïeul marche à grandes enjambées, la pipe aux dents, et un livre sous le bras, et Hiên trotte derrière lui, équipé comme pour une lointaine campagne de pêche : des lignes jalonnées de bouchons rouges dansent sur son épaule droite, une épuisette sur son épaule gauche ; des bidons, des boîtes à vers, des paniers à poissons s’entre-choquent sur ses hanches et sur ses reins avec un tapage de ferraille.
Le soleil tape sur le dos des deux promeneurs. Sur les hautes branches des banyans, les cigales chantent éperdument leur hymne interminable à la chaleur ; des tourterelles s’appellent doucement, d’une dune à l’autre, par-dessus les rizières ; des huppes s’amusent à lancer leur cri précipité aux échos de la forêt, qui le redisent d’une voix accablée et assourdie ; des perruches se querellent, enrouées comme des concierges. Il fait atrocement chaud : les palmes des aréquiers, comme lasses, inclinent vers le sol leurs feuilles repliées et flétries ; les bananiers prennent des poses vaincues de saules pleureurs ; les cosses des flamboyants crèvent avec des détonations brusques ; les fleurs des frangipaniers tournoient et roulent dans la poussière du chemin qui ensanglante leurs lèvres blêmes, et l’on croirait qu’elles ont mâché du bétel ; les hibiscus prudents ont refermé leurs pétales autour du pistil, dont la pointe seule apparaît, écarlate, parmi les feuilles d’un vert tendre.
Sur les bords d’un étang où des lotus agonisent entre les joncs, un chœur de grenouilles maudit la sécheresse avec une éloquence bruyante. Des chiens jaunes, pareils à des renards, ont élu pour y dormir les degrés de brique de la fontaine et baignent leurs flancs décharnés et palpitants aux flaques d’eau que le soleil n’a pas bues encore. Derrière les stores mi-levés des cases, se balancent des hamacs d’où pendent des jambes nues de fillettes.
L’Aïeul et son compagnon se hâtent le long des murs trop blancs où sommeillent les margouillats gris, insoucieux du vol strident des moustiques. Voici la baie enfin et la brise fraîche venue de l’ouest et de l’océan Indien. Fête de lumière et de couleurs : l’azur éblouissant du ciel se confond avec l’azur de la mer ; la flottille de sampans découpe nettement sur l’eau bleue ses vergues brunes, ses cordages d’aloès marron, ses coques noires où s’ouvrent des yeux pourpres et qui se dandinent au passage de la houle moirée ; la montagne dresse plus haut dans l’air vibrant ses croupes de granit vêtues de verdure neuve.
Sur son contrefort pelé, la villa du gouverneur mire au soleil l’or de ses mosaïques et l’émail de ses chimères. Les toits de tuiles semblent des fleurs géantes écloses aux branches des lilas du Japon, les ardoises de l’Hôtel Ollivier scintillent entre les cimes des eucalyptus. Des pêcheurs, autour d’un sampan échoué, cognent à coups de maillet le bordage sonore, rythmant la mélopée que module leur chef ; le ressac bruissant entre les galets de la plage chante en sourdine avec eux.
Devant la maisonnette du sergent Cang, voici Maÿ accroupie à l’ombre et bâillant.
— Où vas-tu, vénérable Aïeul à deux galons ?
— Je vais à la pêche, sœur cadette.
— Il fait beau temps : le poisson abondera.
— Heu ! heu !
— Vénérable Aïeul, permets-moi de t’accompagner : je m’ennuie à la maison ; il fait chaud ici et j’ai envie de me promener.
— Viens avec nous.
La fillette bondit et emboîte le pas aux deux hommes. Tout en marchant, elle remarque l’air pénétré de Hiên, entend la musique infernale que font les instruments de fer-blanc attachés à la ceinture du tirailleur, et rit comme une source. Hiên se retourne, soupçonneux.
— Pourquoi ris-tu ?
— Tu ressembles au mât de cocagne que l’on avait planté au marché, le jour du Têt.
A cette comparaison moqueuse, mais juste, le pauvre diable ne trouve rien à répondre, et, tout à coup, les bidons, les paniers, les lignes dont il s’est encombré, et que, tout à l’heure encore, sous le soleil ardent, il portait si vaillamment, lui paraissent pesants et ridicules, et, comme on arrive à la levée où l’Aïeul choisit habituellement sa place, Hiên se débarrasse avec joie de l’attirail qui le rendit grotesque aux yeux de sa bien-aimée. Il déroule les lignes, arme les hameçons de hideux vers rouges, assujettit les cannes avec de gros cailloux.
Fameuse place, à l’ombre d’une touffe de bambou, éventée par le souffle du large ! L’Aïeul oublieux des recommandations éplorées de Bèp-Thoï, a jeté son dévolu sur une large pierre tapissée d’une belle mousse verte : il s’assied et regarde la houle où filtre le soleil. Les bouchons écarlates se balancent doucement, avec des allures pacifiques d’engins inoffensifs ; des essaims de menus poissons argentés défilent en bon ordre et d’un air indifférent autour des appâts : sans doute les jugent-ils répugnants… « Ils n’ont vraiment pas tort » ! songe le pêcheur, et, sans plus s’occuper de sa besogne, il admire maintenant les fusées d’écume que la houle projette sur les roches. Des ourlets d’eau pétillante montent à l’assaut de la digue, submergent les rochers, qui reparaissent ruisselants et pareils, avec leurs chevelures d’algues tordues par les lames, à des crânes de noyés.
L’Aïeul ouvre le roman à couverture jaune qui gît dans la mousse ; à travers les feuilles de bambous, le soleil crible les pages de petits ronds dansants… Choix malheureux : c’est une banale histoire d’adultère, où sont décrits avec complaisance les états d’âme d’une petite provinciale neurasthénique et détraquée. L’Aïeul estimant que l’héroïne eût mérité cent fois le fouet ou la douche, enfouit l’ennuyeux volume dans le panier à poissons.
Rasséréné par cette exécution, il bourre minutieusement sa pipe et l’allume, et la fumée s’envole en petits flocons blancs qui réjouissent les yeux du fumeur. Le ronflement rythmé du ressac lui suggère des souvenirs musicaux… Oui, c’est bien la chanson du Rouet d’Omphale… Il fredonne la plainte du héros courbé aux genoux de la femme ; comme les violons de Colonne, il passe du piano au fortissimo, et les escouades de poissons qui rôdaient autour des hameçons prennent décidément la fuite. Seul un crabe énorme, averti, sans doute, des faibles dangers courus, se glisse traîtreusement parmi les algues et grignote paisiblement les appâts. Le chanteur, tenté par la mousse et l’herbe, s’est allongé sur le dos, le casque sur les yeux. Le crabe peut maintenant dévorer tout à son aise les vers rouges : l’Aïeul s’est assoupi et les clameurs des cloches battues par l’écume ne cessent pas de le bercer.
Ses compagnons sont restés d’abord bien sagement à regarder flotter les bouchons ; puis Maÿ a entraîné Hiên le long de la grève, et, un instant, ils ont cherché entre les galets des hippocampes et des coquillages ; ils ont lancé des cailloux aux crabes attardés, enfoncé des branches dans la panse gélatineuse des méduses. Puis la fillette a déclaré :
— Je suis lasse.
Et le bon amoureux l’a installée confortablement sous une sorte de tonnelle de ricins.
Pour la distraire, il fait des ricochets superbes avec des débris de tuiles. Il a ôté son veston de toile, et son torse noirci, ses biceps saillants se tendent glorieusement au grand soleil qui dore la plage. Maÿ le considère et se sent alanguie et nerveuse.
— Viens t’asseoir près de moi, Hiên.
Docile, Hiên vient s’accroupir aux pieds de la fillette.
— Vois comme j’ai chaud, Hiên !
Elle a posé ses deux mains brûlantes sur les épaules bosselées de muscles durs qui tressaillent.
— Moi aussi, j’ai chaud, bégaie le géant accroupi et frissonnant.
Mais que fait donc Maÿ ?… Elle dégrafe sa longue tunique de crépon noir ; les boutons d’argent roulent sous ses doigts hâtifs et cèdent, un par un ; la voici demi-nue, offrant sa poitrine à la brise fraîche. Elle s’étire et cambre son buste de statuette où perlent des gouttes légères de sueur. Renversée sur le gazon, les mains croisées sous la nuque, elle rit comme roucoulent les tourterelles et parle d’une voix essoufflée :
— Mets-toi près de moi, Hiên.
Il hésite : devant ce petit corps dévêtu et frémissant, il s’est senti tout à coup désemparé, hébété ; un nuage rouge est descendu de ses paupières devant ses yeux, ses oreilles bourdonnent, ses mains tremblent de fièvre et cette sensation neuve l’inquiète…
Mets-toi donc là, imbécile !… Cette fièvre, c’est l’amour, le seul amour vrai, l’amour des bêtes !… Tu vas être, pour cette petite fille en délire, pareil à un dieu !… Et demain tu le seras encore, et toujours !… Et tu auras conquis le bonheur…
— Prends-moi dans tes bras, Hiên !
Elle attire de toute la force de ses poignets minces le lourdaud ; et il se défend, et il lui semble qu’il va salir son idole s’il entoure de ses vilains bras poilus cette délicate divinité d’ivoire.
— Viens près de moi, Hiên !… plus près !…
Elle est folle !… Hiên se redresse à demi, les tempes battantes, la considère avec ses yeux de bon bouledogue effaré. Et les lèvres empourprées de bétel lui crachent l’injure :
— Individu idiot !
Il se doute alors vaguement qu’il a commis quelque fâcheuse bévue, et, pour la réparer, pour apaiser la colère incompréhensible de Maÿ, il rit, il rit bêtement, et ses doigts malhabiles torturent son turban.
Les boutons d’argent ont refermé sur les seins minuscules la tunique de crépon noir et Maÿ se lève, rouge encore, un sourire méprisant à la bouche. Sans plus regarder le gueux agenouillé, elle s’en va sur la route où pleuvent les fleurs de frangipanier ; elle disparaît.
Il la voit fuir, abruti et malheureux, prêt à sangloter… Que lui a-t-il fait ?… que lui a-t-il fait ?…
Il se secoue, comme au sortir d’un sommeil traversé de cauchemars.
Le soleil ne brûle plus, son disque orange affleure l’horizon. Le crépuscule va venir, et la nuit bientôt… L’Aïeul est parti.
Hiên ramasse les lignes veuves d’hameçons, les paniers vides, les boîtes à vers, les bidons qui recommencent sur ses flancs leur musique infernale. Il marche d’un pas morne et le front bas, suivant dans la poussière les traces des petits pieds nus de Maÿ. Une idée fixe l’obsède maintenant et il la formule à mi-voix :
— Il ne faut pas que je raconte cette histoire à l’Aïeul !… Je ne parlerai pas à l’Aïeul !…
* *
Il a parlé à l’Aïeul. Il lui a tout dit, accroupi près de la chaise longue et remuant l’éventail japonais, et l’Aïeul a froncé les sourcils et, retirant sa pipe de sa bouche, a fait simplement cette réponse :
— Individu idiot !