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Hiên le Maboul

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XVIII

Derrière les faisceaux de mousquetons que hérissaient les lames luisantes, la compagnie piétinait depuis un quart d’heure. De l’orient où s’effaçaient les dernières brumes nocturnes fusait vers l’azur du zénith la lumière jaune et dorée épandue sur le ciel et la terre.

— Beau temps pour la revue ! confia Castel, épongeant ses joues rasées de frais, au fourrier rose et joufflu que le casque trop grand coiffait comme d’un abat-jour.

— Vrai temps de Fête nationale ! Le soleil est républicain !

— Il fera chaud sur l’esplanade de l’artillerie.

— Et pendant la route, donc !

— Pourquoi ne partons-nous pas ? Qu’est-ce qu’on attend ? Le sous-lieutenant vient d’arriver : le voici qui cause avec Pietro sous la véranda de la grande case.

— Tiens ! tiens ! pourquoi n’a-t-il pas mis de bottes ?

— Bizarre !… Et le fougueux Barka est dans son box !

— Qui est-ce donc qui va commander la compagnie ?

— Hein ! mon vieux ! si le lieutenant était revenu sans crier gare !…

— Va donc ! va donc ! ne te berce pas de cette illusion, mon bon Provençal !

— En tout cas, le citoyen Pietro porte l’oreille basse. Il était presque aimable tout à l’heure pendant le rassemblement. Il y a sûrement du nouveau qui se prépare. Psst ! Cang ! Tu n’as pas entendu parler du retour de l’Aïeul, par hasard ?

Cang secoue la tête d’un air dubitatif :

— Le bruit court que l’Aïeul est revenu ; mais personne n’en sait rien au juste. On avait annoncé son retour tant de fois déjà que personne n’y croit plus. J’ai questionné Hiên le Maboul : il ne sait rien ; il est à moitié fou et tout à fait abruti. Depuis deux jours il a cessé de rôder autour de la maison du lieutenant : il est découragé. Bèp-Thoï n’a pas paru dans le village hier soir.

— Dis donc, le sergent-major est peut-être renseigné : faufile-toi jusqu’à la chambre de détail. L’adjudant tourne le dos, justement : tu ne risques rien. Donne-moi ton mousqueton.

Le fourrier trotta ; les franges jaunes des épaulettes de laine dansaient sur le dolman blanc ; il s’insinua entre les stores verts que décoraient des monstres garance, zébrés par les averses. La basse puissante du sergent-major émit des paroles inintelligibles, puis le casque démesuré du messager écarta les rideaux de rotins.

— Le chef m’a envoyé promener. Il dit qu’on se moque de lui, qu’on lui a déjà monté ce bateau-là quatre ou cinq fois, et que ça ne prend plus.

Ils se regardèrent, désappointés :

— C’est idiot de faire courir des bruits pareils ! grogna Castel. On s’emballe, on s’emballe, puis tout casse et l’on se retrouve forçat comme devant, mais le boulet est plus lourd.

Des gamins essoufflés galopèrent devant la palissade, passèrent leurs museaux suants entre les bambous et crièrent à tue-tête :

— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !

Les femmes accroupies sous les écussons tricolores et les girandoles de la porte répétèrent :

— L’Aïeul est arrivé ! l’Aïeul est arrivé !

La compagnie entière se rua vers la route, abandonnant les faisceaux, trépignant et glapissant :

— Où est-il ?

— Est-ce bien vrai ?

— Comment savez-vous cela, petits frères ?

— C’est moi qui l’ai vu. Il fumait sa pipe sous la véranda et le vieux Bèp-Thoï étrillait le cheval.

— Mais non ! il ne fumait pas.

— Je te dis que si !

— Je te dis que non !

— Es-tu bien sûr de l’avoir vu ?

— Si je suis sûr ?… Si je l’ai vu ?… J’allais me faufiler jusqu’au perron lorsque Bèp-Thoï a brandi son étrille vers moi : je me suis sauvé !… Tout le village connaît la nouvelle maintenant !

— Le voilà ! le voilà !

— Rassemblement ! hurlait l’adjudant.

— Crie, mon garçon, égosille-toi ! murmurait le fourrier, emporté par le flot des petits soldats qui roulait sur la route…

— Rassemblement !

Au tournant du chemin, sous les frangipaniers, la robe luisante et la crinière hirsute d’Annibal apparurent, émergeant de la cohue des gamins loqueteux. Les jambières rouges galopèrent éperdument ; les gamins, braillant et pleurant, se trouvèrent rejetés sur les talus ; des mains noircies saisirent les rênes, maintinrent le petit cheval affolé, palpèrent les bottes éperonnées de bronze doré, la culotte de toile, le dolman blanc où scintillaient les boutons à ancre d’or et les galons, le sabre à garde nickelée passé dans le porte-épée de la selle ; des lèvres baisèrent les gants de fil blanc. Des gaillards soulevèrent l’Aïeul, le placèrent sur leurs épaules ; autour d’eux, les salaccos se heurtaient furieusement et les faces noires vociféraient :

— Salut, vénérable Aïeul !

— Salut, Aïeul à deux galons !

— Pourquoi as-tu tant tardé ?

— Reconnais-moi, Aïeul à deux galons : c’est moi, Phuc, l’élève caporal !

— Te souviens-tu de ton serviteur ? Je suis Mao, le palefrenier !

— Je te reconnais, mon ami.

— Baisse la tête, Aïeul : les branches vont faire tomber ton casque !

— Aïeul à deux galons, as-tu reçu ma lettre ?

— Je l’ai reçue, Cang ; ne te fais plus de bile, vieux brave : justice sera faite !

— Nous avons abominablement souffert, maître.

— Pourquoi, pourquoi nous avais-tu abandonnés ?

— Vois mes bras : ils sont bleus de coups de trique.

— Hé ! les porteurs ! faites attention aux écussons de la porte !

— Baisse la tête, Aïeul !

— Aux faisceaux, bavards !

En un clin d’œil, l’Aïeul se trouva remis en selle, et les tirailleurs frémissants furent alignés, l’arme au pied, derrière leurs chefs de section. Les deux officiers se serrèrent la main. La tête haute, les yeux fixes, les dents claquantes, les talons réunis, l’adjudant Pietro vit venir à lui le justicier.

— Vous viendrez à la chambre de détail aussitôt après la revue : j’ai à vous parler.

— Oui… oui, mon lieutenant !

Annibal défilait en piaffant devant la double haie des baïonnettes étincelantes et tout à coup la voix rauque de Hiên cria :

— Sauve-moi, Aïeul à deux galons, sauve-moi !… voilà que la folie est revenue…

— Viens chez moi tout à l’heure, petit frère : je te guérirai.

Les salves de batteries ébranlaient les massifs qui s’empanachaient de fumée blanche ; les drapeaux faisaient claquer au-dessus des guirlandes et des palmes leur étamine tricolore. Les pentes vertes de la montagne, les flamboyants écarlates, la baie toute bleue où couraient des frissons d’argent, le ciel que ne souillait nulle tache et d’où pleuvait la lumière triomphante saluaient de leur sourire le retour de l’Aïeul.


Les clairons embouchèrent leurs cuivres rutilants, gonflèrent leurs joues et soufflèrent. Derrière eux, Annibal dansa, avec des craquements de cuirs neufs. La compagnie développa les quatre anneaux de ses quatre sections ; les salaccos miroitèrent, les baïonnettes lancèrent des éclairs ; le village entier suivit sur les talons de la dernière file, pêcheurs brunis et couturés, costumés d’étoffes teintes au cu-nao, bûcherons maigres et voûtés à force d’avoir courbé leur échine sur les troncs abattus, notables enturbannés de blanc et solennels dans leurs tuniques flottantes, boys rasés et tondus à l’européenne balançant dans leurs doigts chargés de bagues des cannes à pommes d’or, femmes de tirailleurs trimbalant sur leurs hanches rebondies des marmots barbouillés de vermillon, Chinois en veste lilas, en pantalons de soie blanche ficelés au-dessus des babouches à semelles de feutre, gamins farceurs vêtus chichement d’une culotte sans fond et d’une amulette dansant au bout d’un cordon.

Devant le portail du télégraphe anglais, que des bougainvillias violets encadraient, cinq ou six grands garçons blonds et roses levèrent leurs casques plats à puggaree tissé de fils d’or.

— Bonjour, lieut’nant !

— Bonjour, monsieur White ! Bonjour, monsieur Beattie !…

Le pilote haut sur jambes et bourru qui savourait son manille devant un mur où serpentaient des dragons émaillés salua de la main le jeune camarade revenu de la brousse. Sous les vérandas à grillages verts, des peignoirs bleus esquissèrent de courtes révérences. Les gardiens du Phare descendus de leur cage vitrée, Provençaux foncés et dépoitraillés, abandonnèrent les tables de marbre rondes que les verres d’absinthe tachaient de vert trouble, pour serrer dans leurs grosses pattes velues la main gantée :

— Bonne promenade, hein ?

— Merci ! bon apéritif !

— On vous attend pour le prendre, hein ? On va dire à la patronne de le faire chauffer,  !

L’élégant comptable étalait complaisamment, sous les tritons qui surmontaient la porte du Sanatorium, son smoking de toile à revers de soie crème, son plastron de « zéphir » saumon et ses escarpins vernis. Ce mulâtre, « intellectuel » que le lycée de la Pointe-à-Pitre avait nanti de brevets douteux et que les lois de la métropole bienveillante avaient dispensé de tout stage sous les drapeaux, était, bien entendu, antimilitariste. Au passage de la « brute galonnée », du « buveur de sang », qui chevauchait à la tête d’une cohorte de soudards, il eut une moue méprisante. Elle s’effaça de son visage comme l’ombre d’un nuage sur une mare : Hiên le Maboul le frôlait de son coude dur. Il lut la menace dans les yeux fous du tirailleur et recula d’un pas : il se cogna au tronc moussu d’un lilas du Japon qui badigeonna traîtreusement de vert tendre le smoking immaculé.

Un garçonnet repoussé par les serre-files bondit à pieds joints dans une flaque d’eau : la boue liquide et rouge acheva l’œuvre de la mousse ; des larmes hideuses constellèrent le pantalon raide, amoureusement repassé, la ceinture de toile à boucle nickelée et à bourse de cuir fauve, le plastron mou, le faux col à reflets de porcelaine.

Le garçonnet s’esquivait ; les rires narquois des congaï, des Chinois hilares, des sampaniers ricaneurs insultèrent à la douleur de la victime : car l’Annamite n’aime point le sang-mêlé, qu’il désigne du nom injurieux de chà-và (nègre).

Le comptable maudit ces braillards imbéciles dont le goût pour les cérémonies militaires lui valait une douche d’eau boueuse. Il disparut, poursuivi par les huées.

Annibal fit le beau, pointa, rua, afin d’éblouir ses congénères attelés, deux par deux, aux victorias qui stationnaient devant le perron de l’Hôtel Ollivier. Des fillettes anémiques, arrachées par le clairon à leurs tas de sable, accoururent de toute la vitesse de leurs maigres jambes brûlées. S’agriffant aux dossiers des bancs verts, elles dansèrent de joie et leurs voix pointues chantèrent avec les cuivres rugissants les vieux refrains nationaux.

La route cessait de courir en bordure de la plage, s’enfonçait entre deux haies de lauriers-roses et de cactus que dominaient les toits sombres des villas et les pentes raides de la montagne proche. Les basses branches des tamariniers formaient une voûte épaisse où se répercuta la clameur joyeuse de la foule. Un nouveau contingent de Chinois et de congaï accourus du marché grossit la colonne.

On arrivait à Benh-Dinh. Derrière les grilles de fer forgé, les façades roses des bâtiments militaires ouvraient leurs larges baies : bâtiments du Commissariat noyés dans l’ombre violette des jaquiers ; Direction d’artillerie, où des piles de traverses peintes au minium gisaient dans des massifs d’iris ; casernes d’artillerie, où chantaient des trompettes nasillardes ; casernes d’infanterie que revêtait encore la hideuse carapace des échafaudages.

Les serre-files coururent, pourchassèrent les gamins ; les sections se formèrent en ligne les unes derrière les autres et la compagnie ainsi massée fit son entrée sur l’esplanade ensoleillée que bordait la forêt ombreuse. Les officiers d’artillerie campés sur leurs mulets massifs abaissèrent, pour rendre son salut à l’Aïeul, leurs lattes courbes ; derrière eux, les conducteurs indigènes firent des signes d’amitié à leurs camarades tirailleurs. Les troupiers d’infanterie coloniale, joignant les mains sur les croisières de leurs baïonnettes, louèrent la tenue de la petite troupe qui se déployait, le dos à la forêt, et s’alignait sans bruit.

En face de la haie des baïonnettes, l’autre lisière se garnissait de casques blancs, de robes claires, de tuniques flottantes et pâles, de chapeaux coniques, d’ombrelles à fleurs éclatantes. Les trompettes fredonnèrent des notes pleurardes, les clairons chantèrent allègrement ; un officier galopa dans le sable que les sabots de son mulet puissant firent jaillir en gerbes d’étincelles ; il leva son sabre et cria des commandements.

Un colonel passa au trot, puis se posta près des tribunes, et devant lui défilèrent les petits canons poussiéreux, les pesants fantassins et les tirailleurs alertes et sautillants. La revue était achevée.

*
*  *

— Rentrez dans votre chambre et n’en sortez plus. Le sergent-major assurera votre service, en attendant que le chef de corps envoie des ordres. Je vous préviens que je compte lui adresser une lettre le mettant au courant des faits et demandant votre renvoi à Saïgon.

Ainsi parla l’Aïeul. Pietro salua, fit demi-tour et gagna la porte. Les tirailleurs, qui décrassaient leurs mousquetons sous la véranda, le virent passer, blême et effaré, et connurent que son règne était fini.

Dans la chambre de détail que tapissaient les contrôles nominatifs, les synoptiques et les tableaux de service, les deux officiers restaient seuls.

— A quoi songez-vous ? demanda l’Aïeul au sous-lieutenant.

— Je songe à tout ce mal que j’ignorais et que j’aurais pu empêcher.

— Vous ne pouviez pas savoir. Vous êtes tout jeune, vous sortez à peine de l’École, j’aurais dû vous avertir. Pietro, frappant du talon et tendant le jarret, vous a convaincu aisément de ses vertus militaires. Vous n’avez pu deviner l’âme vile qui se cachait sous ces dehors de « parfait adjudant » ; vous avez eu confiance en lui, vous vous êtes reposé sur lui du soin de maintenir la discipline intérieure ; vous savez maintenant comment cette brute a manié le sceptre que vous lui laissiez. Vous connaîtrez, quelque jour, le tort immense que font à l’armée ces soi-disant « bons serviteurs » que nos troupiers désignent de cette appellation caractéristique : « chiens de quartier ».

— J’ai eu des torts, moi aussi. J’aurais dû, comme vous, me rapprocher du tirailleur, lui inspirer confiance, étudier son âme. Mais, cette fois encore, j’ai été abusé : tant de livres affirment que l’Annamite est impénétrable, tant de fois Pietro m’a répété : « Ces gens-là, on ne sait jamais ce qu’ils ont dans le ventre !… » J’ai fini par me laisser persuader. J’ai cru avec tout le monde que l’Annamite était menteur et dissimulé.

— Il l’était vraiment pour vous. La ruse est l’arme des faibles : l’Annamite est faible et méfiant. Ses mandarins l’écrasaient ; les conquérants n’ont pas réussi encore à le convaincre de sa délivrance, parce qu’il s’est trouvé chez les conquérants des hommes comme Pietro qui ont remis en vigueur les procédés d’administration des mandarins. Il continue à ruser, mal guéri de sa méfiance séculaire ; il refuse de livrer son âme, que masquent son visage impassible devant le cadeau comme devant l’outrage, ses yeux bridés. Derrière le masque, il souffre et se réjouit suivant l’heure, comme un animal raisonnable, comme nous. Efforcez-vous de l’apprivoiser, soyez immuablement bon et juste, et son âme enfantine s’ouvrira, vous livrera ses prétendus secrets. Vous découvrirez ce que j’ai découvert, que l’Annamite est un enfant timide et bon, un peu craintif, mais qui ne demande qu’à se laisser apprivoiser. Vous serez le père de cet enfant.

— Ou son Aïeul !

— Ou son Aïeul, dit le lieutenant en riant. Allons déjeuner : la revue m’a creusé terriblement.

*
*  *

Bèp-Thoï dispose sans bruit sur la nappe raide la tasse de café, la pipe, le pot à tabac où sont taillés dans le bambou des mendiants grimaçants et des bonzes difformes. Hiên le Maboul s’est agenouillé près de l’Aïeul, a posé sa tête sur le genou du maître et parle d’une voix étouffée et rauque :

— Tu as trop tardé ! tu as trop tardé !… La folie est rentrée en moi. Je me suis débattu, j’ai lutté avec désespoir, mais tu n’étais plus là pour me garder et m’encourager, et je t’ai cherché en vain… La folie est rentrée dans mon âme que la terreur habitait, dans mon corps déchiré par les coups de bâton : je suis fou !…

— Calme-toi ! dit l’Aïeul. Ta tête est encore faible et la frayeur l’a troublée. L’adjudant va s’en aller et, dans quelques jours, tu seras aussi gai, aussi tranquille, aussi peu tourmenté qu’avant mon départ.

— Oui ! Aïeul vénérable, je guérirai, je veux guérir ! Déjà tes paroles me font du bien. Mais ce n’est point la peur seule qui me rend fou…

— Dis-moi toute ta peine, petit frère.

— Je n’ose…

— Qu’est-ce que tu crains ? ne suis-je pas ton Aïeul ?

— Maître, maître, Maÿ m’a volé mon cœur et joue avec, comme le chat joue avec le moineau ! Et je souffre parce que je l’aime, et, chaque jour, je perds davantage la tête. Je suis jaloux !… Loin de Maÿ, je suis inquiet, je redoute des choses hideuses ; et je cours vers elle. Près de Maÿ, je ne suis pas heureux : elle répond à mes questions par des railleries, par des allusions à ma pauvreté, à ma sottise incurable ; mes paroles d’amour provoquent son rire méchant ; mes menaces lui font hausser les épaules… Alors des soupçons me viennent, que je ne puis dire, même à toi, vénérable Aïeul, et, pour en finir avec la torture, je suis tenté de tuer le bourreau.

— Voilà qui est plus grave !… Encore faudrait-il, avant de méditer des mesures aussi radicales, qu’un indice quelconque fût venu te dénoncer la trahison. As-tu surpris quelque chose ?

— Non !… je ne sais pas… je soupçonne…

— C’est parfait : tu es un imbécile !… Ta pauvre cervelle est peuplée de fantômes grotesques et de monstres ridicules, qu’elle a créés de toutes pièces et devant qui tu trembles. Tu es un imbécile !

— C’est vrai, vénérable Aïeul, appuie Bèp-Thoï, déposant sur la table une boîte de cigares. Je ne suis pas instruit comme toi, mais je suis vieux et la vie m’a enseigné des tas de choses qu’elle cache aux jeunes hommes. Tout à l’heure, en étrillant ton cheval, j’ai dit à Hiên qu’il était un imbécile de se mettre en tête de pareilles bourdes. Il m’a regardé de travers et j’ai bien vu qu’il était irrité contre moi : les jeunes gens d’aujourd’hui ne savent plus écouter patiemment les discours utiles des anciens.

— Pourquoi n’as-tu pas écouté les sages paroles de Bèp-Thoï ? continue l’Aïeul. Il a dit vrai : tout le mal vient de ton imagination. Ne te figure pas, du reste, que tu es seul à souffrir de ce mal : tous les hommes que le désir d’une femme affole sont, comme toi, torturés de soupçons insensés et de visions idiotes. Mais le remède est aisé à trouver, et, dans le cas présent, nous ne tarderons guère à l’appliquer : c’est le mariage. Dans un mois, ce sera une affaire réglée ; dans un mois, le fol amoureux se transformera subitement en un mari épanoui et satisfait, soucieux uniquement, en rentrant au logis, de ne point sentir l’odeur du riz brûlé qui empeste fâcheusement la case, un mari comme tous les maris, sûr de lui-même et d’autrui… Lève-toi, Hiên ; jure-moi que tu surveilleras ton imagination, que tu n’écouteras plus ses calembredaines, que tu ne seras plus jaloux enfin, ni fou.

— J’essaierai, vénérable Aïeul, j’essaierai.

— Tâche de ne pas oublier ta promesse… Quelle heure est-il, Bèp-Thoï ?

Le vieux tirailleur considère attentivement le cadran d’une formidable montre de nickel, extirpée de sa ceinture :

— Il est entre deux et trois heures, déclare-t-il, après mûr examen de l’unique aiguille noire qui a survécu par miracle, malgré les longues années de service de l’instrument.

Cette approximation paraît insuffisante à l’Aïeul qui allonge le bras vers le dolman accroché au dossier d’une chaise :

— Il est trois heures moins le quart. Impossible de faire la sieste maintenant. Allons voir la fête.

*
*  *

Au bord de la plage, où grouillent les turbans noirs, les mouchoirs roses, les crânes tondus et couronnés de tresses huileuses, les voix suraiguës des enfants en liesse couvrent le chant de l’écume et des galets. Un mât horizontal, lisse et bien savonné, que des cordes amarrent aux planches de l’appontement, s’allonge au-dessus de l’eau profonde. Un adolescent nu et râblé s’avance à pas hésitants sur la poutre branlante et glissante, les bras en croix et les yeux dirigés vers le drapeau dont la hampe est plantée dans un anneau de fer, au bout du mât. Il s’efforce de ne point voir l’eau tourbillonnante qui fuit sous ses pieds, mais elle attire invinciblement son regard, le fascine, une seconde, et, pendant qu’il s’évertue à garder son équilibre, balançant les paumes et creusant les reins, la clameur de la foule pronostique déjà sa chute inévitable. Il chancelle, tombe avec un juron, et la vague se referme sur lui. Il émerge, crachant l’eau salée par le nez et la bouche, vomissant des injures indistinctes en réponse aux huées de la populace. Un autre adolescent s’achemine gauchement vers le drapeau qui flotte, ironique.

Des nageurs s’époumonnent à poursuivre d’insaisissables canards, qui tantôt plongent, montrant le duvet argenté de leur ventre, tantôt filent au ras des vagues, battant des ailes et ramant des pattes. Des nacelles de rotin tressé et calfaté se rangent en ligne ; la pagaye aux mains, penché en avant, l’unique rameur guette les gestes du fonctionnaire français qui lève son mouchoir. Le mouchoir s’abaisse : les palettes des pagayes trouent l’eau et les petites barques s’éloignent, à bonds furieux, vers la bouée tricolore qui marque le but. Plus d’un concurrent maladroit paye d’un plongeon inattendu quelque embardée trop hardie.

L’Aïeul, assis sur une roche que rembourrent des algues sèches, considère en fumant sa pipe les ébats des jouteurs, et les cimiers scintillants des salaccos formant derrière lui une haie compacte. Il songe que les affiches municipales de France promettent pour le 14 juillet des réjouissances absolument analogues, et l’enthousiasme des indigènes lui remet en mémoire la joie bon enfant du populaire français. Les accordéons des bals publics, les orgues des chevaux de bois nasillent à ses oreilles qui se souviennent. Mais son âme claire et bien portante ne ressent aucune souffrance, à ce rappel de la patrie absente. La Cochinchine, terre d’exil, lui paraît infiniment préférable à la « douce » France. Il revoit, sous un ciel gris et maussade, des rues étroites, pavées de cailloux inégaux et noirs, bordées de hautes façades mélancoliques, des trottoirs suintants où déambulent des gens hideux, bouffis, mal bâtis, des gens dont les yeux crient l’envie et l’ennui ; et il se réjouit du peuple gai et bariolé, criant sous le ciel lumineux.

Hiên le Maboul et Bèp-Thoï, las d’être heurtés et bousculés par la populace remuante et braillarde, ont pris place sur la banquette d’un restaurateur. Ils ont nettoyé plusieurs soucoupes de vermicelle au gingembre, vidé un nombre incalculable de tasses de thé et bu plusieurs petits verres de choum-choum. Le jeune tirailleur boit sans entrain, cherche à s’étourdir, à se persuader qu’il lui sera facile de tenir ses promesses de sagesse ; l’ancien, que des mois passés dans la brousse et la chaleur de l’après-midi ont altéré, tarit son verre sans y penser et, l’alcool aidant, devient merveilleusement prolixe et abonde en réminiscences. Ce « Quatorze juillet » lui rappelle beaucoup d’autres fêtes pareilles auxquelles il lui fut donné d’assister :

— Moi qui te parle, j’ai vu des choses que tu ne soupçonnes même pas, que tu ne verras jamais. En 1900, moi et quelques autres vieux à médailles, montions la garde au Champ-de-Mars, à l’Exposition, à Paris, en France. La consigne était d’empêcher de fumer. Il arrivait de gros hommes en noir qui fumaient des cigares. Jamais je n’osais parler à ces beaux messieurs, qui ressemblaient à des mandarins ; mais, plus loin, ils rencontraient de hauts tirailleurs nègres qui n’avaient pas peur comme moi. Ces grands diables attrapaient les cigares, les jetaient par terre et marchaient dessus… Tout ça, c’est des souvenirs comme peu de gens en ont : tu comprends, après cela, que des pitreries comme celle-ci me laissent froid. J’ai vu mieux… Hein, qu’en dis-tu ?… Tu ne m’écoutes pas, mon garçon ?

Mécontent, le vieux grognard réclame du débitant une nouvelle rasade. La tasse aux doigts, il grogne interminablement :

— J’avais raison tout à l’heure de dire à l’Aïeul que la jeunesse d’aujourd’hui méprisait les avis des hommes mûrs. Elle ne sait même point marquer de l’intérêt aux souvenirs merveilleux dont les aînés peuvent régaler ses oreilles. Pendant que je cause, que je me dessèche la langue, ce polichinelle me tourne presque le dos et s’intéresse aux ébats de quelques hurluberlus qui se donnent du mal pour faire du bruit. Que diable peut-il apercevoir de si absorbant ? Des gamins qui tombent dans l’eau en beuglant, des sampans qui culbutent : en voilà assez pour faire rouler à ce grand niais des prunelles ahuries et inquiètes… Tiens, voilà Maÿ. Mâtin ! la magnifique tunique noire et qui commence à se tendre agréablement sur le devant !… Le derrière n’est pas mal non plus : ça gonfle et ça remue !… Allons ! un coup de reins et une œillade pour l’Aïeul !… Il ne te voit pas, ma fille, et j’ose dire qu’il s’en fiche. Un sourire au beau jeune homme couleur kaki, en smoking à revers !… Il rend à la main, celui-là… Ouvre l’œil, Hiên !… Il l’ouvre, le gaillard, et de manière inquiétante… Eh ! petit frère, tu as l’air de souffrir ! Ça ne va pas ?

Hiên le Maboul ne dit mot. La brise qui souffle de l’estuaire et lui apporte les relents de corylopsis envolés du mouchoir de Maÿ balaye jusqu’au souvenir de ses promesses. La tête lui fait mal, et le cœur. Devant ses yeux égarés, tout flageole, se brouille et s’efface ; à ses oreilles, la rumeur populaire ne parvient plus. La jalousie l’étreint ; il souffre en silence.

— L’alcool ne te vaut rien, proclame Bèp-Thoï ; te voilà gris dès le second verre !

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