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Hiên le Maboul

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XIX

Les travaux reprirent… De nouveau, les chansons et les marteaux des charpentiers sonnèrent sous les hangars étayés. La fourmilière des bûcherons s’égrena sur la route qui s’enfonçait dans la forêt noircissante. Les couvreurs découpèrent au-dessus des toits leurs silhouettes de singes babillards et brandissant des gerbes de paille. De nouveau, les bois durs gémirent sous la dent des scies, sous le tranchant des haches, ouvrirent avec des cris de colère leurs muscles compacts aux tarières brutales. Les manœuvres pataugèrent bruyamment dans la fosse à torchis, imitant le dandinement grotesque des buffles enlizés et répondant par des rires aux allocutions joyeuses que leur adressait leur chef d’équipe. Des groupes de spectateurs badauds et bavards s’accroupirent en files sur les talus du chemin.

Sous l’effort des wagonnets chargés, les rails retrouvèrent leur brillant d’acier neuf, étincelèrent entre les épis jaunes. Le marécage recula encore, envahi par le sable écroulé des bennes.

La joie affermissait les bras et les épaules lasses, rafraîchissait les poitrines ruisselantes de sueur, et, malgré le dur soleil embrasant les rizières, manœuvres, terrassiers, menuisiers, charpentiers, maçons, bûcherons, couvreurs conservaient assez de souffle pour enchanter leur tâche d’un refrain ou d’un éclat de rire.

Seul, Hiên ne retrouvait point son entrain de jadis. L’idée fixe, établie dans son cerveau, n’accordait plus au misérable amoureux une minute de relâche ; elle creusait ses joues flasques, enfonçait ses yeux sombres sous les arcades osseuses, secouait comme d’un frisson de fièvre ses mains noires où bleuissaient les veines saillantes. La tête basse, raidissant ses bras derrière la tôle oscillante, il n’écoutait point les harangues véhémentes de Nho.

— Pourquoi fais-tu cette figure d’enterrement ? Que te manque-t-il encore pour être heureux ? L’Aïeul est revenu et nous a déclaré qu’il ne s’en irait plus désormais ; l’adjudant Pietro nous a quittés sans espoir de retour ; les travaux ont repris. Nous sommes tous gais comme des pinsons ; toi seul es triste. Qu’as-tu enfin ? Es-tu malade ?

— Je ne suis pas malade, disait Hiên entre ses dents.

— Tu en as tout l’air pourtant. Tu maigris, tu as une mine de papier mâché et de drôles d’yeux : ils ont toujours l’air d’apercevoir quelque chose que nous autres ne voyons pas. Avec qui causes-tu tout bas ? Est-ce avec les esprits ?

— Peut-être !

— Va-t’en chez Thi-Teu la guérisseuse : elle te délivrera des mauvais esprits.

— Laisse-moi ! laisse-moi !

— Il y a des gens qui passent leur temps à se rendre malheureux eux-mêmes, grognait l’autre, mécontent. Débarrassés d’un souci, les voilà qui se forgent d’autres raisons de se ronger le cœur ?… Diable de Maboul !

Tandis que ses camarades raclaient à grands coups la benne retentissante, l’halluciné s’accroupissait sur les talons, la tête enfouie dans les mains, écoutait le rire pointu de Maÿ tinter à ses oreilles. Et les minces lèvres rouges, saignant dans le petit visage pâle qui se dessinait devant les yeux clos du fou, s’entr’ouvraient pour des révélations horribles :

— Regarde-moi, Hiên ! Pendant que tu t’échinais à pousser ton wagon, le jeune homme à casque plat est venu rôder près de la palissade. Il m’a fait un signe ; je l’ai suivi jusqu’à la maison rose que recouvrent les bancouliers. J’ai fait tomber ma veste courte, dénoué ma ceinture de soie verte, et ses mains ont pétri mon corps brun et ferme, mes seins frémissants. Il m’a donné des piastres neuves. Entends-les sonner, individu idiot !…


— Viens ici, Hiên ! cria l’Aïeul, un jour que le tirailleur rêvait ainsi sur le remblai. Je vais t’apprendre une nouvelle qui te ravira certainement. Le colonel t’octroie une permission de huit jours, sur ma demande : tu as besoin de changer d’air et de changer d’idées. Va dans ton village, parle avec la mer et la forêt ; écoute-les : elles savent les paroles qui guérissent les cœurs malades, elles auront pitié de toi qu’elles ont vu naître et grandir, qui connais leur langage. Tu guériras. Va, petit frère !…

*
*  *

La forêt compatissante ouvrit à l’enfant retrouvé ses clairières. Au flanc des bambous noircis que le coupe-coupe avait tranchés, des pousses nouvelles avaient jailli, vivaces et touffues. Les jeunes roseaux que Phâm-vân-Hiên avait vu sourdre du gazon se hérissaient d’épines tendres ; l’herbe drue avait submergé la pierre plate dont il faisait jadis son oreiller. Aux troncs des banyans, des lianes étaient mortes, lasses de l’attente ; d’autres avaient tapissé l’écorce de leurs feuilles vernies, de leurs fleurs étoilées. Des plaies fraîches saignaient sur les fûts pâles des gommiers.

Mais la forêt se souvenait : ses mille voix chuchotaient les refrains d’autrefois sur le même ton. Hiên reconnut le rire éperdu de la cascade raillant les roches éplorées dans leurs cheveux de mousse, le babil mystérieux des roseaux rapprochant leurs têtes nuageuses, le ronflement des crapauds-buffles hissés sur les racines boueuses des palétuviers, l’appel rythmé des huppes, l’hymne rageur des coqs, la plainte douce des tourterelles, le gémissement des singes batailleurs.

— Je n’ai point changé, semblait dire la forêt, reste avec moi, âme inquiète, reste avec moi… Baigne dans mes ruisseaux tes pieds que les cailloux du chemin ont ensanglantés ; allonge sur mon herbe molle ton corps brisé de fatigue. Ma rosée rafraîchira ton front que la fièvre brûle ; l’émeraude de mes aubes, l’or de mes midis, la pourpre de mes crépuscules chasseront de tes prunelles extasiées les visions malsaines ; j’emplirai tes oreilles de mon chant innombrable… Reste avec moi, pauvre âme affligée. Redeviens mon enfant sauvage et instinctif, primitif et inconscient. La sagesse est dans la contemplation de la nature. Regarde-moi, écoute-moi vivre. Entends-tu ? une loutre a bondi hors des roseaux, troué l’eau noire de la mare, qui se plisse de courtes vagues. Reconnais-tu le cri saccadé du gecko, dont les griffes égratignent la branche du teck ? Entre les buissons froissés un sanglier fuit, le groin levé, flairant la brise qui lui apporta l’inquiétude. Un craquement d’os : un chat-tigre plante ses incisives acérées dans l’échine frissonnante d’un rat musqué. Le tigre, roi des marais, erre dans la brousse qu’épouvante son aboiement enroué. Écoute-moi vivre, reste avec moi !…

Ainsi parlait la forêt maternelle. Toute la journée, Hiên l’écoutait, assis dans la clairière où, tout enfant et adolescent, il tailladait les bambous. Au crépuscule, blotti parmi les algues, il entendait la voix grondante de la mer qui l’invitait de même à la sagesse :

— Vois mes amants, les pêcheurs. Apprends d’eux à vivre sans autre amour au cœur que l’amour de mon visage éternellement changeant, éternellement pareil. Installés autour de la voile qu’ils ont déroulée sur le sable de la plage, ils tordent les cordages de rotin que mes vagues ont rompus d’un coup d’épaule, remplacent par un bambou neuf la vergue que mes tarets ont rongée. Écoute-les rire, ces gens heureux, dont la civilisation n’a point déformé le cerveau et compliqué la pensée. Après la rude journée de pêche, ils dormiront sur le varech parfumé et mon hymne inlassable bercera leur sommeil sans rêves. Viens à moi, pauvre être qui as voulu connaître la vie et qui as souffert par elle, viens à moi : je te donnerai la paix profonde que je dispense à mes amoureux, la paix profonde que recèlent les flancs transparents de mes houles, la paix profonde dont jouissent éternellement les noyés, allongés sur le fin gravier de mes abîmes…

La nuit descendait sur les vagues frangées d’écume crépitante, chassant Hiên le Maboul de la plage où tout à l’heure viendraient s’ébattre les bêtes féroces. Il suivait à longues enjambées les ruelles bordées de bambous où séchaient les filets. Derrière les jarres de grès brun que remplissait la saumure, les enfants et les jeunes filles le regardaient, les uns moqueurs et ricaneurs, les autres pitoyables à la peine devinée sur le visage osseux. Dans la hutte minable que secouait le vent, il s’accroupissait sur le lit de camp, où prenaient place le père et la mère, ridés, ratatinés et bavards.

— Te voilà mis comme un mendiant ! grognait le père. La boue a souillé ton pantalon et tes jambières, les ronces ont lacéré ton turban… Tu n’as guère changé !

Et les mains noires du vieux tremblaient sur les baguettes, nettoyant activement la soucoupe de riz.

Des notables entraient, buvaient une tasse de thé, considéraient le tirailleur.

— Il a grandi et s’est élargi, constataient-ils, mais il n’est pas devenu plus gai. Il semble qu’un chagrin le travaille.

— Laissez donc ! disait la mère, petite vieille criarde ; il a toujours ses yeux de toqué, voilà tout.

Les notables hochaient la tête.

— La ville ne te vaut rien, disait le maître d’école. Tu es un enfant de la brousse : hâte-toi de revenir vers la brousse. Ne laisse point les femmes de la ville te voler ton cœur. Il y a des années, mon fils est parti comme toi et je ne l’ai jamais revu. Des sampaniers m’ont dit qu’une fille lui avait jeté un sort, qu’il s’était enfui avec elle. Le maître d’école de Baria l’a vu, creusant un fossé, dans une rue de Saïgon, sous le rotin des miliciens et des gardes-chiourme. Il est mort, peut-être, maintenant… Prends garde, toi aussi ; méfie-toi des sortilèges. Veille sur ton cœur !

Tous partaient enfin. Hiên le Maboul restait seul sur le lit de camp, la nuque appuyée à l’étroit oreiller de paille. La forêt proche et la mer proche lui parlaient avec le vent qui faisait danser les images saintes sur les panneaux de papier rouge. L’oubli venait à lui avec l’air froid, qui soufflait entre les planches disjointes : il se crut guéri et fort.

— Je reviendrai vers vous, promettait-il au ressac, aux ramures bruissantes, aux chouettes hululantes. Dans quelques mois, je serai libre, et, durant ces quelques mois, votre souvenir et l’Aïeul me sauveront de la folie. Vous me reverrez joyeux et le cœur en paix. Je serai le bûcheron qui erre au petit jour dans les sentiers brumeux, qui aspire de ses poumons rajeunis le parfum des feuilles humides. Je serai le pêcheur campé sur le rouf des jonques décorées d’yeux sanglants, le pilote qui pèse sur le cordage de rotin tressé et manie du talon la barre du gouvernail taillé en forme de lyre. Je serai votre enfant à toutes deux, votre enfant insouciant et ignorant des choses humaines…

Il rejetait la couverture crasseuse, se dressait sur la natte où couraient les cancrelats affairés et cuirassés d’acier bruni, décrochait la hachette à tranchant étroit et rouillé, frottait de la paume la poignée poussiéreuse. Il tirait d’un coffre en bois de camphrier ses vieilles hardes déchirées et rapiécées qui fleuraient le bétel et la bruyère. La vase des palétuviers étoilait l’étoffe rougeâtre de larges taches noires ; les algues sèches la verdissaient ; la sève des gommiers lustrait les manches que les palmiers d’eau avaient griffées. Au fond de la caisse, dormait le vieux chapeau conique en feuilles de latanier, délavé par la rosée et les pluies, crevé par les branches basses.

Mais tandis que Hiên le Maboul, incliné vers le coffre en bois de camphrier, remuait les reliques et les senteurs de son passé et se persuadait de sa guérison, le souvenir de Maÿ revint à lui : Hiên lâcha le couvercle, qui se referma sur les guenilles affaissées et mortes, et serra les poings. Il vit la fillette, nue et rieuse, étendue, la hanche en l’air, à côté de l’ennemi… La vision s’envolait aussitôt, brève comme un éclair et, comme un éclair, aveuglante. Mais, dans le cerveau du malheureux, dans ses tempes, dans ses oreilles, le sang bourdonna. Il connut qu’il n’était point guéri et s’abattit sur sa natte en geignant. Vainement l’appelèrent le vent, la houle, les arbres désespérés.

A l’aube, il retourna vers la ville.

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