Hiên le Maboul
XXIII
L’Aïeul ouvrit la porte, par où pénétra l’aube grise et froide. Essoufflé et rouge, le sergent Cang le salua :
— Aïeul à deux galons, Hiên le Maboul est mort.
Derrière lui, Bèp-Thoï se détournait, pour que nul ne vît couler une larme sur ses joues flétries.
— Il s’est pendu à une branche du banyan qui est devant ma porte. J’ai défendu d’y toucher avant ton arrivée : à quoi bon ? Le corps était déjà glacé et raide : il devait être mort depuis des heures. Que faut-il faire ?
— Attends-moi !
Tandis qu’ils se hâtaient vers le camp, à travers le village endormi, le vieux sergent se lamentait.
— La vieillesse engourdit mon corps : je dors rarement, mais, lorsque le sommeil vient à moi, je suis pareil à un cadavre. Je n’ai pas entendu le cri d’agonie du malheureux ; d’autres l’ont entendu, mais n’ont point bougé, croyant que les malins esprits se battaient sur la plage… Et le pauvre fou est mort tout seul, et maintenant il est là, accroché à sa ceinture ; le vent remue les pans de sa veste, et l’on croirait qu’il va bouger encore ; mais il est bien mort… Il était fou, bien sûr ! Il y a longtemps que sa folie couvait, mais, hier soir, elle a éclaté tout à fait. Ma fille Maÿ, qui était allée au marché, est revenue en courant, échevelée, sa tunique déchirée et tachée de boue, hurlant d’épouvante, nous criant de fermer la porte, que Hiên la poursuivait et voulait la tuer. Elle claquait des dents et la fièvre la tenait. Je n’ai pu savoir où elle avait rencontré le malheureux furieux… Il a dû errer ensuite dans la nuit pour fuir la folie, mais elle l’a rattrapé et voici qu’elle a fait son œuvre…
— Oui, dit l’Aïeul, c’est elle qui l’a persuadé de mourir.
— Le voilà !
Dans la lumière incertaine, l’Aïeul vit son enfant mort : il lut dans les yeux vitreux, dans les bras allongés, l’accablement, l’infinie lassitude, le désespoir qui avaient inspiré à l’âme tourmentée le désir du sommeil sans rêves et sans terme.
Les petits soldats attentifs déposèrent le vaincu sur un brancard, abaissèrent sur le regard farouche les paupières noires, rendirent à la face toute sa beauté sauvage, lui donnèrent la sérénité qu’il n’avait jamais connue. Comme sonnait le réveil ils couchèrent leur camarade sur une natte où pleuvaient les pétales des flamboyants…
Vêtu de blanc, coiffé de son salacco, Hiên dormit toute la matinée à l’ombre des flamboyants, veillé par Phuc et par Nho, bercé par les chansons des vagues et des bambous ; et sa figure paisible, tournée vers le ciel incandescent, semblait joyeuse du grand soleil épanoui, des feuilles tendres qui jaillissaient des bourgeons éclatés, des moineaux qui pépiaient dans la paille des toits, des papillons indécis… Cependant les marteaux des charpentiers cognaient à grands coups sourds les planches du cercueil et les sanglots des deux gardiens accroupis leur répondaient.
* *
— Aïeul à deux galons, dit Cang, c’est toi qui représentes la famille absente : il t’appartient de donner des ordres. Tout est prêt : le bonze et le catafalque sont là.
L’Aïeul s’avance vers le cercueil ouvert ; il soulève le voile de papier grenat qui recouvre le visage de Hiên le Maboul et lève la main, selon les rites. Les charpentiers rabattent le massif couvercle de teck et frappent sur les clous de cuivre : l’humble tirailleur est prisonnier dans son étroite caisse laquée et incrustée de nacre. Car le maître a voulu que son serviteur reposât dans un cercueil de riche : comme un mandarin, le gueux sera trimbalé dans le beau catafalque doré, pavoisé d’oriflammes rouges et blanches ; bonzes, chanteurs, pleureuses et musiciens, grassement payés, ne lui ménageront ni les grimaces, ni les hurlements, ni les lamentations.
Les pétards éparpillent dans la poussière leurs tubes déchiquetés et noircis. Le gong, les tams-tams emplissent la baie de leurs pulsations sonores ; les flûtes soupirent langoureusement, les violons à deux cordes nasillent. Et le cortège se met en marche, le long de la baie scintillante où courent des frissons lumineux.
En avant, chemine le bonze qui, par les routes convenables, mènera l’âme du défunt jusqu’à la tombe et jusqu’à l’éternité sereine. Le bâton à la main, il écarte les ombres malveillantes et les gamins qui se bousculent sur la chaussée, dans leur joie de prendre part à cette magnifique cérémonie. Ensuite défile l’interminable procession des brancards où sont étalées des victuailles : cochons rôtis et peints au vermillon, régimes de bananes, gâteaux de riz, jattes de nuoc-mâm, toutes bonnes choses dont est supposé se nourrir le mort, mais qui serviront ce soir au repas de funérailles. Des garçonnets agitent des banderoles d’étoffe blanche, où des caractères à l’encre de Chine exaltent les vertus de Hiên ; et, comme l’écrivain qui les rédigea fut élu entre les plus habiles de sa corporation, les habitants du village s’extasient sur le choix heureux des épithètes flatteuses qui sont accolées au nom du mort. Deux porteurs balancent sur leurs épaules un coffre pourpre où s’érige la Tablette, planchette double où sont inscrits les noms, prénoms, titres qui furent la propriété de Hiên.
Quarante robustes sampaniers chancellent sous les énormes madriers de teck sculpté que couronne le catafalque en forme de pagodon : derrière les panneaux à jour plaqués de cuivre doré et de clinquant, le cercueil est enfermé. Vers lui les baguettes d’encens envoient leur légère fumée bleue ; vers lui montent les grincements des violons, les battements précipités des tams-tams, les ronflements des gongs, les trilles des flûtes, les cris aigres des chanteurs psalmodiant des litanies baroques, le cliquetis de la coquille de bois que frappe à tour de bras un tirailleur, les hululements des pleureuses voilées de crépon blanc et courbées derrière le catafalque.
Deux vieillards effeuillent des carrés de papier argenté et doré qui figurent d’incalculables trésors : les mauvais esprits qui pullulent et guettent la pauvre âme sont généralement cupides, et pendant qu’ils se ruent sur les lingots d’or et d’argent, dont la route est jonchée, le mort se hâte vers la fosse, où cesse tout risque de poursuite.
Derrière le cercueil, l’Aïeul conduit le deuil. Bien plus que le vieillard indifférent qui, à cette heure, s’éveille de la sieste dans le village lointain, il est le père du pauvre hère que cahotent les épaules lasses des sampaniers. Une vraie douleur de père le bouleverse, tandis qu’il se redresse dans le dolman de toile blanche à boutons d’or. Sous la visière basse du casque, ses yeux clairs, qui semblent considérer les hampes des oriflammes et les cagoules des pleureuses, évoquent inlassablement le simple et naïf compagnon que la vie a dégoûté de vivre.
Il s’accuse de faiblesse et d’imprévoyance : pourquoi a-t-il cédé aux supplications de l’innocent qui voulut acquérir la science mauvaise ?
Pourquoi l’a-t-il aidé dans sa recherche de l’amour qu’il savait devoir aboutir à la désillusion ? Pourquoi enfin, à l’heure où la tentation de la mort rôdait autour du cerveau fou, n’a-t-il pas veillé sur le sauvage désarmé et qui ne pouvait se garder seul ?… Il songe que, ce soir, dans la maison vide, les grosses mains noires ne se poseront pas sur son genou, les bons yeux luisants ne lui donneront pas leur caresse confiante. Il songe que toute sa philosophie légère et insouciante est impuissante à lui fournir une seule formule de consolation vraie. Une fois de plus, en face de la mort, il pleure, silencieusement et sans larmes, ses croyances envolées.
Sur la route écarlate sonnent les semelles ferrées des sous-officiers français ; puis viennent les tirailleurs en grande tenue, martelant la terre dure de leurs pieds nus, et les femmes, et le village tout entier.
* *
C’est fini. On a mis sur le cercueil des bâtonnets, du riz et des œufs, et les fossoyeurs ont rejeté sur Hiên le sable chauffé par le soleil. Tous les gens qui sont venus accompagner le mort sont retournés vers la vie. L’Aïeul est parti, longtemps après les autres, entraîné par Bèp-Thoï qui s’est hasardé à le prendre par la main pour l’emmener.
Hiên le Maboul sommeille dans son cercueil de teck laqué, et le crépuscule tombe sur lui… Il dort, au flanc de la dune qu’empanachent les aréquiers aux palmes bavardes. A ses pieds ondulent les rizières plates où planent les crabiers, où déambulent les graves marabouts, où coassent les crapauds-buffles charmés de la soirée fraîche.
Là-bas, dans le feuillage terne des banyans pâlissent le toit rouge et les vérandas roses de la maison de l’Aïeul. Entre les fûts inclinés des cocotiers las, les vergues brunes des sampans se balancent sur la baie cuivrée. La lisière de la forêt proche s’enténèbre.
Hiên le Maboul, qui voulut goûter de la vie et que la vie écœura, dort paisiblement, et les voix tristes de la mer et des arbres bercent son sommeil sans rêves.
Hengay-Lam (Tonkin).
FIN
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