Hiên le Maboul
XVII
La voix rauque de l’adjudant proféra des commandements et, quatre par quatre, les tirailleurs sortirent du camp dans l’aube grise. Ils défilèrent silencieux et farouches, dans les rues qui s’éveillaient ; les chiens errants jappaient sur les talons ; la hotte sur le dos, des sampaniers cheminaient en longue file sous les cocotiers inclinés : joyeux de leur pêche nocturne, ils saluèrent la colonne de lazzi égrillards. Stupéfaits de ne point rencontrer l’écho de jadis, ils se turent, redoutant d’avoir troublé quelque grave cérémonie militaire.
Les chantiers du camp nouveau alignèrent au-dessus des talus envahis par l’herbe leurs charpentes inachevées, rongées par les termites, et leurs murs de torchis jaunissant. La clarté blême du petit jour aggravait la tristesse du terre-plein désert où gisaient dans le sable les bennes rouges des wagonnets, pareilles aux tronçons d’une coque échouée.
Les tirailleurs détournèrent la tête : trop de souvenirs habitaient ces cases vides et ces hangars croulants. Hiên tâcha de fermer les yeux : trop longtemps il avait poursuivi en vain l’ombre de l’Aïeul à travers le camp abandonné ; dans son cœur las, abreuvé de trop de chagrins, il n’y avait plus de place pour l’espoir ; l’absent tardait trop à revenir… Invinciblement, sa marche se ralentissait ; ses jambes semblaient le river au sol…
— Avance, Hiên, avance : l’adjudant te regarde, dit son compagnon en le prenant par le bras.
Le sabre court sonnait sur les pavés ; le désespéré fit un effort pour s’arracher à la torpeur qui le gagnait et trotta lourdement, comme un âne trop chargé.
La compagnie pénétra dans la forêt ; les sections se dispersèrent. Hiên et Nho suivirent une patrouille que le sergent Cang guida. Derrière les hautes fougères, le tyran disparut.
Hiên écouta craquer les branches tombées que brisaient les pieds nus ; d’autres patrouilles, filant par des sentiers voisins, semblaient des hardes de sangliers froissant les feuilles mortes. De la brousse touffue montait le parfum iodé de l’humus séculaire et inviolé, l’âcre odeur des bruyères teintées de rose, le relent fauve de l’eau croupie. Sur la terre grasse, que les pluies avaient ravagée, se tordaient les racines brunes, pareilles à des pythons monstrueux.
La patrouille fit halte dans une clairière, au bord d’une mare obscure ; des arbres géants étendaient sur elle le dais de leurs branches enchevêtrées : banyans aux troncs enrubannés de lianes, tecks élancés et droits aux feuilles de carton terne, gommiers balafrés de coupures béantes qui distillaient la sève sirupeuse et blanche. Dans la boue piétinée par les chevreuils pointaient les tiges vert tendre des herbes naissantes.
Hiên huma l’odeur de la forêt, et son cœur déborda. Toutes ses peines vinrent à lui à la fois, au rappel des parfums familiers : l’exil, les tortures de l’initiation, les brèves minutes de joies évanouies, les épouvantes de chaque instant, les coups meurtrissant sa face douloureuse, et l’amour malheureux, et l’atroce jalousie… Il arracha de son épaule la bretelle du mousqueton, jeta l’arme loin de lui et s’abattit dans le gazon trempé de rosée, la figure entre les mains. Il pleura, avec des hoquets et des râles qui retentissaient dans la clairière endormie.
— Quelle misère ! gronda Nho. Et l’Aïeul qui ne revient pas !… Aïeul à deux galons, pourquoi nous as-tu abandonnés ?…
Il s’exaspérait, hurlait à son tour.
— Tais-toi, dit le sergent Cang. Ne trouble pas le malheureux qui crie sa peine aux esprits de la forêt… Laisse-le pleurer en paix !…
Ils s’assirent sur une souche, écoutèrent en silence la déchirante lamentation qui tantôt retentissait, vibrante et sinistre, sous la voûte des banyans, et tantôt s’apaisait, basse et douce comme une plainte d’enfant. Nho se rapprocha de Cang :
— Maître sergent, dit-il, maître sergent, il faut écrire à l’Aïeul : il faut que l’Aïeul sache et qu’il revienne… Écris à l’Aïeul !…
Cang hocha la tête :
— Que lui dirai-je ?
— Tu lui diras que nous souffrons…
— C’est vrai, nous souffrons… Mais faudra-t-il lui dire que nous souffrons par la faute d’un Français ?… Pourra-t-il croire, lui qui est juste, lui qui est bon, à l’injustice et à la méchanceté ? Ne me parlera-t-il pas ainsi : « Cang, tu es un mauvais sous-officier ; tu manques à ton devoir : tu dénonces ton chef parce qu’il est sévère et sans indulgence. Tu portes contre lui de terribles accusations, parce que tu ne l’aimes point… Je sais, je sais que tes compatriotes ont ainsi dénoncé faussement des gradés parce que ceux-ci ne leur plaisaient pas. Cang, tu mens !… »
— L’Aïeul ne croira pas que le vieux Cang puisse mentir !
— Il me dira : « Réfléchis bien ! Tu prétends que l’adjudant vous insulte, qu’il lève son bâton sur vous. Songe que, s’il a commis cette faute grave, les mandarins à cinq galons s’indigneront contre lui, le châtieront : car de telles actions sont contraires aux lois françaises et aux règlements, et les chefs puniront sévèrement l’homme coupable d’avoir manqué aux lois et aux règlements. Les chefs haïssent la brutalité ; mais le mensonge les écœure, et, si tu as menti, si tu as calomnié ton supérieur… »
— L’Aïeul saura distinguer la vérité !
— Il ne me croira point…
— Il te croira !
— Où lui adresserai-je ma lettre ?…
— Après l’exercice, pendant la sieste, nous interrogerons les sampaniers… Nous monterons sur les jonques qui sont dans la baie des Cocotiers, et nous demanderons aux pêcheurs d’Annam s’ils n’ont pas vu notre maître… Il faut que l’Aïeul sache !…
Des coups de feu lointains s’espacèrent… Hiên se leva, blême et titubant, et suivit la patrouille qui se glissait dans la brousse.
* *
Nho donna un dernier coup d’aviron : le canot vira dans l’eau dorée, vint se coller contre la coque couturée d’une jonque. Des sampaniers accoururent, se penchèrent sur le bordage, saisirent le vieux Cang par les aisselles, le hissèrent sur le pont où séchaient des queues de raies et des peaux de requins.
Autour du terrien, que le tangage inquiétait, les hommes de la mer, leurs femmes hâlées et rieuses, leurs enfants nus et basanés firent cercle, se poussant du coude, grimpant sur les rouleaux de cordages et jusque dans les agrès. Tous à la fois, ils questionnaient le sergent ; des jonques voisines, rangées bord contre bord, d’autres curieux accouraient, avides de connaître le motif de cette visite inattendue :
— Que veux-tu de nous, oncle sergent ?
— Pourquoi es-tu venu sur notre barque ?
— Que se passe-t-il ?
Cang ne répondait rien, demeurant adossé à l’embrasure d’un panneau, déplorant en silence le manque total d’éducation dont faisaient preuve ces marins.
Un vieillard le guida par la main, écarta du poing les indiscrets, fit asseoir son hôte sur une natte :
— Apportez au grand mandarin du thé et du bétel ! commanda-t-il.
Il prit place lui-même sur la natte en face du sergent, lui tendit une cigarette. Et Cang lui demanda :
— N’as-tu pas vu, dans tes voyages, n’as-tu pas vu mon maître ?
— Qui est ton maître ?
— L’Aïeul à deux galons.
— Ton maître est donc un vieil homme ?…
— C’est un homme très jeune, qui a des yeux clairs et souriants, des moustaches tombantes et couleur de maïs, et qui porte sur ses manches deux galons d’or. C’est un homme qui est bon avec les Annamites, qui leur parle avec une voix très douce, dans leur langue, qui donne des remèdes aux malades, aux petits enfants des sous et des caresses, qui sait lire dans nos livres et connaît nos légendes et nos poèmes… Il est instruit, il est sage comme un homme très âgé, et c’est pourquoi nous l’appelons notre Aïeul…
— Dans quelle région se trouve-t-il ?
— Il est parti par la grande route qui va de Saïgon à Hué, et, depuis son départ, nous n’avons pas eu de ses nouvelles… Quelqu’un des tiens l’a-t-il vu ?
— L’Annam est immense ; les ports où sont armées nos jonques sont innombrables : les unes ont été lancées à Nha-Trang, d’autres à Phan-Rang, d’autres à Phan-Tiet, d’autres à Cam-Ranh… Mais nous sommes des gens de la côte et jamais aucun de nous ne se risque à remonter les torrents, à pénétrer dans la montagne…
— Mais les montagnards viennent vendre les cardamomes aux villageois des plaines : peut-être un marchand, causant avec les tiens, a-t-il pu parler de mon maître ?…
— Peut-être… Holà ! vous autres, ouvrez vos oreilles : quelqu’un d’entre vous a-t-il ouï parler d’un certain Aïeul à deux galons ?
— Moi ! moi ! crièrent plusieurs voix.
— Moi, je l’ai vu !
Un jeune pêcheur sortit du cercle, s’avança près de la natte et répéta :
— J’ai vu l’Aïeul !
Un soir, sur la place étroite d’un hameau perdu, à la lisière des bois profonds, il avait vu la foule des paysans et des bûcherons assemblée autour du banc où trônait un officier, un lieutenant. Cet officier, que les notables nommaient : « l’Aïeul à deux galons », narrait une histoire que les campagnards écoutaient, bouche bée ; des garçonnets et des fillettes jouaient à ses pieds ; un tirailleur à barbiche blanche allait et venait parmi les groupes…
— C’est lui, dit Cang, c’est mon maître !
Alors il fit aux sampaniers consternés le récit des souffrances endurées par leurs frères militaires ; il dit les humiliations et les outrages quotidiens, et la folie de Hiên, et l’appel unanime des opprimés à la justice de l’absent…
— Écris-lui, conseilla le vieux chef, fais écrire à ton maître, ce soir, par l’écrivain public qui se tient au marché, une lettre qu’une de nos jonques portera. Celui-là, qui a vu l’Aïeul, sera chargé de lui remettre ta plainte et lui répétera tes paroles…
* *
— Relis maintenant ! dit Cang.
L’écrivain public assura sur ses oreilles les tiges de ses besicles, prit la feuille à deux mains, l’approcha de la mèche charbonneuse du quinquet, et lut :
« Reviens, Aïeul à deux galons. Tu as déjà trop tardé. Après ton départ, le joug a été replacé sur nos cous, plus lourd encore parce que le bouvier avait des rancunes à satisfaire… Le sous-lieutenant est bon, mais il ne voit rien et nous n’osons nous plaindre à lui, car Pietro l’a persuadé que la race annamite était fourbe et dissimulée et que nous étions méchants entre les méchants.
» Et l’adjudant est maintenant le maître incontesté. S’il se fût contenté, comme autrefois, de distribuer des jours de consigne, des injures et des coups de pied, nous eussions retrouvé, pour endurer le supplice, notre résignation d’autrefois ; on eût courbé l’échine et invoqué ton nom en silence… Mais il a fait pire : se souvenant que tu avais tiré une première fois Hiên de ses griffes, il s’est acharné contre ton protégé. Du réveil à l’extinction des feux, il se complaît à le torturer, à l’abrutir, à l’épouvanter, de sorte que l’être simple est en train de retourner à ses ténèbres : peut-être reviendras-tu trop tard pour lui rendre une deuxième fois la lumière.
» Pardonne à ton vieux serviteur d’avoir osé t’écrire ces choses… Je sais que cela n’est point conforme à la discipline ; mais n’est-il pas permis au soldat qui a servi fidèlement pendant des années d’élever sa voix en faveur de ses frères d’armes malheureux ?
» J’ai trente ans de services, Aïeul : pendant trente ans, des officiers français et des sous-officiers français m’ont commandé ; les uns étaient affables et doux comme toi ; d’autres étaient rigides et inaccessibles, mais tous étaient justes, et j’obéissais, et tous les tirailleurs annamites obéissaient avec joie… Celui dont je te parle est injuste et cruel, et jamais je n’avais rencontré son pareil.
» Nous plions encore devant lui : le jour est proche où le vase trop plein débordera de toutes parts, où les victimes frémissantes s’insurgeront…
» Hâte-toi, Aïeul à deux galons : tes petits-enfants crient vers toi et se lassent de n’être point entendus… Hâte-toi !… »