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Hiên le Maboul

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II

Le clairon traversa la route, s’avança jusqu’au bord de la digue de pierres sèches et sonna le réveil. Les notes alertes prirent leur essor vers la baie, chantèrent sur la montagne où flottaient encore les dernières brumes de la nuit et, par-dessus les dunes boisées de la presqu’île, s’envolèrent vers l’orient et vers la mer.

Dans l’aube terne, le camp s’anime ; les cases de torchis peint à la chaux ouvrent leurs persiennes noires ; des moineaux pépient tumultueusement sur la paille des toits ; dans leurs cages de rotin accrochées aux poutres des vérandas, des merles-mandarins sifflent à plein gosier ; les mulets s’ébrouent dans les écuries ; un bœuf à bosse chemine d’un pas placide par la cour sablée, où pleuvent les cosses noires des flamboyants.

Des sergents européens, debout, le dolman de toile déboutonné sur leurs poitrines velues, le bol de café dans une main, une tranche de pain dans l’autre, se lancent des lazzi et leurs rires de braves gens bien portants résonnent dans l’air frais.

Derrière la palissade de bambou, des bambins tout nus et déjà rouges de la poussière du chemin piaffent comme des poulains.

Les allées écarlates se peuplent de tirailleurs qui se hâtent, le mousqueton sur l’épaule, les brides de la jugulaire flottant sur le veston kaki.

A un second appel du clairon, la compagnie se rassemble sous les flamboyants. L’adjudant Pietro, son sabre court à large fourreau battant ses jambes trapues et cagneuses, préside avec des jurons à l’alignement des salaccos posés à plat sur les chignons huilés et des pieds nus aux orteils écartés. Comme presque tous les Corses, il juge qu’un peu de l’âme du grand empereur a passé en lui. Les mains croisées derrière le dos, l’œil mauvais et méfiant, il s’introduit entre les rangs, vérifie l’astiquage irréprochable des boutons de cuivre, des plaques de ceinturon, mire dans les cartouchières cirées la courbe de ses moustaches.

A son passage, les petits guerriers bronzés se raidissent, frémissants, et plus d’un, qui travailla de son mieux pour satisfaire le tyran et qui se vit cependant octroyer « quatre jours », appelle de tous ses vœux mélancoliques l’Aïeul à deux galons. Plus d’un évoque les yeux bleus toujours souriants, la moustache blonde et fine, retroussée joliment, du justicier.

C’est à lui que pense Hiên le Maboul, Pietro s’étant arrêté devant le misérable. De son cœur tressaillant s’élève comme une prière muette vers cet être inconnu et bon, de qui viendront peut-être, un jour, toute justice et toute pitié. Car Hiên n’est pas heureux. Les coups et les injures ont plu sur ses épaules maigres et il désespère.

Pietro se campe, napoléonien, devant la recrue :

— Alors le métier n’entre pas ?

Non, le métier n’entre pas, et, d’heure en heure, au contraire, Hiên le Maboul devient plus abruti et plus fou, plus « maboul ».

La voix aigre de l’adjudant le paralyse : le mousqueton s’échappe de ses doigts frissonnants et s’abat sur le sol avec un bruit de ferraille.

Les quatre sections sont figées. La main poilue aux ongles noirs saisit l’oreille du maladroit et la secoue furieusement ; et voici que s’écroule, à son tour, le salacco, puis le turban, et le chignon se déroule sur le dos étique, qui se ploie de terreur… La colère de Pietro déborde en jurons redoublés ; comme sa science de la langue annamite se borne aux termes les plus grossiers, il les jette à la tête de l’imbécile. Celui-ci a croisé ses bras devant sa figure, dans l’attitude de la supplication ; avec des gestes cassés et saccadés de polichinelle, il rajuste l’équipement en désarroi, ramasse le mousqueton poudreux.

La compagnie s’en va, au chant morne des clairons : il suit la compagnie, sautillant sans succès pour se mettre au pas. Pitoyable à la détresse de Hiên, le petit fourrier français qui marche à côté de lui l’encourage et le conseille : Hiên ne l’entend pas. Il ne remarque pas Maÿ debout près de la porte et riant de toutes ses dents brunies par le bétel. Il ne voit et n’entend plus rien que sa forêt qui vibre et chante dans son cerveau d’enfant sauvage.

*
*  *

La place du Marché, où pivotent les sections, s’emplit de lumière dorée ; le soleil levant allume de petites flammes éblouissantes aux pignons historiés des boutiques chinoises, aux dorures des pancartes laquées qui se balancent le long des éventaires ; il avive le rouge cru des fleurs des faux-cotonniers, le plumage sombre des merles-mandarins qui se chamaillent sur les branches sans feuilles et chargées de pétales sanglants.

Les baïonnettes étincellent au-dessus des salaccos miroitants. Dans la chaleur naissante, les quatre sections manœuvrent avec des commandements brefs de gradés, des chocs de crosses contre les trottoirs, des piétinements dans le sable mou. Sous un flamboyant, Hiên le Maboul, les yeux hors de la tête, les veines du cou gonflées et pourpres, sue à grosses gouttes et, pour la millième fois, essaye de déchiffrer les mystères de la mise en joue. Pour la millième fois, le sergent Cang lui a tenu de longs discours inintelligibles, lui a « montré le mouvement » ; mais les minutes passent et les progrès sont nuls. En vain a-t-on donné au retardataire un instructeur spécial ; en vain le sergent Cang, tour à tour exaspéré et insinuant, menace-t-il la recrue du poing fermé ou l’exhorte-t-il éloquemment. Hiên fait de son mieux, mais en vain ; ses pesantes mains de bûcheron accoutumé au « coupe-coupe » se crispent sur le fût de bois ; ses membres engourdis refusent de se plier aux mouvements compliqués qu’on leur demande.

Les objurgations violentes, les explications ne font qu’empirer le désarroi de son cerveau. Il comprend de moins en moins, et, découragé, stupide, n’écoute même plus les harangues du sergent.

Les rires des marmots annamites accroupis en cercle autour de lui ne cessent de tinter, car de son crâne impuissant roulent sans interruption de larges gouttes, qu’il essuie d’un geste accablé et mécanique. Il songe que, tout à l’heure, au camp, un autre supplice, le cours de français, l’attend, qu’après la sieste ce sera la théorie, puis encore l’exercice.

A quoi bon ? à quoi bon ?… N’est-il pas évident dès maintenant qu’il sera tout à fait impossible de faire de lui un tirailleur ? Puisque son cerveau est trop lent, ses membres inhabiles, pourquoi, pourquoi lutter ainsi ? Qu’on le renvoie à sa forêt, à ses bambous bruissants !… Puisqu’on ne le renvoie pas, Hiên rêve de déserter.

*
*  *

Le soir est venu. Le clairon a sonné la berloque. Hiên le Maboul s’est débarrassé de son harnois de guerre et maintenant, installé sur une natte devant la case du sergent Cang, il attend l’heure de la soupe et se remémore les divers incidents qui marquèrent cette journée.

Ils sont rares et en tout pareils à ceux d’hier et à ceux de demain. Hiên a beaucoup appris et n’a rien retenu. En revanche, les imprécations de Pietro tintent encore à ses oreilles et sa joue gauche, encore rouge, se souvient du soufflet qu’y appliqua la main vigoureuse de l’adjudant. Décidément, cette vie nouvelle est triste, effroyablement triste !

Hiên a envie de pleurer : pour tromper sa peine, il examine sa prison. Entre la montagne et la baie, le camp aligne ses toits de paille jaune, cases de sergents européens, enveloppées de feuillage fleuri, cases de tirailleurs, écuries, infirmerie. Plus près, le camp des tirailleurs mariés, longues cabanes de torchis divisées en compartiments de quatre mètres carrés. Puis la route bordée de frangipaniers qui s’en va vers le Phare, parmi les massifs de bambous et les rochers moussus où bouillonne l’écume.

Ce Cap-Saint-Jacques, avec ses deux montagnes vertes dressées de chaque côté de la baie des Cocotiers, est odieux au prisonnier nostalgique. Il méprise cette mer cuivrée par le soleil couchant, parce que ce n’est pas sa mer ; il méprise ces sampans qui replient leurs voiles couleur d’ocre, parce qu’ils ne sont pas les sampans de Phuôc-Tinh ; il méprise ces frangipaniers, ces eucalyptus, ces flamboyants, parce qu’ils ne sont pas ses arbres. Affalé sur sa natte, il rumine des pensers amers.

— Écarte-toi donc, grand bêta !

La dure voix de Maÿ le tire de sa torpeur. La fillette dispose sur la natte des tasses de riz, des soucoupes de crevettes, des bols de saumure où baignent des piments rouges ; auprès de chaque soucoupe, elle range des baguettes de bois noir.

Voici l’heure du « repas des fauves », suivant le mot de Pietro : devant chaque maisonnette de tirailleur marié, les femmes couvrent de nattes la terre battue, et leurs pensionnaires, les tirailleurs célibataires, « les fauves » prendront place autour de ces nattes pour le repas du soir.

La femme du sergent Cang nourrit ainsi, outre Hiên, cinq petits guerriers. Les voici qui viennent, riant et se bousculant ; on s’accroupit en cercle autour des soucoupes et celles-ci résonnent des chocs précipités des baguettes.

Soudain le jeune soldat, bousculé sournoisement par son voisin, s’étale à la renverse dans la poussière ; il se relève, furieux, le dos rouge et la figure barbouillée de sauce brune. Il veut parler, mais l’énorme bouchée de riz qu’il engouffrait au moment de sa chute l’étrangle et étouffe ses cris de colère.

Le vieux Cang, impassible, lisse de la main droite sa barbiche grisonnante et rien n’apparaît sur sa face tannée ; mais la figure ridée de Thi-Baÿ, sa digne épouse, se convulse de joie et Maÿ rit d’un rire aigu. Les cinq loustics se frappent les cuisses et se prodiguent des bourrades amicales, marques de grande jubilation. Des nattes voisines, les brocards cinglent comme la grêle.

— Comment as-tu fait pour te remettre sur tes pattes, tortue famélique ?

— Frise donc tes moustaches de nuoc-mâm[5].

[5] Sauce épicée, très employée dans la cuisine annamite.

— Regardez ce caïman de Baria ! Il a encore de la boue de palétuvier sur le menton !

La bouchée de riz est enfin avalée. Blême de rage, Hiên le Maboul résout de faire un éclat : car la scène s’est passée sous les yeux de Maÿ, et il ne veut pas qu’on le ridiculise devant Maÿ.

— C’est toi qui m’as heurté ? demande-t-il d’une voix éraillée par la fureur.

— Mais non ! mais non ! C’est un ma-couï[6] !

[6] Diable.

— C’est toi !

Les bras maigres brandissent au-dessus de la chevelure embroussaillée des poings menaçants et bosselés. L’hôtesse ne ricane plus ; Cang cesse de caresser sa barbiche. Mais la voix fraîche et paisible de Maÿ rétablit soudain l’ordre :

— Assieds-toi, individu idiot, et tiens-toi tranquille !

Les poings s’abaissent, le pauvre être s’incline devant la volonté de cette fillette qui le domine ; il rit d’un large rire imbécile, espérant se concilier ainsi la faveur de la toute-puissante petite divinité ; il rit et essuie à la doublure de son veston kaki ses moustaches de sauce.

— Ha ! ha ! ha ! raillent les soldats en chignon.

Il se rassied, stupéfait lui-même d’avoir pu se départir de sa placidité coutumière. Mais aussi pourquoi l’a-t-on bafoué devant Maÿ ? En dépit du sourire naïf qui découvre ses canines de loup, il sent gronder encore en lui sa rancune : Maÿ s’est moquée de lui ; elle se moque encore de lui, de toutes ses lèvres pincées, de toutes ses paupières abaissées sur ses yeux ironiques. Et puis son veston est taché de nuoc-mâm et de terre rouge mêlée de crachats.

Heureusement, voici que circulent les cigarettes et les chiques de bétel. Hiên badigeonne délicatement de chaux rose une feuille humide, il enroule cette feuille autour d’un morceau de noix d’arec et mâche silencieusement ; de temps à autre, il se détourne et crache de la salive rouge… Mais ni le bétel ni la fumée des cigarettes ne chassent ses mauvaises pensées ; il est mécontent d’autrui et mécontent de lui-même, qui sottement s’inquiète de complaire à une quelconque pécore. Cependant il jette à la dérobée vers le petit visage immobile et indéchiffrable des regards implorants de chien battu.

La nuit est venue tout à fait : sur la route du Phare se poursuivent, avec des sonnailles de grelots, les lanternes des victorias qui ramènent de la promenade quotidienne les élégants du Cap.

Les tirailleurs organisent un concert. Un artiste gratte avec une baguette de rotin l’unique corde d’acier d’un luth en forme de petit cercueil : un autre promène des ongles démesurés sur les treize fils de cuivre d’une cithare demi-cylindrique ; un autre tire d’une flûte de bambou à six trous des sons langoureux ; un autre racle avec l’archet d’ébène les deux boyaux d’un violon qui ressemble étonnamment à une énorme pipe de bois noir. A des exécutants de rang inférieur revient l’honneur moindre de scander sur le tam-tam et sur le gong le rythme de la mélodie.

Le persécuteur de Hiên, celui qui tout à l’heure précipita l’« individu idiot » dans la poussière, s’attribue le rôle principal : il chante une mélopée interminable, tantôt hurlée à plein gosier, tantôt susurrée comme un soupir. Ne s’avise-t-il pas, entre deux roulades, de couler vers Maÿ des œillades provocatrices et ne semble-t-il pas que la fillette les accueille d’un sourire encourageant ?

Hiên le Maboul a mal aux nerfs. Cette musique aggrave sa nostalgie. Ah ! oui, certes, il en a assez : sa mémoire se refuse obstinément à s’assimiler les théories des gradés ; ses membres demeurent malhabiles aux gestes du métier des armes ; ses instructeurs l’injurient ; l’adjudant le frappe ; Maÿ se moque de lui.

Cette vie de tirailleur ne lui procure que des coups et des soucis : il en a assez ! A Phuôc-Tinh du moins il ne recevait que rarement des horions : les filles ne lui inspiraient que méfiance et dégoût, et pas une ne pouvait se vanter d’exercer sur lui cette fascination bizarre qui le rend esclave du moindre regard de Maÿ.

Oui ! oui ! il s’en ira ! Il retournera vers sa clairière, vers la paix sereine des après-midi ensoleillés que l’on trouve dans la forêt. Toute son âme de rustre appelle la liberté et crie vers la brousse.

Hiên le Maboul se sent misérable et, le dos tourné à l’orchestre, il essuie avec ses énormes poings de grosses larmes qui roulent sur ses joues brunes.

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