Hiên le Maboul
XXII
— Je n’irai pas chez l’Aïeul, se répétait Hiên, enfermant dans sa caisse ses vêtements de travail, je n’irai pas chez l’Aïeul ce soir. Il verrait mon trouble, me questionnerait, me forcerait à confesser que tout mon souci vient d’une plaisanterie mal comprise, me gronderait… Je n’irai pas chez l’Aïeul !
Où aller ? Il ne pouvait songer à rester avec Maÿ sous la véranda de la petite case : que dirait la fillette de sa figure bouleversée, de ses gestes hésitants comme ceux d’un ivrogne, de sa voix étranglée par l’émotion encore vibrante ? Pourrait-il endurer une heure de tête-à-tête sans se jeter aux genoux de Maÿ, sans lui faire part, avec des sanglots, de ses soupçons injurieux, sans la supplier de démentir les outrageantes révélations de Phuc ? Le pourrait-il ? Une fois de plus, au lieu de la compassion attendue, ne surprendrait-il pas l’ironie dans les grands yeux cruels ? Mieux valait, pour guérir l’étrange tremblement qui l’agitait de la tête aux pieds, mieux valait fuir jusqu’à la nuit, se fuir soi-même et fuir les autres.
Hiên sortit du camp que le crépuscule commençait d’engloutir sous sa marée grise. Il erra, sans but et sans pensée, le long des avenues obscurcies. Derrière les grappes violettes des bougainvillias, les villas resplendissaient. Hiên appuya son front aux lances dorées d’une grille, écouta les plaintes aigres d’un violoncelle.
— Ils souffrent aussi, ces gens d’Occident ! songea-t-il. Leur musique est tourmentée et triste. Ils souffrent comme nous.
Des boys malais vociférants et noirs le chassèrent : il se promena au hasard, poursuivi par les sanglots du violoncelle. Les gongs des pagodes enfouies dans les bambous de la montagne égrenaient leurs battements sourds, espacés d’abord, puis précipités. De toutes les cases de paille groupées autour de la baie arrondie, massées dans la lande nue, penchées sur les arroyos boueux, les grêles tintements des vases de bronze heurtés par les marteaux de bois répondirent à la basse du gong, saluèrent le jour finissant et la nuit tombante, qu’allait emplir le vol inquiétant des mauvais esprits.
Hiên haussa les épaules : il n’était point religieux. Trop tôt la forêt avait pris ses journées pour qu’il pût, comme les enfants de son âge, être initié aux rites et aux croyances vagues de la religion annamite. Peu lui importaient les grimaces exécutées devant les bâtonnets d’encens en l’honneur des aïeux défunts. Les âmes mortes des ancêtres inconnus l’avaient-elles immunisé contre l’amour, contre la folie, contre la douleur ? S’occupaient-elles de lui, leur descendant misérable ? S’inquiétaient-elles du frisson incoercible qui faisait branler sa tête vide ? A quoi bon, alors, ces coups de gong, ces tintements de bronze ?…
Il s’assit sur le talus de la route. A ses pieds, les sampans renversés sur le sable revêtaient des formes de monstres endormis, dont les fusées d’écume venaient lécher les ventres bruns. Des cordages semblaient des serpents aux corps entrelacés ; tels des crânes demi-chauves, les pointes de rochers blanchissaient hors de leur chevelure d’algues ; le dôme gélatineux d’une méduse ballottée par la houle luisait. Les jonques qui voguaient sur l’horizon, parmi les vols de mouettes, s’estompaient, s’effaçaient dans les ténèbres, où, par instants seulement, apparaissaient les flammes chétives de quelques falots.
Le trot des voitures ébranlait la route, qui s’illuminait brusquement, résonnait de grelots, de claquements de fouet, d’appels de cochers, puis rentrait dans l’ombre et le calme. Des files muettes de sampaniers passaient à longues enjambées silencieuses. Des chiens faméliques flairaient l’herbe des fossés. Là-bas, sur le chemin noir, les boutiques chinoises découpaient des rectangles lumineux où gesticulaient les ombres des buveurs. Un chœur de fantassins en bordée reprenait des refrains bretons larmoyants.
Une femme frôla Hiên : il reconnut la tunique de Thi-Sao, ses mules brodées et le balancement de ses hanches. Il courut derrière elle, l’appela :
— Arrête ! arrête !
Elle le dévisageait en souriant, s’abusant sur ses intentions, puis la mémoire lui revint :
— Il me semble te connaître, petit frère ! susurra-t-elle. N’es-tu pas le fiancé de Maÿ ?
— Oui, c’est moi !
— Eh ! eh ! Sait-elle que tu cours les rues à cette heure-ci, à la poursuite des femmes ?… Au fait, que me veux-tu ?
Il n’en savait rien au juste ; il se gratta le front piteusement, fit le geste de rajuster son turban ; puis il se rappela le métier qu’exerçait cette femme, et toute sa jalousie se réveilla : il cria :
— Qu’allais-tu faire au camp, cet après-midi ?
— Cela ne te regarde pas ! Je vais où cela me plaît et quand il me plaît !
— Je sais ! je sais !… Mais… mes camarades ont raconté à ce sujet des choses abominables, que j’ai entendues. Ils disaient… ils disaient que tu venais pour Maÿ !
— Voyez-vous le vilain jaloux !… Quand on craint pour la vertu de sa fiancée, on l’enferme.
— Ne plaisante pas ! Réponds-moi seulement : venais-tu pour Maÿ, oui ou non ?
— Je tiens ma vengeance, se dit Thi-Sao. Cette petite pécore a voulu me prouver qu’elle pouvait désormais se passer de moi et qu’elle ne me craignait pas : je vais lui démontrer qu’elle avait tort… Tant pis pour toi, ma fille !…
Hiên mit sa main sur le bras de l’entremetteuse, fixa sur elle des yeux qu’affolaient l’angoisse et la terreur des paroles attendues :
— Réponds ! réponds !
— Lâche-moi… Vraiment, tu n’es pas raisonnable : tu me poses des questions brutales, qui m’embarrassent réellement. Je ne veux pas te faire de peine, mais…
— Elle n’a pas dit non ! gémit Hiên, elle n’a pas dit non !
Un instant, il eut l’étrange désir de se rouler dans la poussière, de hurler, comme se roulent et comme hurlent, pour se soulager, les bêtes blessées. Mais il était un homme civilisé, un homme pareil aux autres hommes, et rien ne sortit de sa gorge serrée. Il écoutait vaguement le bavardage de Thi-Sao.
— Je pourrais mentir, petit frère, mais tu es un brave garçon et je m’intéresse à toi : je ne veux pas que l’on continue à se moquer de toi impunément… Tu es donc aveugle, mon garçon, que tu n’aies rien vu, rien deviné ?… Veux-tu que je te dise où est ta fiancée ? Elle est là, derrière les volets de cette maison rose, dans les bras de son amant, qu’elle t’a préféré parce que tu es pauvre et que tu ne pouvais offrir à ta femme ni bijoux, ni piastres… Du reste, elle ne peut tarder à sortir, car l’heure avance et le sergent Cang est soupçonneux… Mais qu’as-tu donc ?… Lâche-moi !… Tu déchires ma manche !… Tes ongles me font mal !… Lâche-moi, petit frère, lâche-moi !…
— Va-t’en ! cria le malheureux d’une voix enrouée. Va-t’en ! je te tuerais ! je te tuerais !…
La mauvaise femme s’est enfuie, a disparu dans la nuit. Hiên l’a regardée courir, abruti et impuissant, le cerveau vide. Il s’est baissé avec effort, a cherché une pierre, a raclé ses ongles contre la route unie et dure que ses yeux ne voient plus ; il a geint de désespoir de ne pouvoir faire de mal à cette créature qui lui a fait tant de mal !
Il est seul maintenant, sur la route obscure qui longe la plage bruissante. Il attend ! Il attend. Il est l’amoureux torturé, angoissé, qui piétine devant la porte close. Il est enfin parvenu à cette heure d’agonie qui suit la folie définitive, ou la mort, ou l’incurable dégoût de la vie et la haine de la femme… Pantin lamentable qui reproduit le geste ébauché par des millions de pantins pareils, il se blottit, pour continuer son guet, dans l’ombre des frangipaniers, se préoccupe encore, à ce moment où se joue sa destinée, de cacher sa défiance et tout son supplice à la curiosité publique.
Qui le verrait, du reste ? La nuit s’est faite, nuit silencieuse et immobile, où palpitent seulement les myriades d’étoiles. Rien ne vit que les crabes hésitants qui rôdent sur le sable phosphorescent, que les geckos rabâchant leur cri monotone, que les lucioles piquant les haies sombres de fleurs de feu. La route est déserte où s’est enfuie Thi-Sao.
Hiên le Maboul, tapi sous les frangipaniers, surveille la porte verte que dominent les tritons émaillés. Les notes graves de la retraite ne l’ont point ému ; et voici que maintenant l’alerte sonnerie de l’appel le somme de rentrer en toute hâte, l’avertit que tout à l’heure il sera trop tard… Mais qu’importe la retraite, qu’importe l’appel, qu’importe la salle de police, la prison, la mort ? Hiên sent monter à ses lèvres le goût amer du mépris universel, mépris de tout ce qui n’est pas sa peine présente. Il attend, il attend, les yeux rivés sur cette porte qui ne s’ouvre pas et qu’enguirlandent les longs rejets des bougainvillias…
Elle s’ouvrit, enfin ; Maÿ insinua entre les deux battants sa tête emmitouflée d’un mouchoir rose, son corps mince moulé par la tunique de soie noire. Hiên se dressa : des lueurs rouges aveuglaient ses yeux qui avaient vu la faute de l’aimée ; le sang chantait dans ses oreilles et dans ses tempes. Il fit deux pas, titubant, leva son poing fermé.
— Ne me tue pas ! cria la fillette.
Il la vit, frissonnante et prête à tomber sur les genoux, couvrant de ses bras frêles son visage blême.
— D’où viens-tu ? interrogea-t-il d’une voix changée et comme enfantine, que faisaient trembler le chagrin, l’affolement, la pitié pour cette créature fragile, peut-être aussi l’espoir indéracinable que rien n’était perdu encore, qu’il pourrait l’aimer encore, qu’elle l’aimerait.
Maÿ comprit que sa terreur était vaine, que toute la fureur de ce géant se résoudrait en gémissements et en larmes, qu’il était toujours à sa merci. Elle le méprisa, et, délibérément, avec une vraie joie malfaisante, elle se promit de piétiner cet humble, ce naïf, cet « individu idiot ».
— Laisse-moi passer, dit-elle ; ne suis-je pas libre de faire ce qu’il me plaît ?
— Non !… Je suis ton fiancé…
— Imbécile ! Comment n’as-tu pas compris que je ne voulais pas de toi, que ce mariage était impossible ?… Tu m’aimes, c’est entendu ; mais cela ne suffit pas, car moi, je te hais !
— Tu m’as aimé, un jour, Maÿ.
— Oui, je t’ai aimé ; j’ai eu pour toi un caprice, j’ai souhaité l’étreinte de tes bras. Je me suis même offerte, certain dimanche, sous les bambous. Tu aurais dû me prendre, ce jour-là : peut-être t’aurais-je aimé décidément, t’aurais-je préféré à tout, même aux bijoux qui me rendent folle… Mais tu as craint de me profaner, sans doute, et j’ai su que tu étais vraiment un imbécile ; et je t’ai méprisé.
— Maÿ ! Maÿ ! il est encore temps…
— Il n’est plus temps : je te méprise !… Demain nos fiançailles seront rompues et chacun de nous ira de son côté. Tu m’oublieras sans peine et quelque sampanière te consolera. Moi, j’irai vers les villas des Français. Je n’aime personne, toutes mes affections vont aux belles tuniques transparentes, aux pantalons imprimés au fer chaud, aux colliers à grains d’or, aux bracelets, aux piastres neuves. J’irai vers la richesse, car la pauvreté me pèse et me répugne. Je suis perdue pour toi !
— Tu es perdue pour moi !
Il répète cette phrase, il la répète afin de se bien convaincre, peut-être, que son rêve s’écroule irrémédiablement, et, tandis que ses lèvres frémissantes redisent machinalement les mots décisifs, l’invincible lâcheté qui dort en son cœur d’amoureux se refuse à croire l’irréparable… Pardonner ! pardonner ! Pourquoi ne pardonnerait-il pas ?… Hélas ! le pardon détruira-t-il le souvenir de la faute ?… Hiên se rappelle les visions qui ont incendié son cerveau : il voit Maÿ entre les bras de son amant. Il sait dorénavant que cette scène affreuse, mille fois imaginée, n’est plus une chimère ; il sait que chaque jour, désormais, elle viendra s’offrir complaisamment à sa mémoire ; il sait que le pardon est vain, puisque l’oubli est impossible…
— Que faisais-tu dans cette maison ?
Maÿ ricane : véritablement, ce pauvre Hiên est trop stupide ! A quoi bon le ménager !
— Ce que je faisais ? Tu me demandes ce que je faisais ? Tu es encore plus naïf que je ne le pensais. J’étais dans les bras…
La lourde main osseuse et noire s’est abattue sur la bouche de Maÿ, a meurtri les lèvres rouges de bétel. Plus haut que son amour, plus haut que sa crainte de la fillette moqueuse, la souffrance, la colère parlent dans le cerveau affolé de Hiên. L’âme des fauves, ses frères, s’est éveillée en lui ; il se révolte enfin, comme se révolte la panthère qui rampa longtemps sous la cravache du dompteur. Ah ! crever ces yeux cruels qui l’insultèrent de leur ironie, briser ce front lisse qui abrite l’âme sournoise et féroce, déchirer ces lèvres pourpres qui ont versé la douleur !
Les mains fiévreuses arrachent et froissent le mouchoir rose, pétrissent les coques luisantes de la chevelure, se crispent sur le cou délicat, lacèrent la tunique légère de la ceinture flottante. Le petit corps d’ivoire doré s’écroule dans les herbes souples. Hiên le Maboul se penche sur son idole, dont les yeux épouvantés le contemplent :
— Ne me tue pas ! supplient les lèvres saignantes.
Hiên rit bruyamment, d’un rire convulsif et stupide : elle est réellement ridicule, cette fille nue, étendue sur le dos et roulant des yeux blancs ; est-ce vraiment elle qui tout à l’heure le bafouait, qui pendant des mois l’a terrifié ? Bizarre !… Qu’ont-ils donc de particulièrement séduisant ces yeux éperdus, ce visage sans couleurs, cette poitrine plate, ce ventre tressautant ?… Il la pousse du pied comme un animal immonde : elle geint faiblement, craignant la mort. Il s’incline vers elle, touche du doigt l’épaule palpitante :
— Lève-toi et habille-toi !
Il n’a plus de haine contre elle, il n’éprouve plus en face de cette bête craintive qu’une répulsion apitoyée, un peu de la répugnance qu’il ressentirait devant un cobra dont il aurait cassé les reins et qui se tordrait à ses pieds. Du reste, toute notion est abolie sous son crâne, étourdi comme par un formidable coup de massue. De l’horrible chose découverte tout à l’heure il ne sait plus rien : ses oreilles ont perdu la mémoire des paroles entendues. Il ne sait rien de la mer qui pousse vers la plage ses lignes d’écume crépitante, des frangipaniers dont les fleurs d’argent poudrées de safran pleuvent sur la route ténébreuse, du camp voisin qui dort dans sa palissade jalonnée de réverbères. Une seule sensation subsiste : son étonnement d’être là, penché sur cette petite fille nue et maigre qui tremble dans les hautes herbes.
— Habille-toi ! répète-t-il doucement.
Maÿ ouvre les yeux, ramasse avec des gestes prudents de chatte la tunique et le pantalon de soie et, soulevée à demi, s’habille précipitamment et sans bruit, retenant son souffle. Elle achève de voiler ses seins pointus sous le crépon froissé.
— Va-t’en, maintenant ! dit Hiên.
— J’ai peur…
— Va-t’en !
Elle l’examine, inquiète : ne va-t-il pas, la voyant fuir, regretter de ne l’avoir point tuée ? ne va-t-il pas, saisi d’une nouvelle fureur, courir derrière elle dans le sable et l’assommer d’un coup de poing sur la nuque ?
— Va-t’en ! répète Hiên ; va-t’en !
Il la regarde partir, hésitante d’abord et tournant la tête, comme une bête traquée, puis détalant à toutes jambes et fonçant droit dans les ténèbres qui l’enveloppent. Elle n’est plus qu’une ombre indécise fuyant sur la plage, confondue avec les silhouettes basses des sampans échoués. Il ne la voit plus… Alors, il se souvient, redevient conscient. Il sait que son bonheur s’est écroulé définitivement : quelle plainte, quelle prière pourraient lui rendre l’illusion consolatrice, l’espoir indéracinable auxquels il s’est cramponné jusqu’à ce jour ?… Nulle parole ne tempérera l’atrocité de la formule qu’il rabâche infatigablement : Maÿ a vendu son corps ! Maÿ s’est vendue !
Tout à l’heure, frappé par la révélation, affolé par le sang qui affluait à son cerveau, il laissait sa colère crier plus haut que sa douleur : il se trouve maintenant face à face avec la réalité irréparable, il la contemple, la détaille et souffre abominablement.
Il n’a plus de rancune contre Maÿ : il se compare silencieusement, rustre primitif, à moitié fou et dégingandé, à la fine petite idole dont il rêva être l’époux ; il confesse le ridicule de ses prétentions et s’indigne d’avoir pu lever le poing sur l’intangible divinité ; il proclame humblement les droits de Maÿ à la trahison et au mépris. Comment, comment a-t-il pu, pendant des mois, se complaire à la fiction de cet impossible amour ?… Les sages avis ne lui ont point manqué, pourtant !
— Méfie-toi de la femme ! disait l’Aïeul. Il ne peut venir d’elle que mal et souffrance. Son âme est sale et tortueuse, et, s’il t’arrive de l’apercevoir à nu, quelque jour, elle t’épouvantera. Toutefois, puisque l’instinct héréditaire nous prêche comme aux autres bêtes l’accouplement, marie-toi, mais choisis ta femme avec soin. Retourne à la terre d’où tu viens ; épouse une fille de Phuôc-Tinh, robuste et noire ; naturellement perverse comme toutes ses pareilles, elle n’aura pas été, du moins, pourrie par la ville… Que vas-tu t’amouracher de Maÿ ? Ne vois-tu pas qu’elle est trop compliquée pour un homme des forêts ?…
— Fuis les femmes, conseillait Bèp-Thoï. Tu es un brave garçon, sans nul doute, mais enfin, sans vouloir te vexer, on peut bien te dire que tu n’as pas la tête très solide : la première bougresse venue te fait déjà tourner en bourrique. Renvoie-la donc, une bonne fois, cette Maÿ, aux boys et aux jolis petits jeunes gens, pour qui elle est faite et qui la battront comme plâtre et lui demanderont de l’argent… Fais comme moi : ne te marie pas.
Et Phuc parlait pareillement, sur la chaloupe descendant de Saïgon ; et le vieux notable de Phuôc-Tinh l’avertissait de monter la garde autour de son cœur. Couché dans l’herbe douce de la clairière, il avait entendu la forêt le rappeler à elle, comme l’avait appelé aussi la mer : toutes deux avaient essayé d’arracher l’âme de leur enfant aux griffes féminines qui la déchiraient. Ainsi les hommes et les choses avaient crié à Hiên le Maboul qu’il faisait fausse route et de rebrousser chemin. Mais l’illusion tenace avait voilé ses yeux et bouché ses oreilles : elle seule avait fait son malheur.
Alors, inconséquent et désespéré, au lieu de la maudire, il pleura l’illusion écroulée, l’illusion enchanteresse et divine. Il pleurait, le dos tourné à la mer murmurante, regardant sans la voir l’avenue des frangipaniers où Maÿ s’était enfuie. Le sable humide et froid submergeait ses pieds nus. Un taret rongeait le bois criard d’un sampan ; une chouette hululait ; sur la nappe scintillante des étoiles, le Phare ouvrait et refermait son œil écarlate.
Il semblait à Hiên sortir d’un long sommeil et que la nuit elle-même avait dormi, et qu’elle se reprenait seulement à vivre. Il pleurait, cependant, comme avait pleuré, un soir, la femme invisible derrière les stores abaissés de sa case, comme avaient pleuré les suppliants prosternés devant le pagodon de pisé, sous le banyan, comme pleurait le soldat français crachant ses poumons sur le revers du talus, comme pleure, depuis le commencement des siècles, l’humanité penchée sur les débris de ses illusions…
Derrière la montagne de Ganh-Ray, la lune se leva, ronde et nacrée. Hiên le Maboul se tourna vers la baie où pâlissaient les falots des jonques, où luisaient les flancs des vagues. La tentation lui vint d’aller vers elles, qui berceraient sa peine, étoufferaient sous leur chant intarissable et triomphant ses cris de rébellion, lui donneraient le calme et la paix définitifs. Il se résolut à mourir : puisque la vie l’avait déçu et blessé, à quoi bon vivre ?… Oui ! mourir ! mourir et dormir ! Ne plus sentir au cœur l’affreuse plaie saigner goutte à goutte ; à la gorge, l’étreinte se resserrer, jusqu’au râle ! ne plus pleurer, ne plus souffrir !
Il marcha dans le sable semé de planches pourries, de branches, d’algues, de galets verdissants ; l’eau tourbillonnante monta jusqu’à ses chevilles…
Il n’alla pas plus avant : il se souvint de l’Aïeul. Tout au fond de sa pauvre âme enfantine, peut-être une lueur imperceptible d’espoir vacillait-elle, espoir vague que le maître lui dirait les mots qui guérissent, les mots qui consolent.
— J’irai voir l’Aïeul, puis je reviendrai mourir… Je veux revoir l’Aïeul !
Il gravit la berge inondée de clair de lune, courut, à perdre haleine, dans l’avenue déserte où sommeillaient les chiens jaunes, où ricanaient les ombres difformes des banyans. Le parfum écœurant des fleurs de frangipaniers saturait la nuit chaude.
* *
Les bouddhas satisfaits qu’ensanglante la lampe considèrent, sans se départir de leur immuable sourire, le gueux écroulé sur les genoux aux pieds de l’Aïeul. Par les persiennes ouvertes, la nuit lumineuse entre avec la brise, qui remue discrètement les panses dorées des lanternes chinoises. Le dernier sanglot de Hiên résonne encore dans la haute pièce, où ondulent les panneaux de satin chatoyant et les plis raides des étendards, où frissonnent les feuilles aiguës des cycas.
L’Aïeul, navré, pose la main sur la nuque noire de son grand enfant sauvage et songe à la faiblesse dérisoire des consolations qu’il pourra lui proposer. Hiên le Maboul est venu à lui, d’instinct, comme l’enfant à qui l’on a fait du mal vient se jeter dans les jupons de sa mère ; il lui a dit avec des plaintes rauques et des soupirs de détresse, il lui a dit l’attente au bord de la route, Maÿ apparue entre les clochettes des bougainvillias, l’aveu tombé des lèvres méprisantes et Maÿ étendue dans le varech, couvrant de ses deux bras repliés son visage épouvanté ; il a dit la crise de rage homicide et l’angoisse de la connaissance entière.
— Tu sais les paroles qui guérissent, implore-t-il. Prononce-les : dis les mots qui font oublier, et, lorsque je sortirai de ta maison, je serai un homme nouveau, ignorant qu’il a aimé et souffert… Tu es sage, tu es bon ; aux jours de chagrin, nous invoquions ton nom, comme d’autres invoquent leurs dieux, et, déjà, le faix de nos misères nous paraissait moins pesant. Souffle sur ma douleur : elle s’envolera de mon cœur où elle a fait son nid. Tu es grand, tu es fort : rien ne peut te résister ; tu as balayé d’un regard le tyran devant qui nous rampions ; tu as porté la lumière dans mon âme obscure d’enfant des bois…
— J’ai eu tort, trois fois tort ! confesse l’Aïeul ; j’aurais dû laisser ton âme à sa pénombre, à son heureuse inconscience. Tu avais le bonheur, ne connaissant de l’humanité que les gestes animaux. Je savais qu’après avoir mordu au fruit amer de la science humaine tu viendrais te rouler, quelque jour, à mes pieds, désabusé et hurlant. Mais quoi ! tu m’as supplié, tu m’as dit : « Je veux être un homme comme les autres hommes et je saurai me faire aimer de Maÿ… » Je t’ai instruit, je t’ai appris les grimaces essentielles, je t’ai révélé tes semblables. Accroupi contre ma chaise, assis dans ma voiture, tu as écouté et retenu mes préceptes… Tu as appris à vivre. La suprême leçon, celle qui ne pouvait te venir de moi, la vie s’est chargée de te la donner : elle t’a fait connaître la désillusion et la douleur.
— Thi-Teu me l’avait dit ! gémit Hiên.
— Ainsi mes prévisions se sont réalisées : tes illusions sont mortes, et te voilà, tombé de ton rêve et pleurant pitoyablement… Pleure, petit frère, pleure jusqu’à vider ton cœur trop plein ! Lorsque tes larmes auront séché, tu seras certain que ton éducation est parachevée et que tu es un homme, puisque tu as connu la douleur.
— Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent cette douleur.
— Je ne les sais pas : personne ne les sait. Aux maux qui nous viennent de la femme nul ne connaît de remède… que le temps !… Le temps seul t’apportera l’apaisement, l’oubli total, peut-être…
— Je ne puis oublier !
— L’oubli viendra, peut-être, un jour… Alors tu seras pareil à un dieu. Tu assisteras, souriant et amusé, aux contorsions de tes contemporains qui s’acharneront à la découverte des bas-fonds de l’âme féminine ; tu assisteras aux évolutions des pantins dont les ficelles sont entre les doigts de la femme. Tu écouteras sonner les rimes douloureuses forgées pour l’aimée idéale par des adolescents ignorants comme tu le fus. Spectateur échappé miraculeusement du Cirque où l’on se dévore, tu ne te lasseras point d’admirer l’infinie sottise des lutteurs, que nul enjeu ne récompensera et qui laissent sur le sable tout le sang de leurs veines et de leur cœur. Tu seras pareil à un dieu… Tu m’écoutes, Hiên ?
— J’écoute, Aïeul : mais je n’entends pas les paroles. J’entends Maÿ qui me parle et ricane à mon oreille… Je souffre et j’ai envie de mourir… Fais taire Maÿ, Aïeul, chasse-la !… Dis-moi, dis-moi les mots qui guérissent !…
— Je ne les sais pas !
— Je suis ton enfant : guéris-moi !
— Je ne puis te guérir.
— Maÿ ! Maÿ ! que t’avais-je fait ?…
Les bouddhas barbus n’ont point sourcillé : ils ont déjà perçu tant de cris pareils ! Des siècles ont passé depuis que l’artiste mongol les coula dans le moule d’argile : ils savent que les gosiers humains sont coutumiers de semblables rugissements, et ils ne s’émeuvent point de ceux-ci, pas plus que ne les émeut l’appel mélancolique des chats-huants qu’apporte la nuit criblée de lucioles.
Hiên le Maboul lève vers son maître ses yeux ternes où se sont éteintes les dernières lueurs d’illusion ; il se dresse péniblement et lentement, comme le travailleur qu’attend une besogne ingrate.
— Je m’en vais, Aïeul vénérable !
— Où vas-tu ?
— Je vais… je vais au camp.
— Tu mens ! Il est trop tard pour rentrer au camp. Tu mens : ta voix tremble, tes mains tremblent… Où vas-tu ?
— Je vais au camp.
— Reste ici. Tu dormiras sur une natte, près de mon lit. Si les idées mauvaises te reprennent, je te parlerai et tu n’y penseras plus. Reste ici. Dans quelques jours je retourne vers les forêts d’Annam : tu viendras avec moi. Couche-toi sur cette natte.
Derrière la moustiquaire de gaze, l’Aïeul s’est jeté sur le lit blanc que parsèment les éventails de paille de riz et les écrans japonais. Il feuillette distraitement le livre ami qui, aux rares heures de souci, le rappelle au scepticisme sans âpreté, à la contemplation sereine et souriante de la vie. Le charme habituel n’opère pas ; l’Aïeul est mécontent et triste : sa philosophie mise en présence d’une douleur réelle ne lui a fourni que des formules vaines, émoussées. Il fut impuissant à panser les plaies du serviteur blessé qui est accouru vers son maître. Maintenant encore, tandis qu’il épelle les phrases vides de sens, il entend monter jusqu’à lui les soupirs profonds du misérable qu’il ne sut pas soigner.
— Tu pleures, Hiên ?
— Je ne pleure pas, Aïeul vénérable.
— Essaie de dormir.
Le grand corps maigre s’immobilise sur la natte ; Hiên ferme les poings et, les yeux clos, tâche de dormir pour obéir à l’Aïeul. Vains efforts : le mal lancinant est en lui, qui le harcèle. Et l’idée fixe reparaît : mourir ! mourir !… A quoi bon vivre ? Demain sera tel qu’aujourd’hui. L’oubli viendra, quelque jour, peut-être, a dit l’Aïeul ; mais, pendant des mois, des années, Hiên traînera ce boulet du souvenir. C’est l’oubli immédiat qu’il lui faut, et le maître tout-puissant a déclaré qu’il n’était pas en son pouvoir de le lui accorder… Mourir ! il est l’heure de mourir ! Impossible de tarder davantage : l’aube blême va balayer les brumes qui flottent sur la plaine et la mer : il faut mourir avant que soit venue l’aube.
Hiên se lève silencieusement, se penche sur le lit où l’Aïeul s’est endormi ; il le regarde une dernière fois ; il regarde longuement cet homme qui fut bon pour lui et hésite un instant. Mais, à son oreille, Maÿ ricane… A travers la moustiquaire, il pose ses lèvres sur la main de son maître et se faufile sous la véranda où fuient les chauves-souris…
Il court par des routes inconnues vers la mer dont il entend la voix énorme. Il approche, et la voix se fait plus retentissante et plus implorante ; il distingue les paroles qu’elle gémit :
— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas !…
— Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas ! supplie la forêt anxieuse qui dévale aux flancs des massifs.
Hiên le Maboul n’entend plus la voix de la mer et de la forêt : le rire aigu de Maÿ emplit ses oreilles. Il court ; le voilà devant la baie où ruissellent les traînées de clarté lunaire, pareilles à des essaims de poissons volants qui bondiraient hors de l’eau phosphorescente. Et les voix que renforce le vent se font plus impératives. Hiên comprend vaguement que l’eau ne voudra pas de lui, et, d’ailleurs, une idée nouvelle lui vient : il se pendra aux branches du banyan qui est devant la case du sergent Cang.
Il se hâte vers la mort, talonné par l’invisible mal, talonné aussi par la peur de voir apparaître derrière le panache des aréquiers les reflets roses de l’aube.
Voici le camp. La sentinelle dort dans sa guérite. C’est Nho ; il ronfle paisiblement, accroupi sur la planche, le mousqueton entre les jambes et la tête inclinée sur l’épaule.
Dans la case de Maÿ, pas une lumière, pas un souffle. Qu’importe Maÿ, du reste ? Hiên a poussé contre le tronc centenaire le billot de teck qui sert aux femmes des tirailleurs à fendre leur bois. Il déroule sa longue ceinture de laine rouge, la jette par-dessus une grosse branche et la noue solidement.
Il a bien calculé : debout sur le billot, son menton affleure la boucle du nœud coulant. Il introduit sa tête dans la boucle, se penche, pousse du pied le morceau de bois qui se dérobe et roule. La courte lutte commence qui précède le grand repos.
La mer et la forêt sanglotent.
Ainsi finit Hiên le Maboul qui voulut vivre comme les autres hommes.