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Hiên le Maboul

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XVI

— Épargne-moi, Maÿ ! Je suis malheureux : on m’insulte, on me frappe, et je perds la tête. Je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je fais, ni même qui je suis… C’est la folie qui vient… Alors je vais vers toi comme une jonque en détresse vers le feu entrevu dans l’obscurité. Aie pitié de moi ! Parle-moi avec douceur, comme une mère à son enfant.

Maÿ retire de sa bouche la canne à sucre qu’elle est en train de grignoter, tourne ses grands yeux durs vers Hiên et déclare tranquillement :

— Finis de geindre ! tu m’ennuies !

Hiên et Maÿ sont assis côte à côte sur un petit banc devant l’étalage d’un restaurant. Le tirailleur a offert une dînette à sa fiancée, et celle-ci a consenti à le suivre au marché, parce qu’elle compte, ce matin de dimanche ensoleillé, avec son collier d’or et ses deux tuniques superposées, éblouir ses amies et fasciner quelque jeune Français.

Elle recommence de mordre la canne à sucre et s’amuse de la foule qui gesticule et crie sous la halle. Des taches de soleil tombées de tuiles disjointes éclairent le carreau cimenté qu’empourpre le bétel. Accroupies sur des nattes, les marchandes pérorent avec des mines importantes et pénétrées de notables commerçantes. Un collecteur hindou, ceint d’un pagne flottant qui découvre ses chevilles noires, circule entre les groupes de femmes bavardes et recueille quelques sapèques et force injures : car ces dames, en tout pareilles à leurs congénères de France, usent d’un vocabulaire peu choisi, mais abondant. Entre toutes, les marchandes de poisson se manifestent bruyantes et rebelles aux sommations de l’agent du fisc : retranchées derrière leurs remparts de requins-marteaux glauques, de langoustes brunes, de crabes indisciplinés et sans cesse prêts à la fuite, elles montrent le poing au malheureux fonctionnaire et le traitent de « nègre », pour l’hilarité débordante des gamins assemblés et nus.

Des fruitières vident leurs paniers, d’où s’écroulent les régimes de bananes vertes, jaunes, tachetées d’ocre, les oranges, les citrons, les pamplemousses, les mangoustans coiffés d’une capsule étoilée, les fruits de jaquiers rugueux comme un dos de râpe, les letchis rougissants, les ananas bosselés et dorés comme des pommes de pin, les mangues oblongues et veloutées. Les maraîchères venues des villages tapis dans les clairières de la forêt ont étagé les patates violettes et difformes, les faisceaux de cannes à sucre semblables à des roseaux, les courges, les citrouilles, les plants de salade, les pastèques, les arachides à coque terreuse. Des brocanteurs débitent une foule d’ustensiles agréables ou utiles : cadenas de cuivre à sonnerie, fourneaux de pipes à opium frettés d’argent, couteaux à bétel, pipes de fer-blanc décoré de fleurettes de nacre, boîtes d’amidon, sachets de papier rouge renfermant du fiel d’ours séché, pinces à épiler, peignes de bois, bobines de fil, cristaux de borax, chandeliers laqués pour l’autel des ancêtres, brûle-parfums de bronze, théières de faïence, rouleaux de papier argenté et doré pour cérémonies funèbres, nippes déteintes, fleurs artificielles, baguettes d’encens.

Entre les éventaires s’attardent des paysans en longues tuniques garance, teintes au cu-nao ; accoutumés au silence profond des rizières jaunissantes où pataugent les buffles muets, tout ce mouvement et tout ce bruit les épouvantent. Les habitants de la ville les étonnent singulièrement par leur luxe et leur liberté d’allures : au passage d’un boy chaussé de bottines vernies, les rustres s’écartent précipitamment, les mains prêtes aux lay[11] et les yeux ronds d’admiration naïve, convaincus que le passant est un important mandarin ou tout au moins un gros richard. D’autres mandarins de même rang, cuisiniers de fonctionnaires français, se carrent sur les tabourets d’un rôtisseur, fument les cigares de leurs patrons qu’ils ont pris soin de ne pas dépouiller de leurs bagues écarlates et font de grands éclats de rire entre deux assiettes de riz, que paieront tout à l’heure les piastres des maîtres.

[11] Salut cérémonieux que l’on adresse aux personnages de marque et qui se fait avec les deux mains réunies sur la poitrine.

— Aie pitié de moi ; sois douce ! répète à voix basse le triste Hiên.

— Laisse-moi tranquille !

Elle s’est détournée de lui pour contempler, avec des yeux de convoitise, des congaï qui font leur entrée dans la halle. Les rais de soleil, où dansent follement des poussières brillantes, plaquent les tuniques raides de reflets brusques, noyés dans l’ombre et rallumés aussitôt ; les mouchoirs de crépon rose noués sous les mentons poudrés chatoient ; les colliers de grains d’or étagent sur les poitrines menues, habillées de velours mauve, lilas et grenat, leur triple rangée d’étincelles ; les diamants, les rubis, les émeraudes des bagues, des bracelets montant jusqu’aux coudes s’embrasent de courtes lueurs multicolores. Et l’envie ronge le cœur de Maÿ. Pour acquérir ces richesses, il a suffi à ces filles de se vendre à des Français : qu’importe le mépris de l’opinion publique, lorsque l’admiration et le dépit l’accompagnent ? A côté des courtisanes cheminent des femmes de tirailleurs ; visages noircis par la sueur, seins affaissés sous les vestes de coton décoloré, dos courbés sous le poids des paniers ; ni bagues, ni bracelets, ni boucles d’oreilles, ni mules brodées de paillettes… Voilà ce qui attend Maÿ, si elle épouse le simple et pauvre guerrier qui lui parle avec des sanglots dans la gorge :

— Pourquoi es-tu indifférente ? Pourquoi n’as-tu pour moi que des regards mauvais ? Que t’ai-je fait ? Si tu ne peux me donner ton amour, fais-moi l’aumône au moins du sourire que tu adresses aux inconnus dans la rue !… Ah ! si l’Aïeul était là !…

Hiên ferme les yeux, se rappelle d’autres marchés qu’illuminait la présence de l’Aïeul. Les marchandes, vieilles et jeunes, le saluaient avec des cris de joie ; il leur parlait, écoutait leurs confidences interminables, leur donnait des conseils pratiques qui provoquaient les rires inextinguibles de ces dames. Il plaisantait avec elles.

— Ah ! si j’avais vingt ans, soupirait une fruitière édentée et ridée, je ne voudrais point d’autre mari que toi, Aïeul à deux galons !

— Et moi, bonne mère, si j’avais ton âge, je voudrais me souvenir que nous avons été jeunes ensemble et que nous avons dormi sur la même natte !

Les garçonnets qui jouaient dans les ruisseaux accouraient lui prendre la main ou se pendre aux pans de son dolman où leurs doigts s’imprimaient en rouge. Il finissait par s’échouer dans la boutique d’un restaurateur et grignotait des gâteaux chinois en buvant du thé ; il conviait Hiên et Maÿ à s’asseoir à ses côtés et le visage de la fillette s’illuminait ; elle devenait aimable et gaie, et son rire sonnait à chaque mot.

Hiên étouffe un soupir et considère sa fiancée silencieuse et impénétrable. Il voit le front bombé, lisse et blanc, les sourcils tendres et légers, relevés vers les tempes, les paupières abaissées à demi, les cils immobiles voilant les yeux cruels, le nez imperceptible aux narines retroussées, les lèvres charnues et rougies par le bétel. Un désir insensé et brutal lui étreint le cœur, de saisir cet animal sournois et indéchiffrable, de l’emporter loin de cette humanité compliquée, loin de ces femmes trop parées, loin de ces hommes aux regards effrontés, d’emporter son aimée vers la forêt, où elle et lui seront seuls. Un mal nouveau brûle ses veines et trouble son cerveau : la jalousie, la jalousie qu’il ignorait et qui le fait souffrir tout de suite atrocement.

Là-bas, dans l’église de pisé où tintent les cloches et ronflent les gongs, la messe vient de finir. Le marché se remplit de Français : officiers d’artillerie descendus de leurs villas qui s’accrochent aux pentes de la montagne dans le feuillage nuageux des bambous ; pilotes massifs, tanguant et roulant, parlant très haut ; troupiers étiques dont les figures minces et trop blanches disparaissent sous les casques trop larges enfoncés jusqu’aux épaules, braves gens peu soucieux de coquetterie dans leurs amples tuniques de toile grise ; femmes coiffées de casques de liège qu’habillent des dentelles et qui sont trop pareils à des abat-jour ; robes flottantes de crépon, souliers découverts et bas à flèches d’or, teints fadasses criblés de taches de rousseur ; garçonnets arrogants et pâlots, contemplant avec des yeux effarés les gamins annamites vêtus d’une ficelle ; sous-officiers pommadés et parfumés frisant des moustaches avantageuses ; fonctionnaires de la douane et de l’administration, empesés et solennels.

Entre tous ses congénères, un jeune mulâtre de la Guadeloupe, vague comptable du Sanatorium, se distingue par la hauteur de ses faux cols, le miroitement de son plastron garni de faux brillants, le pli impeccable de son pantalon et la pomme d’or de sa canne.

Maÿ tressaille à son approche. Débarqué fraîchement au Cap-Saint-Jacques, le mulâtre a été sensible au charme et aux œillades de la petite personne ; il l’a rencontrée deux ou trois fois sur l’appontement, l’a complimentée en annamite sur son collier, cadeau de l’Aïeul, sur la couleur de ses yeux. Elle a rougi et a paru froissée ; mais, tout au fond de son cœur de petite femme, elle a tressailli d’aise. Dès la deuxième entrevue, il lui a offert de lui faire visiter sa demeure, lui promettant de lui donner un mouchoir brodé de fleurs ; elle n’a rien répondu et s’est détournée avec une majesté de reine offensée ; mais l’offre n’a pas été oubliée : le mouchoir à bordure fleurie hante les rêves de Maÿ, qui se promet d’aller voir le « nègre ». Quant au gentleman de la Pointe-à-Pitre, qu’une épaisse couche de fatuité cuirasse contre le doute, il se persuade bonnement que son physique de commis-voyageur et son langage zézayant ont produit sur la petite Vénus jaune l’irrésistible effet auquel l’ont accoutumé les mulâtresses.

Hiên a surpris la rougeur de Maÿ, le clignement d’yeux complice du jeune homme olivâtre. Il pâlit ; la tête lui fait mal et ses yeux voient trouble ; il est las soudain comme s’il avait couru pendant des heures, et il a envie de pleurer. Deux fois l’ennemi l’a frôlé, sans le voir, préoccupé seulement d’attirer sur son veston immaculé les regards de Maÿ. Il finit cependant par apercevoir le tirailleur, et, comme la bravoure n’est point sa vertu première, il bat précipitamment en retraite et disparaît.

— Rentrons à la maison, décrète la fillette.

— Oui ! oui ! rentrons ! Je suis fatigué de tout ce tapage, de ces gens qui vont et qui viennent.

— Que tu es bizarre, mon pauvre Hiên ! C’est toi qui m’as demandé de t’accompagner au marché, et te voilà maintenant impatient de partir !

— J’en ai assez de voir ces hommes te sourire et de te voir répondre à leurs sourires par des sourires !

— Serais-tu jaloux, par hasard ?

— Je ne sais pas ; je souffre ! J’ai vu tout à l’heure le jeune noir te saluer et j’ai senti mes yeux se voiler, et trembler mes mains… Où as-tu connu cet étranger ?

— Je ne le connais pas. Je commence à croire que tu deviens réellement stupide. Personne ne m’a saluée au marché.

— J’ai cru voir…

— Tu t’es trompé !

— Je me suis trompé, sans doute ! concède l’humble amoureux. Pardonne-moi, sœur aînée : je t’aime et je suis inquiet ; je me figure être entouré de gens qui menacent mon bonheur, qui cherchent à t’entraîner loin de moi. Pardonne-moi ! Vois-tu, ma tête est faible : je suis prompt à m’épouvanter et à dire des sottises. Je ne serai plus jaloux !

Hiên a formulé à voix trop haute sa promesse. Un lépreux écroulé contre la haie, entre les fleurs lilas et les feuilles anémiques des euphorbes, interrompt sa mélopée pour ricaner :

— Tu en parles à ton aise, mon jeune ami ! On guérit plus vite de la lèpre que de la jalousie… Tu es jeune, mon garçon, tu es jeune !

Ses lèvres pourries découvrent les gencives blanches qu’entrechoque le rire.

*
*  *

La parole du lépreux se vérifia : la promesse de Hiên n’était qu’une vantardise d’amoureux novice. La jalousie s’installa dans son cœur et dans son cerveau, et sa vie, dont l’amour devait faire un paradis terrestre, fut un enfer. Pietro et Maÿ, sans se concerter, se partagèrent la tâche de torturer cette âme simple, l’un par la terreur, l’autre par le doute.

Les rares instants de répit que l’adjudant accordait au tirailleur, celui-ci les employait à suivre Maÿ par la pensée, à se répéter : « Que fait-elle en ce moment ?… » Il s’imaginait la voir, profitant des heures de liberté absolue que lui procuraient les exercices, endosser en hâte sa tunique de crépon, boucler à son cou son collier, et, trompant la surveillance de Thi-Baÿ, courir vers le Sanatorium où l’attendait le traître au teint de citron.

Il la voyait, souriant et balançant gracieusement les bras, cheminer sous les frangipaniers de l’avenue, franchir le portail de briques où grimaçaient des monstres de terre émaillée. Il la voyait apparaître, blanche et dorée, hors de la tunique dégrafée. Il gémissait sourdement et ses mains frissonnaient, secouées par le vent de la folie renaissante.

Souvent, comme il errait dans le crépuscule à la recherche de l’absent, les abominables visions se présentaient à son esprit ; il revenait en courant vers le camp, tête basse, bousculant les rondes d’enfants qui tournoyaient dans les chemins envahis par l’ombre. Sur l’aire battue, Maÿ chantait en s’accompagnant sur la cithare à treize cordes. Il s’asseyait près d’elle, essoufflé, le cœur tressautant :

— Qu’as-tu fait aujourd’hui ? interrogeait-il lorsque les fils de cuivre cessaient de moduler leurs plaintes aigres.

— Je me suis promenée.

— Où es-tu allée ?

— Qu’est-ce que cela peut te faire ?

Menue et sournoise, elle le défiait de ses yeux calmes et froids, où rien ne se lisait de l’âme impénétrable. Il baissait le front, rustre vaincu d’avance dans cette lutte inégale où son innocence même et sa simplicité faisaient le jeu de son adversaire. Devant cette petite fille qu’il eût aisément broyée entre ses doigts de géant, il restait penaud et muet, désespéré de son impuissance : à quoi lui servaient ses gros poings et ses biceps ?

Farouche, il regardait les lignes d’écume lumineuse émerger de la nuit et mourir sur la plage ; les falots des sampans dansaient comme un vol de lucioles. Le feu de Can-Gio ouvrait son œil sanglant et fixe dans les ténèbres épandues sur la baie. La rumeur de la houle emplissait l’horizon ; des massifs effacés par l’ombre, descendaient les plaintes chuchotantes des bambous, et les vagues et le feuillage semblaient geindre avec le sauvage affligé.

Cependant l’ironique chanson de la cithare égrenait ses notes railleuses. Maÿ reprenait sa mélopée interrompue. Satisfaite de sa musique, heureuse aussi de la souffrance devinée à ses côtés, elle roucoulait à mi-voix, les paupières battantes et la gorge ondulante… Ah ! l’écraser d’un coup de poing !

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