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Hiên le Maboul

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XIII

Hiên le Maboul déroula sur les planches du lit de camp sa natte siamoise où se voyaient dans une plaine verte des lions cerise et des pagodes jaunes. Il descendit sa caisse de l’étagère où sa place était marquée parmi d’autres caisses uniformément noires et timbrées de chiffres rouges. Il l’ouvrit et, méthodiquement, avec des précautions de ménagère comptant son linge, en sortit tout son petit bagage.

Il plia selon les rites les vestons de toile blanche empesés, les vestons de toile kaki rapiécés et flasques, les paletots de molleton bleu sombre, les pantalons de coutil et de cotonnade ; il bâtit ensuite avec le tout une magnifique colonne carrée, qu’il coiffa d’un salacco. A la base du monument, il sema les jambières, les jugulaires et les ceintures. Il déploya sa trousse de cuir fauve, aligna sur un mouchoir illustré le miroir d’étain, les ciseaux, la brosse à dents, le peigne de bambou, le dé, et démonta l’instrument de bois qui lui servait à la fois d’alène, de bobine et d’étui à aiguilles. Reculant de deux pas, il contempla son ouvrage d’un œil admiratif.

Autour de lui, et d’un bout à l’autre de la case, des nattes s’étaient déroulées sur le lit de camp et des caisses noires avaient vidé leur contenu multicolore sur les nattes. La compagnie se préparait à une « revue de détail », et les deux grandes cases bruissaient comme des ruches.

Les sergents français, le casque en bataille, allaient et venaient, prodiguant des ordres et des encouragements, jurant et s’épongeant le front avec leurs mouchoirs à carreaux. Des tirailleurs de corvée époussetaient les étagères et les charpentes goudronnées, chassaient les pacifiques margouillats et les geckos bruyants, massacraient les araignées, balayaient les monômes de fourmis, crevaient les édifices des termites. Des caporaux faisaient laver les persiennes peintes au coaltar. Les hommes « de chambre », le balai de rotin aux doigts, fourrageaient sous le lit de camp, sourds aux clameurs des innocents camarades à qui, par inadvertance, ils donnaient de leur balai dans les chevilles. Les vieux tirailleurs médaillés, graves et muets, se tenaient accroupis auprès de leur paquetage étalé d’un tour de main et fumaient la pipe à eau.

Dehors le grand soleil calme s’épanouissait. Hiên promena la brosse sur ses cartouchières et sur son ceinturon cirés à l’encaustique, fit reluire les boutons et la plaque de cuivre avec du sable mouillé. Puis, s’étant assis et s’étant muni de tout un arsenal de tournevis, d’écouvillons, de brosses, de chiffons, de fioles, il ébaucha la grande œuvre : le nettoyage de son mousqueton. Pièce par pièce, il l’astiqua, le frotta, le récura, le dégraissa, jusqu’à ce que, plaçant l’œil à la bouche du canon, il vit les rayures étinceler, jusqu’à ce que la culasse d’acier poli parût nickelée. Avec des soins minutieux, il coucha l’arme éblouissante sur le bord de la natte et courut se laver les mains à l’abreuvoir. Puis il s’habilla et attendit les événements.

La grosse voix du sergent Castel recommandait aux retardataires de se hâter, car l’heure passait. Sur le ciment, où des artistes avaient tracé des dessins géométriques avec des caisses de tôle percées de petits trous, le trot affolé des pieds nus se précipita.

Il y eut encore des cris, des injures, et le silence se fit au moment où le « Fixe ! » hurlé à pleins poumons par un caporal annonça l’entrée du lieutenant. Les deux lits de camp adossés alignaient, d’un bout à l’autre des deux travées, leurs piles bigarrées d’effets, leurs nattes vertes, débordant sous l’étalage des cartouchières et des trousses, et les deux haies de tirailleurs figés et contemplant les premières poutres de la charpente.

L’Aïeul, suivi du morose Pietro et des comptables importants et raides, s’avançait, foulant de ses bottines vernies les rosaces humides. Il vérifiait des livrets, inspectait des doublures, se mirait dans des plaques de ceinturon, manœuvrait des culasses de mousquetons, faisait jouer des baïonnettes dans des fourreaux. A chaque tirailleur il adressait un discours bref, louant ou critiquant sa tenue, reprochant des peccadilles récentes ou glorifiant les services rendus aux chantiers, tançant les paresseux, encourageant les braves gens à persévérer.

Mais ces harangues étaient paternelles et les mauvais sujets eux-mêmes s’en trouvaient réconfortés, prêts au repentir. Hiên reçut de vifs éloges, qui allumèrent une flamme dans ses yeux sauvages et lui donnèrent la tentation peu militaire de saisir les mains de son chef et d’y poser les lèvres. Il conserva cependant l’attitude du soldat sans armes et la discipline n’eut point à souffrir d’une manifestation contraire à toutes les règles établies.

Des honneurs plus éclatants encore étaient réservés à ce bon tirailleur. Lorsque fut terminée l’inspection, la compagnie se forma en carré sous les flamboyants et l’Aïeul exprima à ses hommes toute sa satisfaction. Puis il ajouta :

— Vous tous présents, je félicite particulièrement Phâm-vân-Hiên. Vous êtes tous témoins des progrès réalisés par lui : il s’est appliqué, chaque jour, à faire mieux que la veille ; il s’est instruit ; il est devenu un vrai tirailleur, ardent au travail, soumis et propre… N’a-t-il pas mérité des félicitations, petits frères ?

— Oui, vénérable Aïeul, il les a méritées !

— C’est bien ! ne criez pas si fort !… Je le félicite donc, et devant vous tous, je proclame qu’il est un bon soldat.

Les tirailleurs se dispersèrent, commentant l’heureuse chance de leur camarade et jacassant comme un vol de perruches. Et l’Aïeul, resté seul avec Hiên, vit les prunelles de son serviteur se ternir et ses mains danser, signe d’émotion grave. Il prévint le déluge imminent.

— Va chercher une paire de rames, dit-il, nous allons faire une promenade dans la baie pour noyer ton attendrissement.

*
*  *

Entre les coques blanches et effilées des baleinières, le petit canot vert pomme s’insinua. Hiên ramait et l’Aïeul tenait la barre. Ils contournèrent l’appontement, évitèrent un lourd ponton ancré dans le sable et gagnèrent le large. Ils longèrent les jonques assemblées au milieu de la baie ; les pêcheurs assis en rond sur les roufs couleur de rouille leur souhaitèrent en riant une heureuse traversée ; ils passèrent… La houle les prit et les balança sans violence.

L’Aïeul demanda subitement :

— Aimes-tu toujours Maÿ, petit frère ?

Hiên faillit, ainsi interpellé, lâcher ses rames pour assurer son turban et bredouilla confusément :

— Si j’aime Maÿ ?… si j’aime Maÿ ?…

— Ne te trouble pas : je ne me moque pas. Réponds à ma question : aimes-tu toujours Maÿ ?

— Je l’aime toujours.

— Autant qu’au premier jour ?

— Davantage, Aïeul à deux galons !

— Sens-tu qu’il te serait impossible de renoncer à elle ?

— Comment pourrais-je l’oublier ? Je ne puis passer un seul jour sans l’avoir vue ; il faut que je la voie, que je l’entende parler. Elle est dans mes yeux, dans mes oreilles, dans mon cœur, dans toute ma chair : comment pourrais-je l’arracher de moi ?

— Tu l’aimes à ce point ?

— Au point que tout ce qui me vient d’elle me semble doux, que, faute d’obtenir son sourire, je mendie ses rebuffades. Je suis comme le chien qui sait qu’il va recevoir un coup de trique, mais qui rampe tout de même vers son maître pour lui lécher les mains.

— Je connais ton mal ; j’en ai souffert autrefois. J’ai guéri. Tu peux guérir encore.

— Quel est le remède, Aïeul ?

— Renonce à Maÿ. Elle n’est pas faite pour toi. Tu es simple, elle est compliquée ; tu es franc et honnête, elle est perverse et fausse. Tu es pauvre ; elle raffole des bijoux, des belles tuniques, des piastres neuves, toutes choses que tu ne pourras lui donner… Il te restait une chance de bonheur : elle admirait ta force. Elle a perdu la tête, un instant, en ton honneur : tu as été assez niais pour te dérober… Elle ne te pardonnera pas de l’avoir respectée ; tu as perdu à ses yeux ton prestige de solide gaillard pour n’être plus définitivement qu’un nigaud maladroit. Tu as passé à côté du bonheur, ne t’acharne pas à courir après. Il y a d’autres filles que Maÿ.

— Aïeul ! Aïeul ! quelle fille est pareille à Maÿ ?

— Je connais cette antienne : je l’ai chantée. Et je ne la chante plus. Tu sauras que les femmes sont toutes pareilles les unes aux autres ; elles se valent toutes. Celles qui paraissent meilleures, il ne leur a manqué, à celles-là, que l’occasion de faillir… Du moins, si tu dois te marier, faut-il t’arranger pour mettre le plus possible d’atouts dans ton jeu : choisis une bonne grosse fille qui ne soit pas détraquée ni vicieuse.

— Je ne pourrai pas, je ne pourrai pas oublier Maÿ, gémit lamentablement le pauvre Maboul.

— Tu l’oublieras, petit frère… Tu souffriras, parbleu ! Tu passeras des nuits blanches ; il t’arrivera d’errer anxieusement autour de la case de la bien-aimée ; tu n’auras plus de cœur à rien. Puis, un beau matin, tu laisseras pour toujours sur ton lit de camp ton cauchemar mauvais ; tu jugeras que ton idole est une ridicule pimbêche ; tu brûleras gaiement ce que tu avais adoré. Tu seras grand, fort et joyeux, parce que connaissant les femmes et les méprisant. Tu seras heureux !

— Maÿ seule pourrait me donner le bonheur !

— Il ne peut venir des femmes que deuil et malheur. Oublie Maÿ.

— Je ne peux pas, je ne peux pas l’oublier !

— Alors oublie tout ce que je t’ai dit. Du moment que tu tiens absolument à épouser cette petite fille et que tous mes arguments ne peuvent prévaloir contre ton amour, épouse-la. Je peux me tromper, du reste, et je le voudrais. Je ne demande pas mieux que de te voir marié, père de nombreux enfants, choyé par ta compagne, heureux enfin. Je ne veux qu’une chose : ton bonheur ; et, puisque, d’après toi, il réside uniquement dans ton mariage avec Maÿ, je ferai venir, ce soir, le sergent Cang et je renouvellerai ma démarche… Rame un peu maintenant…

*
*  *

Le sergent Cang a consenti : le mariage se fera dans six mois. Selon l’usage annamite, Maÿ n’a pas été consultée : son père lui a simplement amené Hiên et les deux fiancés ont échangé la noix d’arec et la feuille de bétel. Elle n’a point souri ; elle n’a point pleuré : à quoi bon ?

Le pauvre Hiên, encouragé par Thi-Baÿ, a voulu mettre ses lèvres sur les joues froides et fermes de sa future femme. Elle s’est laissé embrasser, les yeux morts. A quoi bon résister ?… lui a-t-on demandé son avis ?…

L’Aïeul l’a fait comparaître dans sa belle maison tendue de soie et gardée par des bouddhas barbus ; il l’a félicitée, en présence de Hiên, et lui a fait don d’une boîte laquée où, sur un lit de coton rose, dormait un splendide collier d’or travaillé au poinçon. Elle a mis le collier à son cou ; sa figure s’est illuminée, une seconde, et Hiên le Maboul a été envahi d’une joie démente : il a cru que son bonheur serait éternel et les paroles de l’Aïeul sont sorties de sa mémoire.

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