Hiên le Maboul
XXI
Thi-Sao ferma son ombrelle de soie grenat, que noyaient les plis de la dentelle noire, et grimpa sur un tas de cailloux abandonnant la route à la cohue minable et bigarrée des tirailleurs qui se rendaient aux chantiers. Les figures bronzées, bouffies encore par la sieste, s’épanouirent, des rires coururent, des yeux clignèrent vers le visage barbouillé de poudre de riz jusqu’à la ligne jaune du cou, vers les sourcils allongés à l’encre de Chine, vers les joues adroitement peintes au vermillon.
— Ma bonne tante, interrogea un loustic, est-ce pour me proposer une femme que tu trottes par les chemins aux heures chaudes ?
— Tu t’es mal regardé, s’empressait de répliquer à tue-tête un camarade ; ce n’est pas pour un petit client comme toi qu’on se mettrait en campagne en grande tenue, toutes bagues aux doigts, bracelets jusqu’aux coudes, triple tunique !
— Fais demi-tour, très honorable courtière ! conseillait Phuc. Il n’y a pas, dans cette direction, de gibier à rabattre. Nos épouses sont trop laides pour charmer les beaux messieurs que tu approvisionnes… Tu pourrais, cependant, t’adresser à la mienne, celle qui demeure dans la troisième case et qui ressemble à un petit crapaud…
La colonne entière salua d’un rire inextinguible cette réclame inattendue, faite par le mari facétieux, et s’éloigna sous l’œil méprisant de la dame maquillée.
Thi-Sao exerçait la profession lucrative d’entremetteuse. Comme tant d’autres congaï, elle avait eu quelques heures de vie honnête. Fille de sampaniers, elle avait épousé à quinze ans un rustre quelconque, lequel avait eu, à ses yeux, le tort grave de n’apporter en ménage que ses dix doigts de laboureur robuste. Thi-Sao, après quelques mois de sagesse, avait planté là, un beau soir, l’époux infortuné de qui la pauvreté lui répugnait.
Pendant vingt ans, elle avait roulé sous les moustiquaires des fonctionnaires français, quittant les villas à vérandas roses des administrateurs pour les taudis saïgonnais où s’attardaient les épaulettes jaunes des simples fantassins. L’âge venant, il lui avait paru fructueux et agréable de mettre au service d’autrui son expérience personnelle. Elle occupait ses journées à faire et à défaire des unions libres, selon l’humeur de ses clients, représentant à telle « petite épouse » de gendarme l’insuffisance évidente des douze piastres allouées mensuellement par ce dignitaire peu rétribué, démontrant à telle autre, veuve provisoire, les avantages mirobolants d’un mariage avec certain commis des douanes, dénichant pour tel gâteux prématuré des adolescentes expertes. A nouer ou dénouer, non sans art ni discrétion, ces délicates intrigues, elle avait eu avec la police quelques fâcheux démêlés, mais avait amassé un capital solide dont elle tirait un revenu respectable. En dépit des atteintes indéniables des années, elle n’avait point perdu toute jeunesse de cœur : elle avait ses faiblesses et subventionnait, disait la chronique, un jeune et blond gaillard, commissaire des Messageries Fluviales. Telle était Thi-Sao.
Aux injures plaisantes des tirailleurs elle ne répondit que par une grimace de dédain qui plissa la graisse poudrée de son visage ; la colonne passée, elle rouvrit son ombrelle et descendit de son piédestal de cailloux en prenant garde de gâter le velours brodé de ses mules. Rassérénée par le plein succès de cette opération difficile, elle poursuivit sa route avec majesté, roulant des hanches et des reins selon sa vieille habitude professionnelle, pour la plus grande joie de la sentinelle accroupie dans sa guérite tricolore.
Maÿ était aux aguets derrière le store de sa case ; elle sortit précipitamment dans la petite cour de terre battue :
— Ne t’arrête pas, souffla-t-elle ; si quelque femme t’apercevait ici, je serais perdue. Continue jusqu’à la digue : je t’y rejoindrai.
Quelques minutes après, l’ancienne et la recrue s’installaient à l’abri des yeux indiscrets entre des roches éboulées.
— Que veux-tu encore ? demandait Maÿ vaguement inquiète.
— Mais rien, petite sœur, rien ! Je m’intéresse à toi, voilà tout ; à toi et à tes amours, auxquelles j’ai quelque peu aidé… Parlons un peu de cette première entrevue. Le jeune homme du Sanatorium a-t-il eu le don de te plaire ?
Le petit visage se teinta de rouge vif :
— Laissons cela ! laissons cela !
— Je sais, dit Thi-Sao, maternelle. Les débuts sont toujours pénibles. Moi qui te parle, il m’a fallu quinze jours pour m’accoutumer à mon premier mari français : les occidentaux exhalent une odeur de cadavre… On s’y fait ; tu t’y feras… Parlons d’autre chose : as-tu reçu les piastres promises ?
Ce disant, elle secouait la courte veste où sonnèrent les écus. Aussitôt le sourire fit place sur sa face à des grimaces qui s’efforçaient d’exprimer une affliction sans bornes :
— Te voilà riche, petite sœur. Et moi qui ai fait ta fortune, moi qui la ferais encore demain, si cela était nécessaire, je suis pauvre et malheureuse. Les créanciers me harcèlent : il me faudra bientôt me séparer de mes bijoux pour échapper à la prison dont je suis menacée… Je suis bien malheureuse !…
Elle extirpa des profondeurs de sa poitrine puissamment capitonnée une sorte de hurlement discret qui prétendait figurer un sanglot.
— Mais, interrogea la voix nette de Maÿ, n’as-tu pas les piastres que le Français t’a remises et celles que tu m’as soutirées en échange de tes services ?
— « Soutirées » !… Elles sont toutes les mêmes, caressantes et gonflées de promesses tant que les accordailles ne sont point célébrées ; mais, à peine franchie la moustiquaire, les ingrates me reprochent le mince cadeau que je n’exigeais point… Elles sont bien aises pourtant, le jour où les vingt piastres mensuelles leur paraissent une somme dérisoire, elles sont bien aises de revenir taper à ma porte…
— Je reconnais que tu m’as été utile ; mais tu as été payée : laisse-moi donc en paix maintenant.
— C’est cela ! grinça Thi-Sao. « Je suis établie, je n’ai plus besoin de la bonne Thi-Sao : qu’elle retourne à sa niche !… » Mais non ! ne te hâte pas de te croire débarrassée de ma tutelle. Tu m’as payée, c’est entendu ; tu ne me dois plus rien ? c’est autre chose. Tu me dois une gratitude infinie, d’autant plus qu’il me serait facile de te créer de graves ennuis. Aimerais-tu, par exemple, que j’aille raconter à ton grand diable de fiancé le détail de nos négociations ?
— Tu ne feras pas cela ! gémit la craintive Maÿ, se figurant les terribles poings noueux.
— Non ! je ne ferai pas cela, parce que je t’aime bien et que tu n’hésiteras pas à me secourir dans le besoin… Donne-moi cinq petites piastres…
— Non ! non ! non ! Tu n’auras pas de moi une sapèque, entends-tu ? Sous prétexte que tu m’as plus ou moins mariée, tu comptes faire de moi ton banquier et ton esclave. Tu n’auras rien !
— Tu as bien réfléchi ?
— Oui ! Je ne te crains pas. Tôt ou tard mon fiancé saura la vérité : avant qu’il la soupçonne, je lui demanderai de me rendre ma parole… Va-t’en, maintenant !
Thi-Sao se leva, arrangea les plis de ses trois tuniques, agita gracieusement son ombrelle et déclara d’un ton mielleux :
— Je m’en vais, ma fille, puisque tu m’en as priée, mais il t’en cuira.
Elle s’en fut, majestueuse, et Maÿ la suivit de loin, inquiète mais bien décidée à ne se laisser point asservir. Derrière la palissade du camp, les femmes préparaient le repas du soir sur des foyers de pierres sèches : elles rirent bruyamment au passage de l’aventurière et les plus hardies se risquèrent jusqu’à l’interpeller joyeusement :
— Eh bien, ma tante, as-tu fait de bonnes affaires ?
— Vous êtes trop aimables, minauda Thi-Sao, mes affaires vont au mieux de mes désirs !
— Grâce à l’une de nous, peut-être ? insinua plaisamment une gaillarde noiraude qui portait sur la hanche son sixième rejeton.
— Hélas ! non : vous vous gardez trop bien par vous-mêmes… Vous ne vous êtes donc jamais regardées dans un miroir, ô toutes belles ? Vous mettriez en fuite jusqu’aux mauvais esprits.
* *
Un coup de clairon annonçait la pause. Hiên le Maboul s’assit sur le remblai, les jambes pendantes, regardant crouler le sable fin qui scintillait. Sur l’eau trouble, une fourmi rouge ramait désespérément, fuyant la mort : Hiên lui tendit une feuille de manguier ; elle s’y cramponna. Il la considérait qui, sans bouger, séchait ses pattes au soleil. Il pensa :
— Voilà que j’ai rendu cette fourmi à la vie. Encore deux ou trois convulsions, et tout était fini : elle sombrait, entrait dans le grand sommeil. La voilà sauvée : la lutte va la reprendre, le travail incessant, le trot ininterrompu de la fourmilière au cadavre découvert sous les feuilles, du cadavre à la fourmilière… Et cependant elle se cramponnait à cette vie misérable, et moi-même j’ai jugé stupidement, comme elle, que la vie était préférable au repos définitif, puisque je l’ai retirée de là… L’instinct est terriblement fort en nous, animaux…
Derrière lui, cachés par la benne renversée, Phuc et Nho s’étaient accroupis dans l’ombre du wagonnet. Ils causaient avec animation et Hiên entendit soudain prononcer son nom.
— Parle donc moins fort ! disait Nho. Si Hiên t’entendait !…
— Allons donc ! Il est sur le talus de la route, en train d’acheter des gâteaux. Nous sommes bien seuls : on peut parler.
— Alors tu crois que Thi-Sao, tout à l’heure, venait pour Maÿ ?
— Puisque je te le dis !… Voilà quinze jours que cette sale femme rôde autour du camp, cherchant à se faufiler sans être aperçue. Je l’ai vue, avant-hier, remettre à Maÿ une clef et un petit paquet d’où sortait un bout de soie rouge. Puis j’ai entendu un bruit de piastres… Il paraît que le compte n’y était pas, car les deux chipies se sont attrapées et Thi-Sao n’a pas eu le dernier mot : Maÿ est une rude luronne qui n’a pas froid aux yeux. Elle ira loin… au moins jusqu’à la prochaine « cagna bambou » !…
Ils furent secoués tous deux d’un rire énorme, qui amena des larmes au bord de leurs paupières.
— Pauvre Hiên ! déclara Nho, s’essuyant les yeux, ce n’est pas bien de rire ainsi. Pauvre Hiên ! pauvre Maboul !
— Oui, c’est dur : pas encore marié, et déjà trompé !
— Voilà le clairon qui sonne ! File à ton atelier, mauvais plaisant !
Hiên se dressa derrière le wagonnet : Nho vit ses yeux égarés, ses joues pâles, ses mains dansantes. Il bégaya :
— Je… je… te croyais sur la route… Qu’as-tu entendu ?
Hiên le Maboul secoua la tête, essaya de parler :
— Rien ! articulèrent péniblement ses lèvres frémissantes.
— Il ment, pensait l’autre, il ment : il a tout entendu… Quelle brute maladroite, ce Phuc !
Ils redressèrent la benne, poussèrent le wagonnet sur les rails grinçants.
Hiên le Maboul a tout entendu. De son front baissé la sueur froide ruisselle, tombe goutte à goutte sur la terre piétinée qui semble vaciller. Il ne pleure pas : il cache soigneusement sa douleur, comme le cerf blessé dérobe son agonie. Il s’efforce de paraître indifférent et brave ; mais ses mains ne cessent pas de danser fébrilement sur la tôle rouge et ses jambes fléchissent comme si une faux invisible avait tranché ses jarrets.
— Je n’en peux plus ! souffle-t-il tout à coup.
— Écoute, frère aîné, gémit son compagnon navré, ne t’arrête pas… Continue à marcher à côté de moi, un moment encore : il faut que je te parle… Ce Phuc est idiot ; c’est une mauvaise langue : il éprouve sans cesse le besoin de raconter un tas d’histoires, pour se faire valoir et prouver qu’il est renseigné sur tout ce qui se passe. Il plaisantait tout à l’heure ; il mentait impudemment, suivant sa coutume. Faut-il te jurer que je ne crois pas un mot de ses racontars ?
— Jure ! implore Hiên frissonnant, en qui subsiste l’illusion indestructible. Jure !
Au milieu de la rizière miroitante où vaguent les buffles boueux, Nho s’arrête, lève la main.
— Merci ! merci !… Je suis fou, vois-tu !… J’ai cru que j’allais tomber et mourir lorsque parlait ce fourbe ! Tu vois : tout mon corps tremble, j’ai la fièvre !
— C’est vrai : tu es fou… La moindre plaisanterie te bouleverse. Tu es fou !
— Hé ! là-bas ! voulez-vous bien trotter ! cria le sergent Cang.
Le wagonnet vola. Le doute et l’espoir se battaient dans le cerveau en déroute de Hiên tandis qu’il galopait sous le soleil ardent, sans voir la tristesse pitoyable qui assombrissait les yeux de son compagnon.