Hiên le Maboul
VIII
Lorsque Hiên le Maboul, attrapant par le fond de sa culotte ce mauvais plaisant de Phuc, l’envoya rouler par-dessus la levée de pierres sèches, il était loin de se douter que son haut fait lui vaudrait le bonheur. Il en est ainsi pourtant : les railleurs sont fixés désormais sur la ligne de conduite à suivre, et si quelqu’un songeait encore à décocher quelque quolibet à l’ancien souffre-douleur, la vue des grosses mains dures et poilues et le souvenir du traitement qu’elles infligèrent au loustic imprudent suffiraient à le détourner de son projet. Les bourreaux de Hiên ont tous désarmé : Pietro, par crainte de l’Aïeul, et les autres, par crainte des poings rocailleux.
Maÿ s’est humanisée. Non que son dédain pour l’amoureux tremblant se soit atténué ; mais elle éprouve à son endroit cette curiosité malsaine et irrésistible qui pousse beaucoup de femmes vers la force brutale. Il n’est plus pour elle le timide Hiên, le gauche et ridicule esclave qui balbutie des mots incohérents, le balourd aux mains frissonnantes : elle ne voit plus en lui que le lutteur qui précipita dans le sable de la plage le misérable Phuc, le glorieux lutteur dont les muscles se gonflaient, dont le visage s’était transfiguré dans l’ardeur du combat. Sa chair, qui a frémi pendant que les deux hommes étaient aux prises, s’émeut encore à l’image de la bataille et du vainqueur.
De cette émotion, Hiên le Maboul n’a rien deviné ; il sait seulement que les regards de son idole ont parfois pour lui des douceurs inespérées ; il sait que Maÿ s’efforce de le moins rudoyer, et il se figure, incurable nigaud, qu’il a désarmé son hostilité à force de soumission aveugle et d’humble dévouement.
L’Aïeul a bientôt surpris la flamme allumée dans les yeux de la fillette ; il est fixé sur la nature toute matérielle du feu interne d’où cette flamme a jailli et dès maintenant se croit assuré de la marche future des événements. Quelque jour, un fossé prêtera son talus complaisant à l’amoureux transi et à la poupée incandescente… Hiên le Maboul confiera son secret à l’Aïeul, l’Aïeul narrera la chose au vieux Cang et l’on mariera sans tarder les deux coupables… N’est-ce point là ce que rêve Hiên, après tout ?… Et ils auront beaucoup d’enfants et ils seront très heureux : conclusion toute naturelle et morale d’un acte naturel et nullement immoral, dans ce pays où fleurit le mariage libre, où la virginité ne constitue point pour les jeunes filles une dot indispensable…
En attendant d’échanger avec Maÿ le bétel et la noix d’arec, Hiên nage dans la béatitude : l’amour est entré dans sa vie et il découvre que la vie est un paradis terrestre. Cependant il continue de s’instruire, et, n’étant plus troublé par les brimades et les rebuffades, il fait des progrès foudroyants.
* *
En dépit de ses progrès journaliers, l’exercice continuait à représenter pour Hiên la tâche la plus ingrate qui pût lui être imposée ; il continuait à préférer sans conteste aux mouvements compliqués et multiples du maniement d’armes les efforts pénibles mais familiers de la corvée.
Il était écrit que ce dernier tracas ne viendrait plus à la traverse de sa félicité.
Un matin, en présence des quatre sections formées en carré, le sergent-major proclama qu’après le réveil de la sieste la solde mensuelle des tirailleurs leur serait payée par le capitaine selon l’usage établi, et que, l’opération terminée, il leur serait fait part de modifications très importantes au tableau de service.
A l’heure dite, la compagnie s’aligna dans l’allée de flamboyants, tandis que se massait devant la porte du camp la foule des créanciers, toujours avertie de cette cérémonie intéressante. Sous la véranda de la grande case étaient disposées des tables drapées de couvertures grises, sur lesquelles scintillaient les piles de sapèques, de piastres, de sous neufs. Derrière les tables, trônait le capitaine flanqué de ses comptables et de ses officiers.
Les tirailleurs regardaient l’Aïeul qui, sous ses moustaches dorées, souriait au soleil épandu sur le camp, aux clochettes pourpres des hibiscus, à la fumée bleue de son cigare, et les braves petits bonshommes, accroupis sous les flamboyants, souriaient à la pensée joyeuse de leur dieu. Content de l’ombre fraîche de la véranda et l’âme illuminée de toute la lumière extérieure, il fumait paisiblement et causait avec le capitaine et le sous-lieutenant, que sa gaieté gagnait et qui riaient aussi.
La séance commença : un par un, les sergents, puis les caporaux, puis les tirailleurs s’approchèrent des tables, empochèrent leur mince tas de piastres, de piécettes, de sous et de sapèques. Ils saluaient, faisaient demi-tour et s’en allaient jusqu’à la palissade, où se payaient les dettes du mois. Le règlement de comptes n’allait pas sans criailleries et sans querelles. Le tirailleur célibataire qui, entre deux pauses d’exercice, avait englouti à crédit de succulentes soupes au vermicelle ou grignoté de délicieux caramels aux amandes avait une tendance déplorable à reprocher aux vendeuses d’avoir allongé sa note et n’extrayait qu’à regret de sa poche les écus si péniblement gagnés. Tout le long de la palissade s’échangeaient des protestations larmoyantes et des injures.
Mais cela ne dura pas : le paiement de la solde touchait à sa fin ; les rangs se reformèrent sous les flamboyants, et tout le monde fit silence, dans l’attente des nouveautés promises.
L’Aïeul se leva, et, s’appuyant d’une main sur la table, annonça que lui, lieutenant, prenait à dater de ce jour le commandement de la compagnie, le capitaine ayant achevé ses deux ans de Cochinchine et devant s’embarquer, avant la fin de la semaine, à Saïgon ; le sous-lieutenant quittait également le Cap-Saint-Jacques et partait pour Biên-Hoa, où l’on constituait de nouvelles unités. Ainsi l’Aïeul se trouvait rester seul officier à la compagnie, mais il comptait sur la bonne volonté de tous et sur leur dévouement pour ne point succomber sous le fardeau pesant de ses multiples attributions.
Les figures ouvertes et réjouies des gradés européens, les larges sourires des tirailleurs lui répondirent aussitôt. Sur son ordre, le petit fourrier lut avec volubilité un considérable document auquel les Français ne comprirent pas grand’chose, et les indigènes encore moins. De la traduction hachée et filandreuse qu’en fit le sergent Cang la lumière ne jaillit pas davantage.
L’Aïeul donna quelques éclaircissements : le gouvernement de l’Indo-Chine, persuadé de l’importance stratégique du Cap-Saint-Jacques, avait résolu de porter sa garnison de tirailleurs d’une compagnie à un bataillon ; le camp destiné à loger tout ce renfort serait construit dans le terrain vague dit de « la maison Lacourse », où se faisaient habituellement les exercices de service en campagne. Les tirailleurs de la compagnie déjà présente au Cap seraient chargés de cette construction. En conséquence, le « tableau de service » était suspendu, l’exercice et les théories supprimés, et tous les jours de la semaine, à l’exception du dimanche, consacrés aux travaux.
Un murmure de joie courut dans les rangs et, sous l’œil navré de l’adjudant Pietro, Hiên le Maboul frotta vigoureusement ses mains l’une contre l’autre.
Déjà l’Aïeul répartissait la besogne et formait des groupes : les bûcherons, qui couperaient dans la forêt les arbres les plus droits et d’essence convenable ; les charpentiers, qui débiteraient ces troncs en madriers et en chevrons ; les maçons, qui dalleraient le sol des cases ; les manœuvres, qui piétineraient la boue et la paille de riz pour en faire du torchis, garniraient de ce torchis le clayonnage des murs et les plafonds, attacheraient les faisceaux de paille sur les toits ; les terrassiers, enfin, recrutés parmi les gens dépourvus d’aptitudes spéciales mais dotés de bras musclés ; à ceux-là incomberait la tâche de pousser les wagonnets Decauville, de creuser les caniveaux et fossés. Parmi eux fut Hiên, à qui échut en partage le wagonnet no 4, de moitié avec son voisin de lit et ami Nho. Chacun de ces groupes fut placé sous la direction d’un sergent français, secondé d’un sergent indigène et de caporaux. L’Aïeul se réservait la surveillance générale des travaux, dont il avait dessiné les plans. Quant à Pietro, dont les hautes capacités se trouvaient ainsi sans emploi, il reçut mission de veiller au maintien de la discipline sur les chantiers, mais sans avoir à s’immiscer dans le détail des constructions.
Chaque gradé dressa la liste de ses ouvriers, en fit l’appel, les avertit de leurs fonctions nouvelles. Ce fut un moment de tapage étourdissant, de numéros matricules vociférés à plein gosier auxquels répondaient des « Présent ! » non moins vigoureux. Puis le calme et l’ordre se rétablirent, et, dans le silence profond qui suivit, le sergent Cang annonça que l’Aïeul, en l’honneur de sa prise du commandement, offrait à chaque escouade une bouteille de choum-choum[10], et les rangs furent enfin rompus, avec des cris et des gambades folles.
[10] Alcool de riz.
* *
Sur la terre battue, devant la maison de Cang, Hiên le Maboul et Maÿ sont assis côte à côte ; la nuit tombante résonne du bruissement de l’écume sur le gravier de la plage, résonne aussi des chants des tirailleurs, un peu ivres. Maÿ ne regarde pas son compagnon ; à quoi pense-t-elle, ses yeux durs ensanglantés par le soleil couchant ? A quoi pense-t-elle, tandis qu’elle chantonne, d’une voix menue de toute petite fille, une romance séculaire et mélancolique ?
L’amoureux, que ragaillardissent l’événement du jour et la gorgée d’alcool qu’il vient d’ingurgiter, sent bouillonner dans son cœur une allégresse inusitée, et, subitement, il lui vient une idée géniale : pourquoi n’offrirait-il pas à la fillette de goûter à son choum-choum ? Il se rapproche d’elle, hésitant et gauche, le bol de faïence aux doigts :
— Sœur aînée, veux-tu boire du choum-choum que l’Aïeul m’a donné ?
La chanteuse s’arrête court : est-ce bien Hiên le rustre, Hiên le balourd, Hiên le Maboul, qui lui adresse cette proposition galante ? On lui a changé son sauvage !
— Je veux bien en boire un peu !
— Je vais chercher une autre tasse, réplique Hiên, émerveillé de son succès.
— Mais non ! mais non ! Je boirai dans ton bol… Ne te trémousse pas ainsi : tu vas tacher ma tunique.
Elle boit à petits coups et sourit, tout de suite échauffée et rose.
Elle a souri ! elle a souri ! Elle a fait cette aumône imprévue au pauvre honteux qui n’osait point tendre la main ! Il n’en croit pas ses yeux et il rit aussi, il rit bêtement… Imbécile, qui ne sait point que l’heure fuit et qu’avec elle s’envole l’occasion unique !
Maintenant le bol est vide et Maÿ ne rit plus et reprend sa petite chanson triste, et Hiên le Maboul la regarde, les yeux ronds, la bouche ouverte et les bras ballants.