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Hiên le Maboul

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V

Bèp-Thoï coiffa la lampe trapue de son abat-jour de papier où quelque amateur avait figuré à l’encre de Chine une charge de cavaliers tartares. L’Aïeul bourra sa pipe, l’alluma et, renversé sur son fauteuil, envoya vers le plafond des cercles de fumée blanchâtre.

Devant lui, sur le bureau de bois brun, un singe japonais taillé dans l’ivoire grimaçait abominablement, campé sur une pile de vieux journaux ; un coupe-papier d’argent où s’étalaient les quatre feuilles de trèfle symboliques, souvenir glissé sur le quai de la gare dans la poche du neveu partant, fraternisait, dans une coupe de métal embouti et doré, suprême épave d’un lointain cotillon, avec une lame rouillée qu’un chef moï avait échangée contre une pipe de bruyère en signe de fraternité ; une armée de crayons, de bâtons de cire, de canifs, submergeait le fond d’un plateau en bois de teck, masquant un surprenant paysage de nacre où des cerfs monstrueux fuyaient entre des arbres rabougris.

Sur les étagères, des romans et des revues s’entassaient en piles fraternelles, Anatole France coudoyant Loti, Pierre Veber donnant la main à Myriam Harry.

Sur des écrans de plumes de marabout, des photographies parlaient des colonies jadis visitées et des camarades morts : celui-ci, ami d’enfance, foudroyé par le tétanos, celui-là, traîtreusement assassiné par des pagayeurs sur le Niger ; un autre, voisin d’étude à Saint-Cyr, fauché par le choléra ; tous des jeunes gens, presque des adolescents, souriants dans leurs dolmans pâles… Et l’Aïeul songea qu’à travers les siècles un peu de l’âme aventureuse des croisés était passé dans l’âme des « coloniaux ». Pourquoi étaient-ils partis, ceux-là, sachant bien que la mort les guettait, glorieuse parfois, mais plus souvent hideuse et lamentable, la mort tapie dans l’eau infecte des mares, dans l’humus des forêts, dans la boue des rizières, la mort sous la moustiquaire d’un lit d’hôpital ? Ne furent-ils pas victimes d’un mirage merveilleux, suscité par des lectures d’autrefois, mirage de Pavillons-Noirs ou de marchands d’esclaves à occire, mirage de missionnaires martyrisés à venger, mirage de pays enchanteurs où, sous le soleil perpétuel et éblouissant, s’épanouit une végétation exubérante, mirage d’amours exotiques ? Ou plutôt ne furent-ils pas chassés de la mère-patrie par l’invincible écœurement de la vie moderne, plate et sans saveur, et que déshonorent la lâcheté pratique des bourgeois et l’incurable brutalité de la foule ?… Ils sont morts, mais furent heureux, puisqu’ils vécurent leur rêve.

Au-dessus du bureau, trois masques de samouraï ricanaient douloureusement, des moustaches de crin plantées dans leurs lèvres de plâtre verni. Un faisceau de sagaies moï luisait dans la pénombre, rayonnant autour d’un petit bouclier de bois de fer fretté de cuivre rouge.

Deux fusils à pierre allongeaient leurs canons de fer et leurs crosses, incrustées d’ornements de tôle découpée, sur chaque flanc d’un panneau de soie où des artistes khmers avaient peint minutieusement une scène de chasse copiée dans la pagode royale de Pnôm-Penh. Une tenture à demi relevée laissait entrevoir dans une autre chambre obscure le lit autour duquel s’agitait l’ombre falote de Bèp-Thoï : un brodeur de Bac-Ninh avait tracé sur le satin pourpre une touffe de bambous trempant leurs racines jaunes dans l’eau d’un marais que traversaient d’un vol foudroyant deux martins-pêcheurs.

A chaque angle de la pièce, des bouddhas de bois laqué dormaient sur leurs stèles noires ; des cycas déployaient à leurs pieds des gerbes de lances vertes et luisantes ; au-dessus de ces faces ironiques et sournoises flottaient les plis de soie d’étendards chinois à hampe de bambou. Contre les murs, des génies brodés sur la soie jaune enlaçaient leurs pattes de chimères et leurs corps de serpents, dardaient d’horribles yeux blancs et crachaient du feu par les naseaux. Surplombant les portes, des lanternes de papier huilé et couleur d’or balançaient leurs ventres badigeonnés de caractères vermillon.

Par delà les vérandas, la brousse sombre ondulait jusqu’à la route : un chien aboyait derrière quelque case indigène noyée sous les bananiers. Dans le ciel noir, où grouillait le troupeau des étoiles, la montagne du Phare profilait sa masse grise où s’allumait et s’éteignait une étoile énorme et rouge.

L’Aïeul s’accouda sur la balustrade de pierre et se réjouit silencieusement de la nuit profonde et parfumée.


L’Aïeul est un sage. Au spectacle des religions rivales et qu’il juge pareillement vaines dans leur antagonisme avec la nature, ses croyances d’« ancien élève de nos maisons » se sont envolées. Des femmes l’ont aimé ; d’autres l’ont dédaigné ; toutes l’ont averti de l’âme féminine, instinctive et peu sûre : il estime avisés les Orientaux qui ont confiné leurs femelles dans le rôle de bêtes de somme et de machines à perpétuer l’espèce.

L’injustice triomphante et quotidienne l’a fixé sur l’agréable plaisanterie des hommes égaux et frères, et la formule : « L’homme est un loup pour l’homme », lui donne chaque jour la solution d’une foule de menus problèmes. Ainsi éclairé sur la férocité native de la race, il fait pourtant le bien, mais par répulsion naturelle pour le mal, qui est laid et sans grâce ; il fait le bien sans espérance. Il abhorre la violence, l’hypocrisie et le bluff ; ses sympathies vont aux humbles, aux simples qui, du moins, « ne savent pas ce qu’ils font ».

Il fait son métier avec conscience et en souriant ; il l’aime, car le culte passionné de la Patrie a survécu en lui à la mort de ses illusions. Il ne croit pas, comme certains pessimistes naïfs, que son rôle d’officier ait perdu de son prestige et de sa grandeur ; fils du peuple, il se glorifie d’instruire des enfants du peuple, soldats comme lui, mais armés d’un fusil au lieu que lui porte une rapière. Il se moque des marchands de tirades périmées qui le représentent comme un « traîneur de sabre » ou un « bouilleur de nègres » ; mais il redoute aussi les braillards qui vont pleurant la déchéance de la « Grande Muette ».

En somme, il est un peu enclin à l’ironie, très sceptique et ami des teintes douces. C’est un sage.

Seule l’abominable pensée de la vieillesse trouble sa sérénité. S’en aller tout d’un coup, au grand soleil, le long d’un talus, le front brisé par une balle ou fendu par un coup de sabre, mourir enfin par surprise et violemment, comme le voudrait la loi de la nature, soit ! Mais assister continuellement au lent travail de la mort sur tout son corps, de la mort qui vient avec les rides, avec les sillons rougeâtres tracés dans la peau du visage, avec les cheveux qui grisonnent et qui tombent, avec les os qui se tordent et se déforment ! Tout jeune encore, cette idée le torture. Il a lu Bel-Ami, mais il ne le lira plus de peur de rencontrer les pages atroces où Maupassant a crié son effroi de la vieillesse et de la mort. Pourquoi, pourquoi a-t-il perdu l’illusion divine de la foi, de la foi en la résurrection, en la vie éternelle, de la foi qui eût charmé son angoisse de vieillir, de se sentir arraché de la vie ?…

Car il est amoureux de la vie. Il la regarde avec des yeux épris et enchantés. La lumière, les sons, les couleurs ont un sens pour lui : ils sont une palpitation de la Nature, sa divinité, qui a occupé dans son cœur la place des dieux déchus. A la contempler, il n’a point gaspillé son temps : elle a donné à son adorateur l’exacte notion du vrai et du beau et l’horreur de l’artificiel.


Sur le ciel étoilé les aréquiers découpaient leurs panaches : le vent se levait, apportant de la baie de Ti-Wan les rumeurs lointaines des vagues, la plainte incessante du sable balayé par l’écume ; une flûte modulait une mélopée monotone ; un oiseau répétait interminablement les deux notes de sa chanson. Le parfum des fleurs de papayers embaumait l’air tiède.

Accoudé sur la balustrade de la véranda, l’Aïeul laissait s’éteindre sa pipe ; il plaignait les malheureux qui, terrés dans leur tanière et hantés par quelque insatiable désir ou rongés par quelque mal inguérissable, attendaient que le sommeil des brutes vînt les terrasser et ne voyaient rien de cette nuit étincelante ; il s’apitoyait sur lui-même, dont les yeux se fermeraient, quelque jour, à de tels spectacles.

Quelque chose remua entre les cactus : un chien annamite, sans doute, ou plutôt un malandrin à l’affût… Bèp-Thoï écarta la tenture pourpre, se faufila sous la véranda en prenant soin de ne pas passer devant la lampe et s’en alla vers les cactus, armé d’un bambou. Des cris éclatèrent. La petite voix sèche du vieux tirailleur proféra des jurons étouffés et déclara :

— Mon lieutenant, c’est encore ce vilain diable de Maboul. Il se cachait dans la brousse pour faire quelque sottise : je vais lui caresser les reins avec mon bambou.

— Ne le frappe pas, Bèp-Thoï. Amène-le ici !

Hiên fit une entrée piteuse sous la véranda, bousculé rudement par l’irascible Bèp-Thoï. Il roula des yeux effarés et serra plus étroitement dans ses deux bras une gerbe de fleurs de lotus.

— Que faisais-tu là ?

— Je suis venu t’apporter des fleurs, Aïeul à deux galons. J’ai vu, ce matin, sur l’étang, les lotus épanouis, et j’ai pensé que tu serais content comme moi de voir rire les lotus. Je suis retourné à l’étang, ce soir, et j’ai coupé toutes les fleurs. Les voilà : elles sont à toi.

— Mais pourquoi te cachais-tu ?

— Je n’osais pas approcher de ta maison. Je t’ai aperçu te penchant hors de la véranda et respirant la nuit, et je n’ai pas osé venir à toi. Je suis un sauvage, et tu es un génie tout-puissant. Que suis-je pour venir te troubler ? Et je demeurais là, sous les cactus, lorsque ton serviteur m’a découvert et m’a cogné avec son bambou.

— Pourquoi l’as-tu frappé, Bèp-Thoï ?

— Je t’ai entendu trop tard, Aïeul : je ne voulais pas le toucher, d’abord, mais ç’a été plus fort que moi, et je crois bien qu’il a reçu tout de même deux ou trois coups de mon bâton. Du reste, il est tout en os et ne doit pas avoir grand mal… Je vais toujours mettre ces fleurs sur ton bureau.

Hors du vase de porcelaine rouge, les chairs roses et blanches des lotus débordaient sur la table sombre ; l’Aïeul se rassit dans son fauteuil et huma l’imperceptible parfum. Hiên s’accroupit à côté de lui sur les dalles fraîches :

— Laisse-moi rester là ; je ne ferai pas plus de bruit que le chien couché aux pieds de son maître… Depuis ce matin, les phrases que tu m’as dites résonnent dans mes oreilles et il me semble que désormais, loin de toi, je ne pourrais plus rire. Loin de toi, je redeviens stupide et silencieux : un regard de toi me donne l’intelligence et la parole. Tu es un génie tout-puissant et je suis ton esclave… Permets-moi de venir, chaque soir, dans ta maison. Si le livre échappe de tes doigts, je le ramasserai ; si tu as chaud, je t’éventerai ; si tu as soif, c’est moi qui t’offrirai la tasse de thé ; si tu causes, je t’écouterai ; si tu préfères rêver, je serai à tes côtés, muet comme une pierre. Laisse-moi rester près de toi.

Hiên posa timidement ses deux mains tremblantes et noires sur le genou de l’Aïeul et leva vers lui des yeux suppliants où se lisait son désir éperdu : ainsi regarde le chien de chasse que l’on arrache à son délicieux sommeil au coin de la cheminée où ronflent les flammes joyeuses, pour le jeter dehors, dans la nuit glacée que peuplent les monstres. Au premier qui passa et lui parla sans éclat de voix ni mépris, l’humble Hiên s’est attaché et se cramponne.

— Mais tes camarades !… pourquoi ne t’invitent-ils pas à jouer comme eux de la flûte après le repas du soir ? Te haïraient-ils, par hasard ?

— Non ! non ! ils ne me haïssent pas ; il y en a même qui sont bons pour moi et qui m’aident à coiffer mon salacco, à nettoyer mon mousqueton. Mais, le soir, après le repas, ils se moquent de moi, me font des grimaces, me tirent par les pans de mon veston pour me faire culbuter, le dos dans la poussière… Et Maÿ rit…

— Et après ?… Te voilà bien dolent parce que cette petite sotte a ri en te voyant gigoter comme un crabe !

— Vénérable Aïeul, je ne veux pas, je ne veux pas que Maÿ rie de moi !

— Mais pourquoi, nigaud ?

— Pourquoi ? pourquoi ?… Je… je ne sais pas !

C’est vrai, il ne sait pas. Le demi-fou inoffensif que dès l’enfance on a persuadé de son indignité n’a connu l’autre sexe que pour le fuir avec soin, redoutant les railleries plus mordantes et les sarcasmes plus cuisants des filles. Sanglier solitaire, toujours enlizé dans sa bauge, les sens n’ont point parlé en lui. Et voici qu’il commence à sortir de sa torpeur, mais on ne lui a guère enseigné à faire l’analyse de son « moi », et lui-même reste confondu du trouble nouveau qui le bouleverse en présence de cette petite fille sournoise et méprisante : ainsi furent stupéfaits, sans doute, les sauvages d’Amérique qui entendirent pour la première fois siffler les balles ; et, de même qu’ils s’inclinaient avec effroi vers leurs frères blessés, cherchant en vain la flèche qui les avait abattus, Hiên le Maboul, penché sur son cœur en émoi, se demande avec épouvante quel est ce mal nouveau dont il souffre…

Il essuya du revers de la main son front que la méditation ardue emperlait de sueur. Civilisé que le raisonnement et la connaissance du sexe ennemi guérirent définitivement, l’Aïeul eut un regard apitoyé pour le primitif qui geignait devant ses genoux aux premières morsures de l’amour. Encore un homme à la mer ! Encore une dupe qui confiera béatement son bonheur aux griffes de la « bien-aimée » ! Encore un qui ne s’éveillera de son rêve que lorsque les ongles pointus et durs de « l’Élue » se seront ensanglantés à lui déchirer le cœur ! Encore un pantin que l’on fera rire ou pleurer selon la fantaisie de l’heure et « pour s’amuser » !… Plus que tout autre, d’ailleurs, ce rustre, inculte et lourd, qui s’amourachait de cette fine et cruelle idole d’ivoire, semblait livré d’avance au bourreau.

Pourquoi diable, songe l’Aïeul, pourquoi diable cette idée saugrenue est-elle allée se nicher dans la cervelle de ce barbare ? Ne pouvait-il pas s’éprendre tout simplement d’une robuste sampanière aux reins solides et aux bras musclés, qui se fût accommodée du premier venu pourvu qu’il fût bon rameur et bon mâle ? Espèce d’homme des forêts mal dégrossi, moitié faune et moitié chimpanzé, velu du poitrail et poilu des jambes, doté d’un tronc à peine équarri, d’une tête trop large et embroussaillée où luisent des yeux fous, quelles chances a-t-il de séduire la rusée Maÿ ?… Et celle-ci, malgré ses allures de fillette bien sage, n’a-t-elle point choisi déjà quelque boy qui l’aura éblouie avec ses chemises à plastron, ses cols à boutons de nacre, son faux chignon luisant de pommade ? Ou bien, plus positive, ne rêve-t-elle point le mari européen dont elle partagera le splendide lit à moustiquaire immaculée, qui lui donnera des piastres, des colliers d’or repoussé au poinçon, des bracelets, des bagues, des souliers brodés, le mari qui sera épris de son corps safrané et qu’elle trompera avec son cuisinier ?… Après tout, cela ne vaudrait-il pas mieux ? Désabusé d’un coup par un refus net, le pauvre Hiên souffrirait un mois ou deux, puis oublierait et tout serait dit.

Cependant l’Aïeul médite de parler de la chose au brave sergent Cang.

— Petit frère, sais-tu ce que je ferai demain matin ?

— Non, vénérable Aïeul…

— Eh bien, demain matin je demanderai au sergent Cang s’il consent à te donner sa fille. Nous verrons bien ce qu’il dira… Et puis, tu viendras chez moi chaque fois que tu le désireras… Maintenant lève-toi et retourne au camp : l’appel va sonner.

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