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Le meilleur ami

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Elle ne parlait plus de Gérard. Madame de Chanclos avait cessé de recevoir ; on quittait dans ce temps-là Paris de bonne heure : les « Cinq ou six » étaient dispersées ; et il n’était guère admissible d’inviter quelqu’un qui ne fût pas tout à fait des familiers de la maison. Le beau Gérard, on l’avait pour longtemps perdu de vue. Deux ou trois jeunes gens, un cousin de Bernerette et moi, nous nous retrouvions tous les huit jours, quelquefois plus souvent, dans le beau jardin du Ranelagh. Bernerette avait rajouté de la bonté au pastel. J’avais avec elle de fréquentes causeries, où je remarquais qu’elle me parlait plus qu’autrefois d’elle-même ; elle disait à tout instant : « Je pense… Moi, je suis ainsi… Si je vous confessais que… » Et surtout : « Au fond de moi ! »

« Au fond de moi !… » Me l’a-t-elle répété ! c’était un inconscient appel à l’accompagner au fond de son cœur ! C’est là qu’elle demeurait à présent, je le voyais bien ; elle ne voulait pas le dire, mais elle avait élu domicile dans le sous-sol obscur où elle caressait une pensée constante, inavouée ; et après en avoir beaucoup ou joui ou souffert dans la solitude, elle avait bien envie de faire faire à quelqu’un ce qu’on appelle le tour du propriétaire. Ah ! Bernerette ! Bernerette ! ne devinai-je pas vos secrètes demeures ? Et ce muet manège m’inspirait une telle compassion que j’en oubliais parfois ma sourde rage de jaloux, et je n’avais de moments paisibles, et, ma foi, presque agréables, que ceux où je me sentais plein de pitié pour elle.

Elle me devina, tout au moins elle soupçonna ce dernier sentiment chez moi, et me répéta un jour, en me touchant la main, ce qu’elle m’avait déjà dit :

— Vous êtes bon !

C’est un fait assez curieux, que je consentais bien à compatir à sa misère secrète, tant que nous restions là-dessus silencieux. Mais à cette légère allusion qu’elle y fit, je ne sais quoi regimba en moi : non, non ! je ne voulais pas avoir l’air de dorloter avec elle l’image de Gérard ! Et je protestai :

— Assez de bonté, Bernerette ! Vous vous trompez, je vous jure !

Elle eut presque peur. Après quoi, dès que je la vis troublée et malheureuse à cause d’un mot que je lui avais dit, ce fut moi qui faiblis, et j’aurais commis toute bassesse pour qu’elle se rassérénât, la chère petite !

Elle ne saisissait pas, bien entendu, tant de nuances sentimentales, et elle me cajolait de nouveau pour que je fusse « son ami », disait-elle. Ah ! l’ami que j’étais !

— Si je vous perdais !… me dit-elle aussi un jour.

Et une question qu’elle voulait provoquer peut-être, m’effleura les lèvres : « Vous êtes donc malheureuse, Bernerette ? » Mais je ne posai pas la question. Je ne fus pas bon, cette fois-là.

Puis arrivèrent, dans la première semaine de juillet, de grandes chaleurs ; la famille partit précipitamment pour la mer, parce que Bernerette semblait fatiguée. Sa mère me confia :

— Elle devient taciturne, elle si gaie, si ouverte !…

Je la rassurais ; je lui disais :

— Non, non. Nous avons encore bavardé beaucoup, l’autre soir…

Mais les yeux de Bernerette s’enfonçaient ; une ombre les envahissait. Les Chanclos avaient une petite villa à Dinard, où ils allaient chaque année. On me demanda :

— Vous verra-t-on par là ?

Je dis :

— Mais oui ! mais oui !

Et l’idée me vint aussitôt de faire une excursion à Jersey.


J’allai à Jersey par Granville et j’en revins au bout de peu de jours par Saint-Malo, où l’on est presque à Dinard. Il n’y avait pas trois semaines que je n’avais vu Bernerette : elle était méconnaissable. J’en fus tellement frappé que je ne pus cacher mon impression à sa mère. Madame de Chanclos croyait que le mer lui était mauvaise. Mais la mer lui était favorable les années précédentes ! Eh bien, et le médecin ? Le médecin voyait là une crise physiologique : Bernerette s’était beaucoup développée cette année, trop vite ; il en était résulté une fatigue de l’organisme, et maintenant elle maigrissait. Tout le monde avait vu cela, comme le médecin.

Bernerette m’accueillit avec une joie presque compromettante : on eût pu croire que c’était moi de qui l’absence la faisait souffrir ; et, à la façon dont les parents m’entourèrent, je me demande s’ils ne pensaient pas à ce moment que leur fille m’aimait. Que n’auraient-ils pas fait pour lui être agréables et sauver sa santé ! On jugea Saint-Malo trop loin ; on voulait m’avoir à Dinard. Je tins cependant pour Saint-Malo d’où je venais chaque jour en barque.

— Mais si vous chaviriez ! me dit madame de Chanclos, du même ton que sa fille, peu de temps auparavant, m’avait dit : « Si je vous perdais !… »

Nous reprîmes nos causeries avec Bernerette. Elle lisait, depuis qu’elle était à la mer. Imagine-t-on ce que son père lui avait permis de lire, en fait de romans « convenables » ? La Princesse de Clèves et Dominique ! Je lui dis :

— Lisez n’importe quoi, excepté cela.

Peu après, elle m’annonça :

— Vous savez, je les ai lus tout de même.

D’ailleurs, les deux romans l’avaient également ennuyée. Elle jouait au tennis ; elle était très courtisée, car sa langueur lui donnait un grand charme. Elle s’obstinait à prendre des bains de mer : Dieu ! qu’elle était jolie, coiffée d’un petit foulard bleu d’azur, d’où s’échappaient des cheveux blonds qui faisaient les rebelles !… Et jamais, non, pas une fois, le nom de Gérard ne fut prononcé entre nous. Une des « Cinq ou six » était à Dinard ; elle dit un jour, à la villa, en décrivant un certain Anglais, champion au match de tennis :

— Figurez-vous un Claude Gérard blond.

Bernerette ne sourcilla pas, ne chercha pas à voir l’Anglais. Je m’en assurai. Elle le vit une fois, par hasard, et ne dit rien de lui, n’eut pas un trait qui bougea.

C’était bien ce qui pouvait arriver de plus grave. Qu’il eût donc mieux valu qu’elle parlât de Gérard à tort et à travers !


Nous fîmes, un beau jour, le merveilleux petit voyage de la Rance. On prend un bateau à Saint-Malo le matin, on remonte le cours de cette rivière sinueuse aux bords de verdures déchiquetées, on va visiter Dinard, on revient le soir, et la nuit vous prend à demi échoués, faute d’eau, à marée basse. On attend, anxieux, entre des prairies et des arbres, le secours indispensable de la mer ; enfin on perçoit son bruit de cavalerie lointaine, et aux dernières lueurs du crépuscule, on la voit accourir, comme à un rendez-vous, à un relais ; elle supplée la rivière tarie et vous remporte à cet estuaire admirable où l’on voit d’un coup, au sortir des ténèbres, les feux de Saint-Servan, de Dinard et de Saint-Malo.

Sur le pont, à l’avant, Bernerette et moi, assis l’un près de l’autre, quand l’obscurité fut tombée, quand la mer, longtemps attendue, eut soulevé notre bateau sur ses eaux vigoureuses, quand un bien-être indéfinissable nous eut engourdis, quand l’odeur de l’air salin mêlé aux parfums de la campagne nous eut grisés, nous sentîmes tous les deux que des minutes inoubliables s’écoulaient. Nous avancions, nous avancions dans l’ombre ; des ormes tordus, des peupliers frais et frissonnants, des meules de foin semblaient courir ; l’air nous fouettait comme une averse ; on n’entendait que le bruit sourd et régulier de la machine et la friture de l’eau coupée par l’étrave du vapeur ; chacun, instinctivement respectueux de ces belles heures, se taisait ; on désirait que le voyage durât longtemps, longtemps ; et l’on savait que l’arrivée dans l’estuaire lumineux était plus magnifique encore que le voyage. Nous avions eu tant d’intimité, Bernerette et moi, depuis quelques semaines, tant de plaisir commun aujourd’hui, une si voluptueuse entente dans ce voyage nocturne, qu’elle put, sans que je m’en étonnasse, me prendre la main. Je la lui abandonnai un court instant. Ma complaisance fidèle lui laissait croire que je suivais sans cesse son rêve secret, en ami dévoué. Je le suivais bien, mais d’une autre manière. Ah ! fallut-il qu’elle en fût possédée, et obsédée, et toute gonflée, de son rêve ! Elle me dit, ma main dans la sienne :

— Henri ! Henri ! dites-moi, où croyez-vous qu’il soit, en ce moment-ci ?…

Je ne lui répondis pas ; je retirai doucement ma main. Elle ne m’en demanda pas plus, d’ailleurs ; son cœur trop plein avait crevé ; c’était fait.

Dans le silence, dans la nuit, se prolongèrent nos émotions, à tous deux. Je fus content qu’elle ne pût pas voir ma figure qui, malgré une si forte préparation, ne manqua pas d’être secouée, et de son côté elle put croire que je ne la voyais pas pleurer. Et, lorsqu’elle fut un peu calmée, elle soupira, se pencha vers moi et murmura :

— Quelle confiance ai-je en vous pour vous en avoir tant dit !


Je souris parce que son énorme aveu avait tenu en une petite syllabe : il. Elle crut que mon sourire était encore de bonté, et je vis bien qu’elle n’avait pas un seul instant soupçonné mes émotions véritables. A l’extrémité où je m’étais laissé entraîner, je ne pouvais plus compter de sa part sur aucune pitié, elle ne me ferait désormais grâce de rien, l’atroce petite amoureuse !…


Nous arrivions dans l’estuaire ; je remarquai tout haut comme il était beau ; je nommai les feux ; c’était une ressource opportune, cela me donnait quelque contenance et m’excusait de ne rien dire.

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