Le meilleur ami
Et six semaines s’écoulèrent sans que j’entendisse parler ni des Chanclos ni de Claude Gérard.
Dans le commencement de décembre, un matin, chez moi, Claude Gérard fit passer sa carte.
J’achevais de m’habiller devant la glace ; je me vis légèrement pâlir. Que me voulait Gérard ? Il était homme à venir me demander conseil, à m’avertir tout au moins, en qualité d’ami commun, s’il avait résolu quelque démarche touchant Bernerette.
Je le fis attendre un peu ; je me préparai. Enfin :
— Bonjour, Gérard, comment vas-tu ?
Il s’excusa de venir me trouver si matin ; mais l’après-midi l’on ne se rencontre guère, et il me devait, dit-il, quelques remerciements pour les petites vacances en Touraine qu’il n’eût point prises, en somme, sans mon intermédiaire…
— Tu es bien bon.
… Et qui lui avaient été agréables et profitables… qui lui avaient donné beaucoup à réfléchir…
— Ah !
— A propos, comment vont ces dames ?
— J’allais te le demander, dis-je en souriant : je suis sans nouvelles.
— J’ai reçu ce matin, me dit-il, un bout de mot ; tu ne peux manquer d’avoir le même ; il s’agit d’un dîner… déjà !
— « Déjà ! » répétai-je, étonné du sens qu’il semblait donner à ce mot.
Et en même temps, je sonnai ma domestique afin de savoir si, moi aussi, j’avais « un bout de mot ». En effet, je l’avais ; le même que Gérard : une invitation pour le 15.
— Eh bien ! dis-je, voilà une excellente occasion de nous rencontrer !…
Et par là, je semblais bien un peu lui dire : « Nous nous serions aussi bien rencontrés seulement le 15 !… »
— Mais c’est que…, dit-il, hésitant, c’est que je ne crois pas pouvoir y aller…
— Ah !
Il me fournit deux raisons pour ne pas être de ce dîner. C’était une de trop. Ces raisons étaient des prétextes. Mon cœur palpita. Je pensai à mon amour, à ma jalousie, au sort de Bernerette qui allait être encore remis en suspens, plus gravement que jamais, après l’espoir né à la Tourmeulière.
Et il se tut sur les Chanclos, me parla du Palais et de petites affaires du Conseil d’État. Puis, tout à coup :
— J’ai un poids sur la conscience, dit-il ; il faut que je m’en délivre pendant que je te tiens. Voilà !… Je t’ai parlé inconsidérément d’Isabelle, sur le coup d’une petite pique entre nous deux. Tout ce que j’ai pu te dire de fâcheux à propos d’elle, est faux ; je ne pensais pas ce que je disais, et quant aux minces fondements sur lesquels s’étayait ma rancune : néant ! Je m’étais bel et bien fourré le doigt dans l’œil jusque-là !…
Je lui faisais signe qu’il était inutile d’insister. Mais il ajouta :
— Te rappelles-tu ce que je t’ai dit moi-même, à plusieurs reprises : « J’ai voulu la mettre à l’épreuve ?… » Oui ! Eh bien ! elle faisait de même : tout avait pour but de me mettre à l’épreuve !…
— Tout est bien qui finit bien, dis-je en riant.
Il se leva ; il était soulagé. C’était pour cela qu’il était venu.