Le meilleur ami
Là-dessus survint la visite d’un célèbre médecin de passage à Nice, que monsieur et madame de Chanclos avaient été poussés à consulter par leurs amis de Cannes, et quoiqu’ils jugeassent la chose inutile, l’avis du médecin de la famille suffisant bien. Le célèbre médecin commença par interdire absolument le retour à Paris, « même en mai, même en juin, même pour l’été, même pour l’année, et même pour deux années suivantes ! » Telles furent ses propres paroles. Ensuite, il déclara que Beaulieu non plus n’était pas favorable, et ordonna Davos, la montagne, l’air « intégralement pur. » Monsieur et madame de Chanclos furent atterrés ; ils vivaient persuadés que leur fille n’était pas atteinte, puisqu’on l’envoyait dans le Midi, qui n’est pas sérieux. On l’envoyait à Davos ; ils la tenaient pour perdue.
Bernerette, elle, accepta très philosophiquement l’arrêt, non qu’elle eût sur l’ordonnance du séjour à Davos le préjugé de ses parents, mais parce que, — et je croyais bien l’avoir remarqué déjà, même dans ses jours de santé, — elle n’avait conservé aucun espoir de vivre. Je le vis à son œil indifférent, durant toute la journée où son père et sa mère, inaccoutumés aux épreuves, ne parvenaient pas à dissimuler leur tourment. J’en fus, quant à moi, très bouleversé, parce qu’après les aveux que je lui avais faits, qu’elle m’avait laissé lui faire et qu’elle avait accueillis avec tant de bonheur, cela ne lui laisserait donc pas de regrets, de mourir ? Je lui en voulais beaucoup de sa résignation. Mais je ne partageais ni l’alarme soudaine et exagérée des parents, ni le calme désespoir de Bernerette. En tout cas, je devais la quitter dans deux jours pour rentrer à Paris ; et je comptais sur l’air de Davos, comme on compte toujours sur quelque remède nouveau, ceux d’hier étant reconnus vains.
J’aimais tant, aussi ! que je voyais uniquement l’heure présente ou celle qui doit aussitôt la suivre ; et je savais qu’il m’en restait vingt-quatre à passer près de Bernerette, et que toutes seraient employées à lui redire mon amour. On m’eût affirmé que, dans vingt-quatre heures, moi-même je mourrais, qu’est-ce que j’eusse préféré faire, sinon ce que précisément j’allais faire ? et qu’est-ce que j’eusse fait avec plus de frénésie et d’ivresse heureuse ? Rien, rien.
Ces deux jours sont des plus beaux que j’aie vécus. Sans me laisser impressionner par une destinée trop sombre, je sentais bien que la menace en planait sur la tête de celle que j’appelais, ces deux jours-là, enfin ! « ma petite bien-aimée ». Ce n’est pas pour cela que je l’aimais davantage ; mais tout de même je l’aimais mieux, et les mots, pour lui exprimer mon amour, étaient moins retenus par cette espèce de pudeur que j’ai à parler d’un grand sentiment. La disproportion se trouvait diminuée entre le lyrisme élevé du cœur et la médiocre vie : des paroles de passion y pouvaient tomber sans faire sourire celui même qui les dit et qui les pense.
Je m’abandonnai ; j’épanchai mon cœur. Je ne souris pas. Bernerette non plus. Elle baissait les paupières, comme la veille, et elle avait la figure d’une petite bienheureuse.
Elle me prenait la main, quand nous étions seuls, et elle me la serrait tendrement. Je n’en demandais pas plus ; n’était-ce pas beaucoup me dire ?
J’obtins plus, cependant ! Elle me confia tout bas, quand je lui dis adieu :
— Personne, jamais, ne m’a dit ce que vous m’avez dit, Henri !…
J’ai vu, tournées vers moi, à la lueur de la lampe, la petite figure adorée, la bouche qui martelait trop vite ces chères syllabes, les deux mains tendues !
Madame de Chanclos m’avait précédé dans l’antichambre. Je revins sur mes pas. Je me penchai de nouveau vers Bernerette pour lui baiser les mains. Elle ajouta :
— Personne ne me dira plus jamais… ce que vous m’avez dit…
Et j’entendis qu’elle sanglotait pendant que, de l’autre côté de la porte, je parlais à sa mère.
Pour la vingtième fois depuis le matin, madame de Chanclos me dit :
— Elle est perdue !… Elle est perdue !…
— Mais non ! Mais non !
Et je citais des exemples de guérisons connues.
— L’essentiel, disais-je, — et que les médecins négligent trop, — est de maintenir un bon état moral…
Madame de Chanclos me prit la main et je vis une larme au coin de ses yeux.
— L’état moral, il n’y a que vous qui ayez jamais su le lui maintenir bon. Et vous allez nous quitter ! Sans vous, que deviendra-t-elle ? Elle va écrire, du matin au soir, comme elle fait quand vous n’êtes pas là…
— Elle écrit donc toujours ? Mais qu’écrit-elle ?
— Toujours, depuis sa maladie. Elle écrit sur du papier à lettres ; elle enferme ce qu’elle écrit dans des enveloppes… qui ne partent pas, bien entendu : elle ne met ni timbre ni adresse. Un jour elle en a des piles ; le lendemain, elle les fait brûler. « Mais, maman, puisque ça m’occupe !… Mais, ce sont mes secrets, tiens !… » Ou bien elle a le toupet de me répondre : « Ce sont des lettres pour saint Joseph, je les ferai porter à l’église… » Non ! voyez-vous, de nos jours, les jeunes filles ne respectent ni Dieu ni parents !
Puis elle affecta de sourire ; elle était très émue, la pauvre maman ; elle eut quelques réticences, enfin elle me dit :
— Figurez-vous… il faut bien que je vous l’avoue, j’ai cru que ces lettres vous étaient destinées…
Je fis un geste d’étonnement, de dénégation, de protestation.
— Oh ! reprit-elle, je l’aurais voulu, je l’aurais souhaité de tout mon cœur ! J’ai en vous une confiance absolue ; vous êtes le meilleur ami de Bernerette ; j’autorise ma fille à vous écrire quand vous serez séparés ; dites-le-lui vous-même ; qu’elle vous écrive, cela lui fera du bien…
Et elle en revint à son idée, en clignant des yeux :
— Et puis, comme cela, je crois bien que quelques-unes des lettres qu’elle écrit iront à leur destinataire !… Ne dites pas non : vous n’en savez rien. Les jeunes filles, voyez-vous, celles même qui se croient audacieuses, ont bien des timidités. On griffonne du papier, on griffonne, mais on n’envoie pas le billet ; c’est un peu comme lorsque nous crions bien haut : « Oh ! à celui-ci, je vais lui dire son fait ! D’abord, je lui dirai : « Monsieur !… » Mais on ne lui dit même pas : « Monsieur !… » On évite de le rencontrer.
J’étais confondu ; je me retirai ; madame de Chanclos ne me lâcha pas la main :
— Et vous, répondez-lui, je vous en prie ! répondez-lui sans crainte. Elle n’écoute ni son père ni sa mère, mais ce qui vient de son ami est comme un oracle…
— Merci, madame ! Au revoir, madame, à demain !