Le meilleur ami
Il y avait une particularité que j’avais remarquée depuis la première heure du séjour de Gérard à la Tourmeulière : c’était que Bernerette, souvent, trouvait ma présence importune. Elle me reprochait de savoir son secret !
Ce qu’elle eût supporté d’une gouvernante ou d’une amie, d’un homme la gênait. De sorte que mille manèges féminins qu’elle eût pu pratiquer vis-à-vis de Claude, et sans même se rendre soupçonnable de coquetterie, elle n’osait pas y recourir parce que j’étais là. Sa contrainte me faisait peine ; mais cette retenue que Bernerette s’imposait à cause de moi, fut la seule attention qu’elle me témoigna en toute cette triste aventure ; j’en venais à être flatté que, du moins, elle me traitât en homme. Dans l’excès de mon infortune, je l’avoue, je fus content quelquefois de pouvoir être gênant !
Que je fis donc bien de profiter de cette période relativement supportable ! Elle ne devait pas durer.
Claude, lui, commença d’être touché de cette extrême réserve de Bernerette. Il avait coutume de voir les femmes, un peu partout, se jeter à sa tête, et il semblait bien ne s’être attaché jusqu’ici qu’à l’une d’elles, la seule qu’il eût pris la peine, tout au moins, de descendre chercher dans la rue. Au bout de quatre ou cinq jours, il fut visible que Bernerette l’intéressait, et il fit quelques pas pour le lui témoigner. Cela fut si visible que madame de Chanclos s’en alarma avant même que sa fille n’eût cru pouvoir s’en réjouir ; elle s’en alarma, la pauvre femme, parce qu’elle croyait que Claude marchait sur mes brisées ; et, voyant aussi bien que j’avais du souci, elle fut sur le point de me plaindre ou de me crier casse-cou, ou de s’indigner de ma lâcheté ! Oui, le moment menaça où elle allait m’offrir ses soins pour me débarrasser de Gérard ! Je fuyais la fille pour ne la point incommoder ; je fuyais la mère pour qu’elle ne m’accablât pas de ses bontés ! J’assistais à des événements qui ne revêtaient que pour moi la forme d’une tragi-comédie raffinée ; à tout instant, à la rigueur, j’eusse pu quitter le spectacle, mais, soit entraîné par les premiers actes, soit empoigné par une douleur que le comique avivait à outrance, je demeurais à ma place. On connaît des cauchemars semblables, au cours desquels on se dit : « Je vais m’éveiller, parce que cela devient affreux, » mais aussitôt : « Tout de même, si l’on poussait plus avant !… »
Je me sentis quelquefois si désolé, que je riais, je ricanais tout seul. Il y a dans la douleur très profonde, et quand quelque dépit s’y mêle, une espèce de méchante joie et qui fait admirer ce que contient de vérité humaine l’esprit prêté par l’Écriture aux mauvais anges.
Un jour de pluie, où l’on était resté au château, où je m’étais enfermé dans ma chambre sous prétexte de mettre à jour ma correspondance, où l’on avait joué, en bas, aux petits jeux avec quelques voisins de campagne, je trouvai, en descendant, Bernerette transfigurée, la bouche, les joues, la poitrine, les yeux pleins d’espérance, un bonheur dans toute sa personne. Et Gérard était un peu chose. Je manifestai, à mon tour, en me mêlant à tous, une gaieté insolite, nerveuse, exubérante. Et je regardai l’œil de madame de Chanclos, qui pensait : « Il s’efforce de séduire, parce qu’il sent un adversaire… » Et je regardai Gérard qui pensait que je venais d’écrire longuement à ma maîtresse ; et je regardai Bernerette, qui ne me regardait seulement pas !
Gérard se laissait-il donc prendre ? Non, je ne le croyais pas ; mais la vie lui était ici très aisée : elle le consolait de ses récents ennuis ; un début de flirt avec une jeune fille l’amusait. En somme, je connaissais assez peu Gérard : était-il tout à fait insensible au fait d’être accueilli dans une gentilhommière, sans faste, il est vrai, mais dite « château » à cause de ses tourelles ? dans une famille, non pas d’un rang hautain, assurément, mais qui n’eût peut-être pas fréquenté la sienne ? et, sans y songer d’une manière précise, ne prévoyait-il pas que son vieux papa, en cultivant ses vignes, là-bas, en Bourgogne, serait flatté s’il le savait là ? Dans la lande de bruyères, Gérard m’avait dit : « Saprelotte, quelle jolie propriété !… » Enfin, il était possible, à tout prendre, que Claude Gérard se laissât épouser.
Comme j’allais m’endormir, le soir de cette journée de pluie, une idée me secoua tout le corps, c’était celle-ci : « Ne se pourrait-il pas aussi que Claude en vînt à aimer Bernerette ? » Je me soulevai du coup ; je rallumai ma bougie. Voilà donc où j’en étais : je me résignais à ce que Claude épousât Bernerette ; mais qu’il l’aimât, je ne pouvais le supporter. « Pourtant, me dis-je, à la lumière de ma bougie, c’est pour le bonheur de Bernerette que j’ai travaillé de mes mains à ce que ce mariage devînt possible, et son bonheur n’est pas qu’elle soit mariée, mais aimée !… »
Parce que ma présence gênait Bernerette, je m’étais mis à affecter une discrétion qui l’incommodait plus encore ; on ne me voyait presque plus, si ce n’est aux repas et à la chasse. Je lui abandonnais son Gérard ! Elle n’en était pas fâchée, certes ; mais elle eût désiré que je fisse cela plus gentiment, et par exemple, sans paraître le faire. Je suis sûr qu’à part soi, elle m’envoyait à tous les diables ; Claude, lui, était persuadé que j’avais des démêlés épistolaires avec l’imaginaire maîtresse ; il me dit un certain : « Tu quoque !… » que je feignis de ne pas comprendre ; mais depuis lors, je fuyais tout colloque avec Claude pour échapper à la nécessité désobligeante de lui faire de fausses confidences ; pourtant je ne voulais point paraître éviter Claude, de peur qu’il ne soupçonnât ma pensée véritable. J’étais dans la maison comme un animal aux abois. M’enfuir !… Ah ! m’enfuir !… N’étais-je pas libre ? Ne pouvais-je partir demain ? ce soir même ?… Oui bien ! mais — comprenne qui pourra — je ne voulais pas m’en aller ! Je montais précipitamment dans ma chambre ; je faisais ma valise. Je la défaisais ; je descendais l’escalier pour aller me mêler à tout le monde : à peine en bas, je remontais et je recommençais ma valise. Je l’envoyais d’un coup de pied, à l’autre bout de la pièce ; je m’étendais, exténué, sur mon lit. Deux jours de suite, j’exécutai ce manège après déjeuner. Le temps était mauvais ; on ne chassait guère ; les journées me semblaient interminables. Et la pire de mes pensées était que, bon gré, mal gré, d’ici peu de temps, il faudrait renoncer à ces journées !
Qu’avais-je le plus désiré en ces derniers temps ? Que la méprise, la fameuse méprise de monsieur et de madame de Chanclos, de leurs amis, de leurs voisins, de leur personnel même se dissipât. Eh bien ! elle se dissipait la méprise ! Oh ! je vous prie de croire qu’elle se dissipait. Elle se dissipait sans qu’un seul mot eût été prononcé, ni par Bernerette qui ne voulait pas le prononcer ni par madame de Chanclos de qui je l’avais tant redouté, ni par moi enfin à qui la plus disgracieuse démarche était ainsi épargnée. Elle se dissipait, et j’en souffrais comme d’une perte irréparable ; à certains moments, comme d’une insulte. Mais je tenais à assister à ce transport des attentions, des obséquiosités, des sourires entendus, que parents, amis, domestiques même effectuaient — oh ! avec quelle aisance et quelle calme promptitude ! — de moi à mon voisin, à « mon ami » Claude Gérard.
Claude Gérard avait été invité « pour une huitaine de jours ». La semaine touchait à sa fin. De la façon qu’allaient les choses, il était à prévoir qu’on le prierait de prolonger son séjour, et, ma foi, qu’il l’accepterait. M’en aller avant lui, n’était-ce pas par trop avoir l’air de céder la place ? paraître trop l’avoir précédemment tenue ? Je me disais cela pour me donner prétexte à demeurer à la Tourmeulière !
Madame de Chanclos et Bernerette me heurtèrent dans l’escalier et me dirent à peu près simultanément :
— Ah ! nous allions frapper chez vous !…
Que me voulaient-elles ? Elles venaient me prier de rester jusqu’à la Toussaint : le baromètre remontait lentement mais sûrement ; le Journal d’Indre-et-Loire annonçait de beaux jours. Je dis :
— Mais non ! c’est impossible ; je dois rentrer à Paris ; et tenez ! ma valise est faite !
Elles furent sincèrement désappointées, cela était visible ; elles insistèrent de la façon la plus aimable ; je ne démordais pas d’une résolution prise soudainement, je ne sais trop pourquoi, au moment même où ces dames m’avaient abordé dans l’escalier. Madame de Chanclos mit un feu inusité à me retenir. Je disais : « Mais non !… Mais non !… » sur un ton qui devait, je l’imaginais, leur faire entendre que j’étais très malheureux chez elles. Bernerette ne disait plus rien. Peut-être enfin comprenait-elle ; peut-être enfin me prenait-elle en pitié ? Moi, m’obstinant à ne pas leur donner de raison positive pour m’en aller, je disais toujours : « Mais non !… Mais non !… » Les larmes vinrent aux yeux de Bernerette. Je crois qu’elle ne fut jamais plus cruelle pour moi qu’à ce moment. Je ne pus faire autrement que de céder.
Et cinq minutes plus tard, Claude me prenant à part, me confiait :
— Je suis bien content que tu aies consenti à rester, parce que je venais de dire à ces dames qui insistaient beaucoup : « Eh bien ! que ce soit Henri qui décide !… »