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Le meilleur ami

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Ce dernier jour, ce fut Bernerette qui me pria :

— Henri ! parlez-moi comme hier…

Et elle ne laissa perdre aucun des instants où nous nous trouvions seuls. Je la voyais se tapir, avec un petit frémissement des épaules, contre les coussins de sa chaise longue, comme un oiseau qui se met au nid ; elle fermait les yeux et elle était toute prête à recevoir ma tendresse. Moi, je l’aimais trop, j’étais trop ému pour savoir parler. Je n’ai jamais compris l’éloquence amoureuse ; quand on aime, on dit plus par ce qu’on ne dit pas que parce qu’on exprime. J’étais gêné aussi parce que, quand on dit qu’on aime, on parle surtout du passé. On dit combien, à tel moment, on a aimé, comment on a aimé tel jour : « Oh ! tel jour, vous souvenez-vous ? vous portiez une robe bleue ?… » C’est toujours la même chose ! Et le passé, c’était ma souffrance muette, ma jalousie. Je ne voulais pas parler de l’autre ; je sentais que je commettrais une grande faute en parlant de lui. Mais j’aimais tant, que, parmi mes mots embarrassés et sincères, quelques-uns la touchaient, la pénétraient et semblaient vraiment l’inonder d’un bien-être inconnu d’elle.

Je m’enivrais moi-même, peu à peu, du bonheur que je semblais répandre, et je me souviens que je compris, un moment, que je serais capable, si cela continuait, de dire plus de paroles que je ne voulais et de les arranger plus adroitement, pour produire sur cette figure chérie un plus long ou un plus vif contentement. En pensant à cela, je m’en attristai et je m’arrêtai de parler.

Je dis à Bernerette :

— Oh ! regardez-moi !

Elle s’arracha d’un rêve et m’ouvrit ses yeux. Mais ce n’étaient pas ceux de la figure bienheureuse qu’elle faisait quand elle baissait les paupières. J’en éprouvai un malaise soudain, incertain, indéfinissable, qui me fit lui demander, comme un secours pressant :

— Oh ! Bernerette ! dites-moi quelque chose, vous !

Elle me dit gentiment, tendrement :

— Henri !

Mais c’était du ton dont elle me disait si souvent : « Vous êtes mon meilleur ami… » Je faillis pleurer. Je tenais sa main dans la mienne ; je me mis instinctivement à la baiser avec frénésie ; et puis j’eus envie de baiser le bras, sous la large manche, et plus, si c’était possible. Ma main enveloppa ce bras, en pressa la chair ; et cela éteignit tout à coup l’éclair qui m’avait secoué. La lueur avait été tellement rapide que si la commotion en persista en moi, je ne me souvins plus de sa cause. Un peu plus tard, quand j’y repensai, je l’attribuai au changement de temps brusque qui se produisit peu après, qui nous interrompit et nous occupa assez niaisement le reste du jour. La mer avait noirci tout à coup au large ; on avait vu une barre sombre approcher de la côte, deux barques de pêche regagner Nice en amenant leurs voiles, les arbres du Cap se coucher alors que l’air était parfaitement calme autour de nous, puis, comme nous nous dépêchions de rentrer les chaises, la guérite d’osier arrivait toute seule à mi-chemin de la maison, plus vite que nous : c’était le mistral, qui ne fit plus relâche. Et chacun répéta, jusqu’au soir : « C’est tant mieux, car on regrettera moins de quitter ce pays par un mauvais temps. »

Dans la soirée, Bernerette me dit, à part :

— Je vous demande pardon, Henri, de vous avoir quelquefois fait de la peine : mais je ne savais pas !… Vous auriez dû me parler plus tôt !

Comme je ne répondais pas, elle ajouta :

— Moi, je vous remercie… C’est si bon ! si bon, de se sentir aimée !

Je m’écriai :

— Quand on aime !

Elle ne répondit point à cela. Elle reprit :

— Quand je pense que j’aurais pu mourir sans avoir entendu les choses douces… les choses si douces… que vous m’avez dites !…

Elle se tut une minute. On entendait les rafales au dehors et une branche d’eucalyptus qui fouettait la persienne. Je répétai, un peu bêtement, mais poussé par la force de l’instinct :

— Je vous aime, tant !… tant !…

Elle referma ses paupières, comme elle l’avait fait si souvent pendant ces deux derniers jours, et elle dit :

— Que cela doit être délicieux !

Ce furent les derniers mots échangés entre nous deux seuls, parce qu’un domestique vint m’avertir que l’heure d’aller à la gare était sonnée. Ces derniers mots ambigus, que je n’avais pas le temps d’éclaircir, qui contenaient, à ce qu’il me semblait, de quoi me réjouir ou de quoi m’alarmer à jamais, je les emportai comme la relique suprême que nous laisse le plus souvent une femme : comme une énigme insoluble, déchirante.

Si elle m’eût aimé, elle eût dit : « Que cela est délicieux ! »

Mais peut-être pensait-elle : « Que cela doit être délicieux de s’entendre dire : « Je vous aime ! » quand on espère l’entendre encore le lendemain ! »

Mais ne pensait-elle pas : « Que cela doit être délicieux… même sans espoir de lendemain, quand cela vient de celui qu’on aime ?… »

J’eus de quoi méditer et ne pas dormir.


Mais une anxiété plus longue me fut épargnée par la malheureuse enfant qui, en tout cela, avait enduré un supplice pire que le mien. Quarante-huit heures après mon retour à Paris, je recevais de Beaulieu un télégramme où l’on m’informait que Bernerette, « toujours imprudente », était atteinte d’une fluxion de poitrine. Cette maladie aiguë, jointe à son état de santé si grave, c’était la dernière heure de Bernerette, désignée du doigt sur le cadran.

Cela traîna pourtant une semaine. Je ne sais si elle me parut longue, parce que j’attendais en espérant quand même, ou si elle me parut courte, parce que le dénouement ne me trouva pas préparé. Je piétinais ; rien ne m’autorisait à partir afin de revoir un instant encore Bernerette ; on ne m’en priait point : c’était donc que Bernerette ne me réclamait pas. Enfin l’on m’informa tout à coup de l’heure où le convoi funèbre entrerait à la gare de Lyon !

Je clignai des yeux comme on fait lorsque la foudre tombe.

Et puis, taisons-nous.

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