Le meilleur ami
Que devais-je faire, moi, de cette invitation pour le 15 ? L’accepter, n’était-ce pas rendre plus sensible l’absence ou l’abstention de Gérard ? Que penserait Bernerette en ne le voyant pas ?… et en me voyant ? « Ah ! celui-ci est toujours prêt ! » Et elle m’en voudrait d’être à sa disposition, tandis que celui qu’elle désire se dérobe. M’abstenir ?… On dirait : « Ces jeunes gens, on ne les tient pas !… » On assimilerait le cas de Claude Gérard et le mien. Ainsi j’innocentais un peu Claude !…
Cependant si Bernerette souffre par l’absence de Claude, — ce qui est probable, — elle brûle de s’informer, elle veut m’interroger, savoir si Claude m’a confié quelque impression sur son séjour à Langeais, sur elle-même !… Alors, avouer à Bernerette que Claude est ressaisi par sa maîtresse !…
J’avais, moi, envie de voir Bernerette, car sa pensée me tourmentait sans cesse. Mais j’éprouvais une aversion insurmontable à l’entretenir de son amour ; je crois même qu’elle s’en était aperçue déjà à la Tourmeulière, et, à partir de ce moment, ne m’avait-elle pas traité en ennemi ? Et l’idée que j’étais son ennemi m’était plus odieuse que celle de lui parler de Gérard.
Elle avait découvert que je ne la servais qu’avec dépit ; et peut-être que je l’aimais ! Dès lors, combien devait-elle me haïr ? Dans la proportion de ce qu’elle aimait l’autre. Non ! non ! Je n’irais pas au Ranelagh le 15 !
J’écrivis que j’étais empêché. Puis je me mordis les pouces pour avoir écrit cela. Le 15, toute la journée, je ne tins pas en place ; que n’aurais-je pas donné pour entendre, dans un coin du salon, le soir, Bernerette me parler, fût-ce de Claude !…
A part moi, j’attendais un de ces mots de madame de Chanclos, comme j’en avais tant reçus, me priant de venir le jour qu’il me plairait. Mais le mot, je ne le reçus pas. Je pensai : « On attend ma visite… » J’allai faire ma visite avant Noël. Je me trouvai perdu dans une assemblée nombreuse. Bernerette n’avait pas encore pris d’inquiétude ; elle était jolie à un point qu’elle n’avait jamais atteint, un peu nerveuse, toutefois, car elle attendait la visite de Claude. On parla de lui ; on parla de sa visite probable, comme on l’avait tant fait l’année précédente.
J’admirais, en tremblant, la confiance que se crée l’amour, inconsidérément, et pour cela seul qu’il s’en nourrit.
Tout le monde savait que Claude Gérard avait passé une quinzaine de jours à la Tourmeulière ; et les cinq ou six femmes qui s’étaient particulièrement intéressées à lui poussaient de petits « Ah ! ah !… » fort entendus ; et les langues allaient.
Claude Gérard ne vint pas. A la fin de la journée seulement, on s’avisa de se souvenir qu’il faisait bien difficilement des visites, et la raison pour laquelle on l’en avait tout bas excusé l’année précédente, à savoir ses succès de joli homme, n’était-elle pas bonne cette année ? Oui, pour tout le monde ; non, pour Bernerette. J’étais ému, moi, à la pensée de l’angoisse qui pouvait torturer Bernerette ; mais quand le salon se vida, je m’aperçus bien, moi, qui connaissais Bernerette, qu’elle n’avait pas perdu sa confiance ; elle ne souffrait d’aucune angoisse : son rêve édifié chaque jour par les soins assidus de son instinct vital même, qui en avait le besoin absolu, devait avoir atteint aujourd’hui toute sa consistance ; il fallait d’autres coups pour l’ébranler ! Tandis que je songeais à ce curieux mystère de l’amour, je m’aperçus aussi que j’allais me trouver presque seul et qu’on ne m’avait point prié de rester à dîner. Je saluai ces dames, qui ne me retinrent pas.
Dehors seulement, en même temps que le brouillard glacé du Ranelagh sur mes épaules, je sentis toute la gravité de l’événement qui m’atteignait : je n’étais plus rien dans la famille de Chanclos.
Le cœur de Bernerette gouvernait cette maison : je ne l’avais que trop remarqué lors de la méprise fâcheuse ! Du jour où s’était imposée la certitude que c’était Claude Gérard que ce cœur voulait, tout l’espoir et le désir de la maison s’étaient tournés vers Claude Gérard. Le moyen, quand on est père ou mère, de ne pas croire que votre fille ne subjuguera pas qui elle a choisi ? Le moyen, quand on possède de la fortune, de ne pas croire que le jeune homme qu’on a choisi acceptera ?
Sur le quai de la gare de Passy, je retrouvai une dame qui était sortie cinq minutes avant moi de chez madame de Chanclos et qui attendait le train ; elle me fit de tout petits yeux. Je lui dis :
— Quoi donc ?…
— Ah çà ! dit-elle, et non sans malice, seriez-vous le dernier à savoir ?…
Le train arrivait d’Auteuil ; il ralentit en produisant des grincements insupportables :
— Monsieur de Chanclos a fait un petit voyage en Bourgogne…
— Je n’en ai pas entendu parler.
— Ni moi. Mais mon fils qui faisait ses vingt-huit jours à Beaune l’a rencontré… C’est le pays natal de votre ami… Vous ne venez pas à Saint-Lazare ?
J’allais à la gare Saint-Lazare ; mais je dis :
— Non ! non ! je prends un train du Nord.
Et je demeurai onze minutes sur ce quai, à attendre le train suivant pour ne pas entendre parler du voyage de M. de Chanclos au pays de Gérard.
Je marchai de long en long ; je m’impatientai ; je me pesai à la balance automatique. La grande aiguille, mise en mouvement, oscilla, entre deux ou trois chiffres dorés ; j’entendis dans la machine comme un petit râle prolongé de vieille femme ; une claire sonnette tinta et, sur le ticket qui me glissa dans la main et qui portait d’un côté la photographie de S. M. la reine Ranavalo, et de l’autre, en trois couples de chiffres superposés, mon poids, dont je ne me souciais guère, je m’obstinai à composer avec ces chiffres, en retranchant 9, comme au baccarat, — quelle idée ! je ne suis ni joueur ni superstitieux, — je m’obstinai à composer une date, une date du mois prochain, par exemple, une date qui devait être celle d’un inévitable malheur. J’obtins le chiffre 6. « Le 6 janvier, me dis-je en montant enfin dans mon train, le bel espoir de Bernerette et de sa famille croulera ; comment ? je n’en sais rien encore ; mais il ne peut, en effet, tarder à crouler… » Un monsieur qui s’assit en face de moi, favoris blancs, large rosette à l’ancienne mode, un médecin peut-être, me regarda avec un intérêt gênant ; c’est que je devais faire une figure assez singulière : mi-souriant à cause de ma puérilité, mi-terrorisé à l’idée de la catastrophe inévitable.