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Le meilleur ami

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Mon appréhension fut désordonnée, exaspérée et je pourrais dire hallucinée. J’imaginai d’avance ce qui se passerait. Je le vis. Je me découvris jaloux, de la jalousie la plus ordinaire, accompagnée de toute sa queue de médiocrités.

Pourquoi ne m’étais-je pas cru jaloux plus tôt ? Parce que je le redoutais trop ! Et toutes mes facultés s’employaient à détourner de là ma pensée ; mais, par une rouerie de la destinée, voilà qu’un motif se présentait de pouvoir croire que Bernerette n’était pas amoureuse ; sur une aussi belle perspective, j’ouvrais toutes grandes mes fenêtres et à force de me complaire à voir que Bernerette pouvait n’être pas amoureuse, je découvrais que je l’étais, moi, bel et bien !

A dessein ou non, aucune des quatre ou cinq ardentes amies de Claude Gérard ne se trouva invitée. Nous étions une douzaine de personnes à table ! Gérard se trouvait assis entre la maîtresse de maison et une femme jeune encore, non pas laide, mais, comme on dit, « de tout repos ». Bernerette était en face de lui ou à peu près ; j’étais voisin de Bernerette. Pour la première fois je m’aperçus que je m’efforçais de lui plaire. Je voulais retenir son attention ; je lui parlais plus que de coutume ; je triais mes sujets et mes mots ; je pestais de n’être pas un fascinateur. Pourtant, si ma conscience à ce moment m’eût crié : « Mais tu veux la séduire ! » j’aurais répondu à ma conscience elle-même : « Ce n’est pas vrai ! » Je ne croyais pas vouloir séduire Bernerette ; je croyais, de bonne foi, faire une belle action en la mettant à l’abri du séduisant Gérard !

Mon supplice commença. Je remarquai, à plusieurs reprises, que Bernerette n’avait pas entendu mes paroles, pas compris mes finesses, ou bien qu’elle avait répondu à moitié, sans nul souci de compléter une phrase commencée, enfin comme si d’elle à moi l’échange était sans importance. Elle ne regardait pas Gérard, non ; elle n’affectait pas non plus de ne pas le regarder, non. Elle ouvrait tout à coup de grands yeux en se tournant vers moi. Et je me disais : « Elle s’étonne ou s’ennuie parce que je lui parle tant et si bien ; elle se demande : « Mais qu’a-t-il, ce soir ? » Elle découvre mon jeu ; elle en est stupéfaite ou irritée ; elle se moque de moi ou elle me plaint !… » Elle m’écoutait par politesse ; elle ne prêtait l’oreille — c’était bien naturel — qu’à ce qui venait du nouveau venu, de ce joli garçon assis en face d’elle et de qui on avait fait, depuis trois semaines, une espèce de héros de roman d’amour. Je me méprisais pour essayer de détourner cette enfant d’un attrait si simple et si fatal. Mais je trouvais à présent la beauté de Gérard commune, vulgaire et même niaise ; ce qu’il disait me semblait épais ; quand il ne parlait pas, je l’accusais de se laisser admirer. Le souvenir de la bibliothèque de notaire, de la pendule en zinc doré, de la petite soirée solennelle, me le rendait à présent ridicule ; et je pensais aux aventures de sa maîtresse Isabelle, à l’ami qui, en les racontant, se moquait un peu du pauvre Gérard…

Je ne sais ce qu’il dit, pendant un moment que nous étions silencieux, à la jeune femme, sa voisine ; elle sourit. Et je vis que Bernerette aussi souriait, du même propos évidemment. Comment avait-elle fait pour l’entendre ?

Je fus alors paralysé, et ne dis plus rien. Bernerette ne parut pas observer que je me taisais ; son voisin de droite était un vieillard qui, d’un autre côté, parlait fort haut de la « loi Falloux ». Gérard, lui, ne semblait pas du tout faire attention à Bernerette.

Après le dîner, madame de Chanclos me dit :

— Il est délicieux, votre ami, délicieux !…

Plus tard, passant près de moi, elle me glissa à l’oreille :

— Vous savez que sa voisine est conquise !

Jusqu’à une femme « de tout repos ».

En me parlant de lui tout le monde disait : « Votre ami. » On me complimentait de son Conseil d’État, de sa jolie figure, d’un mot qu’il avait dit et de ce qu’il avait plu à madame Une Telle !…

Et lui, indifférent ou dédaigneux, qui ne s’amusait pas, c’est probable, me recommandait en me pinçant la manche :

— Quand tu fileras, fais-moi signe !

De sorte que je ne terminai pas cette soirée sans « mon ami ». Nous partîmes ensemble ; ensemble nous allâmes, je m’en souviens, à une taverne de la rue Royale, et « mon ami » ne me lâcha qu’à ma porte.

Seul avec lui, je n’éprouvais, je l’avoue, aucune répugnance. Il était tout à fait bon garçon, intelligent aussi, sans rien d’original dans l’esprit, mais sans rien non plus qui fût fâcheux. Et puis, il me parut bien que les Chanclos n’étaient pas pour lui le monde où « se détendre » ! De Bernerette, il ne me fit pas mention.

Mais il me pria instamment, dans le cas où je verrais Isabelle, de lui taire ce dîner comme la soirée précédente.

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