Le meilleur ami
Je dînai au Ranelagh avant d’aller chez Claude Gérard. Là, il ne fut parlé que de la soirée, mais de Claude Gérard à peine. On l’avait trouvé bien ; il avait fait honneur au bal costumé, oui, mais d’autres jeunes gens aussi. Allons ! ce n’était pas celui-là encore qui « nous » ravirait Bernerette ! Et je pensais ce « nous » un peu comme l’eussent fait monsieur ou madame de Chanclos, peu pressés, cela va sans dire, de marier leur enfant unique. Ce fut d’un ton bien dégagé, vraiment, que je dis à Bernerette, pour m’acquitter de ma promesse :
— Je vais vous donner les quelques détails annoncés sur ce monsieur Gérard !…
— Donnez ! dit-elle.
— Eh bien ! c’est un auditeur au Conseil d’État : il est sérieux, intelligent, de bel avenir…
— Tant mieux pour lui !
— De famille provinciale… fortune modeste, au moins d’apparence, mais…
— Que voulez-vous que cela me fasse ?…
— Ses mœurs sont pures, autant que j’en ai pu juger en me promenant avec lui, pour vous complaire, de la Madeleine à l’Odéon…
— Merci mille fois !
— Ah ! j’oubliais : officier de réserve, 2e dragons…
— Mais je m’en moque !…
— Bon ! Très bien. Ne parlons plus de lui.
— Ah ! vous savez que maman l’a réinvité ?…
— Parfait !
— Qu’avez-vous ?…
— Rien du tout.
Elle paraissait plus animée que de coutume ; elle parlait beaucoup ; elle sautait dans les allées du jardin, comme cinq ou six ans auparavant, lorsqu’elle était encore une fillette. Que le pauvre Joë fut donc bousculé !
Il y avait une chaumière rustique au fond du jardin, que l’on éclairait le soir au moyen d’une grosse lanterne vénitienne arrondie en ballon et de la couleur d’une orange. Assis dans des fauteuils d’osier, monsieur et madame de Chanclos, quelques amis et moi, nous regardions jouer Bernerette et son chien.
— Je ne sais pas ce qu’elle a, dit sa mère.
— Elle est jeune, dit un ami de la famille.
Je reverrai longtemps cette danse à la lueur orangée de la lanterne. Je la trouvais insolite, quoique Bernerette eût coutume de s’agiter ainsi parfois avec le pauvre Joë, et il n’y avait pas si longtemps, n’avions-nous pas dansé, Bernerette, Joë et moi-même, à l’annonce de « la soirée du 23 » ! Il ne faut qu’un peu de mélancolie pour voir plus profondément dans les scènes d’apparence ordinaire. Je n’en manquais pas sans doute, et il me sembla que Bernerette, en s’agitant, abandonnait tous les mouvements de la jeunesse insouciante et pure ; elle secouait ses bras, ses jambes, son jeune corps si souple, et j’en voyais tomber un à un les derniers gestes puérils, qu’une grâce, une langueur nouvelles remplaçaient à mesure en embarrassant peu à peu l’enfant métamorphosée en femme. Je me souviens d’un rien : après avoir sauté sur la pelouse, par-dessus Joë, elle porta la main à son sein qu’elle avait senti vibrer, et aussitôt elle fut un peu gênée et s’assit. Ses tempes étaient moites, ses beaux cheveux d’un blond d’or penchaient d’un côté, et elle les empoigna pour les remettre d’aplomb. A ce moment, je vis pour la première fois sous ses yeux une presque inappréciable cernure dont la courbe alliée au dessin du nez donnait à sa physionomie un air de gravité surprenant ; et son bras levé, sa gorge saillante et sa bouche entr’ouverte me troublèrent.