Le meilleur ami
LE MEILLEUR AMI
« C’est une vieille histoire qui reste toujours nouvelle, et celui à qui elle vient d’arriver en a le cœur brisé. »
Henri Heine (Intermezzo).
J’évite ordinairement de passer par cette avenue Raphaël qui me rappelle trop de souvenirs. Un hasard m’y a mené tantôt ; j’accompagnais un ami ; nous causions ; je levais les yeux à peine ; pourtant je crois bien avoir aperçu la pelouse du tennis, le tramway qui grince en tournant vers la Muette, et le jeu de bagues. Tout à coup, nous sommes arrêtés par un sol boueux, creusé d’ornières dégoûtantes, et mon compagnon me dit :
— Tiens ! c’était là l’hôtel des Chanclos !… bon Dieu ! comme tout passe !…
Il fallut donc s’arrêter là, d’abord pour tourner la boue, et puis pour voir ce qui est maintenant à la place de l’ancienne habitation des Chanclos. Une sorte de palais monumental a dévoré le joli hôtel du baron de Chanclos et son voisin, celui de la princesse V*** ; et les arbres admirables des deux parcs, ces beaux platanes, ces marronniers, ces vieux ormes tordus, ces érables d’argent, dont le feuillage se diversifiait si gaiement même avant l’automne, un boulingrin solennel et plat en a rasé la forêt, la gaieté, la fantaisie colorée et l’agréable ombrage, pour découvrir, en noble perspective, au bout du jardin français, une fontaine, elle aussi monumentale, et copie de Versailles. Enfin, il ne reste rien du passé, que nos souvenirs ; et, puisque sous notre régime de bouleversements rapides, la chose écrite seule a quelque chance de se faufiler entre les décombres et les murs nouveaux, je veux essayer d’évoquer à la place de ce qui est aujourd’hui, ce qui n’est plus et qui, il n’y a pourtant pas de cela dix ans, était la jeunesse, la vie charmante, la plus riante promesse d’avenir. « Bon Dieu ! comme tout passe !… »