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Le meilleur ami

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Bernerette était informée que je devais revoir Gérard dans l’intervalle de deux de mes visites au Ranelagh. J’affectai de ne point parler de lui avant qu’elle-même ne m’y invitât. Elle ne se pressa pas. Le dîner et une bonne partie de la soirée se passèrent sans qu’elle fît mine de se souvenir du « lancier de Nemours », et je me disais à part moi : « Faut-il qu’elle mette tant d’application à dissimuler l’intérêt qu’elle prend à lui ! » Et, en même temps, je pensais : « Mais c’est ma réserve, à moi, qui est suspecte ! Pourquoi, puisqu’on sait ici que j’ai dîné cette semaine avec Gérard, pourquoi est-ce que je tarde tant à dire simplement : « Je l’ai vu ; j’ai dîné avec lui. » Si Bernerette est fine, elle est en droit de supposer de moi : « Il est jaloux. » Parlons donc ! Non ! je ne pouvais pas parler.

Un moment, s’agita entre nous la question de savoir quel jour avait eu lieu la première d’une pièce aux Variétés, où j’assistais, où monsieur et madame de Chanclos n’assistaient pas. Je n’ai aucune mémoire des dates, je dis :

— C’était vendredi.

Bernerette me dit :

— Non. Vendredi, vous dîniez chez monsieur Gérard.

Je convins qu’elle avait raison.

Je dus aussi pâlir un peu, car je surprenais sous ce petit front la pensée qui ne l’avait pas quittée de la soirée : « Il a dîné vendredi chez monsieur Gérard, il va nous parler de lui… Tiens ! il ne nous parle pas de lui… Ah çà ! va-t-il nous parler de lui… » Et enfin : « Attends un peu, mon bonhomme, je vais t’obliger à nous parler de lui ! »

En effet, je fus acculé à un mensonge assez humiliant ; je dis :

— A propos !… et moi qui oubliais…

D’avance, j’avais calculé l’effet déplorable de ce raccrochage maladroit, mais c’était aussi la seule façon de ne pas donner d’importance à ma réserve sur le dîner chez Claude Gérard. Je vis la cernure bleuâtre sous les yeux de Bernerette, qui fut dessinée par une main invisible, rapidement, dans le temps qu’il faut pour tracer deux virgules.

Enfin, je puis me rendre cette justice que je parlai de Claude Gérard en termes suffisamment neutres, comme la prudence le commandait, — car enfin il ne s’agissait pas d’enflammer la pauvre Bernerette, — mais qui ne pouvaient que transmettre une opinion très favorable de l’impression que la soirée passée chez lui m’avait laissée. Nous sommes tellement rompus aux usages, qu’ayant tu complètement la présence d’Isabelle dans l’intérieur de Gérard, je croyais fermement avoir dit, en conscience, tout ce que je savais de lui. Bernerette me laissa parler et dit :

— Et sa maîtresse ?

Les parents sursautèrent. Je n’étais pas peu embarrassé. Mais Bernerette ne se troubla guère :

— Oh ! fit-elle, madame de Lansacq a assez parlé d’elle, je peux bien me permettre…

— Qui ça, madame de Lansacq ? hasardai-je dans l’espoir de détourner l’esprit de Bernerette.

— La Belle-Hélène du bal costumé !… Oh ! vous n’avez pas eu le temps de la voir, vous… Une folle !… elle est toquée de votre ami Gérard ; elle le suit ou le fait suivre ; elle connaît tout ce qui le concerne… Tantôt, ici, elle n’a parlé que de lui, de son entourage ; voulez-vous que je vous en donne la preuve : la maîtresse de votre ami se teint…

— Ma fille, s’écria madame de Chanclos, je t’interdis absolument de tenir un pareil langage !…

M. de Chanclos, qui gâtait sa fille, ne pouvait s’empêcher de sourire. La maman, pour innocenter Bernerette, dit elle-même :

— Elles sont quatre ou cinq ici, figurez-vous, qui, depuis notre soirée costumée, n’ont en tête que ce monsieur Gérard ; naturellement, Bernerette ne peut se boucher les oreilles… Je trouve que les femmes de nos jours ont vraiment peu de retenue ; et il est difficile de garder une jeune fille à l’écart !…

Bernerette me regarda dans les yeux :

— Étonnez-vous donc, dit-elle, que nous soyons intriguées par ce monsieur Gérard !

En effet, à peine maintenant avais-je la moindre raison d’en être étonné. Bernerette pouvait fort bien ne s’intéresser à lui que parce qu’elle voyait quatre ou cinq femmes préoccupées de ce joli garçon ; et je me souvins qu’elle les avait vues préoccupées de lui dès la fameuse soirée, et dès la première heure, puisque, avant même que j’eusse quitté le bal, plusieurs de ces dames se disputaient Gérard.

Je me mis à appréhender la première soirée où je me rencontrerais avec Gérard chez madame de Chanclos.

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