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Le meilleur ami

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J’allai quelques jours après chez Claude Gérard. Ah ! la singulière émotion que la mienne ! Est-ce que je haïssais ce Gérard ? Est-ce que je n’éprouvais pas un certain plaisir à l’approcher, à le connaître ?

Il habitait un petit appartement, rue de Vaugirard, entre la rue Bonaparte et le musée du Luxembourg, dans une maison vieillotte, à porche vénérable et belle cour. On grimpait tout en haut. Une bonne proprette m’introduisit dans le « bureau de monsieur », bureau, ma foi, fort bien, avec bibliothèque vitrée contenant la rigide collection du Dalloz, pendule familiale de zinc doré, photographies de gens intègres et de professeurs en robe ; des codes partout, et la Gazette des Tribunaux. Quel sérieux ! Non, rien, rien vraiment, d’un séduisant jeune homme de vingt-sept ans !

Claude parut et me dit aussitôt :

— Que je t’avertisse : motus, devant mon amie, sur la soirée chez les Chanclos… A propos, ces gens sont bien gentils : ils me bombardent d’invitations… Pendant que nous sommes seuls, donne-moi un avis : dois-je accepter ?

— Drôle d’avis ! n’es-tu pas d’âge à savoir ?…

— Je veux dire tout simplement : « Est-ce une maison où l’on se rase ? »

— Ce n’est pas non plus une maison où l’on s’amuse. Le père et la mère, tu as pu en juger, même sous le travestissement, ne sont pas ce qu’on appelle de « joyeux fêtards ». On lit chez eux la Revue des Deux Mondes, et l’on fait maigre le vendredi.

— Tu comprends, dit-il, moi, si je vais dans le monde, j’aime que ce soit pour me détendre un peu.

Je souris, non sans inquiétude. Qu’appelait-il « se détendre », puisqu’il vivait librement chez lui, en garçon, avec sa maîtresse ?

Deux jeunes gens entrèrent : l’un était son collègue au Conseil d’État, l’autre un élève de l’École des sciences politiques. Ni l’un ni l’autre, pas plus que Gérard, d’ailleurs, n’avaient cette attitude gourmée ou fate que l’on prête volontiers à ces messieurs des doctes écoles ou des corps imposants de l’État : ils semblaient d’assez gais compagnons même, mais ils mirent une sourdine à leurs propos et rectifièrent leur tenue quand la jeune femme, qui jouait ici le rôle de maîtresse de maison, entra. Ils la connaissaient ; lui serrèrent la main. On me présenta :

— Isabelle !

Isabelle n’était ni jolie ni très jeune. C’était une femme menacée d’embonpoint, les cheveux teints, la figure et la bouche assez fraîches. On ne savait si elle était timide ou guindée ; elle ne semblait pas à son aise ; et les deux amis et Gérard lui-même avaient je ne sais quoi de bien compassé depuis qu’elle était là. On se fût cru chez un ménage bourgeois, où la femme, peu habituée au monde, fait cent efforts pour donner à entendre qu’elle sait vivre. Jamais repas ne fut plus digne, jamais propos ne furent plus décents et plus mesurés. Je fus tenté plusieurs fois de dire à Gérard : « Les Chanclos, non, non ! ne sont pas une maison où l’on se rase. » Car je comprenais qu’il s’y fût « détendu ». On était chez eux beaucoup plus libre que chez lui.

Quantité de sujets de conversation évidemment gênaient Gérard et Isabelle. Le nom d’un certain café du quartier Latin, jeté par moi, répandit un froid ; le nom d’un bal public parut disgracieux à entendre ; enfin, il n’y avait pas jusqu’à ce merveilleux jardin du Luxembourg, qui s’étalait non loin de là et dont l’on voyait par la fenêtre un angle de verdure, qui ne rappelât sans doute quelque mystère douloureux au ménage. Il y eut un soulagement quand, de retour dans la glaciale bibliothèque, ces messieurs du Conseil d’État et de l’École des sciences politiques abordèrent des questions d’ordre administratif. J’eus un aparté avec Isabelle.


Comment avais-je gagné sa confiance ? Elle me laissa entendre qu’elle menait plusieurs vies superposées, dont la plupart dissimulées soigneusement à Gérard. Aucun des amis de Gérard, j’en eusse juré, n’ignorait ce que j’apprenais là. Isabelle avait un besoin inextinguible de narrer sa propre histoire à tout venant. Et d’ailleurs, prenant ainsi les devants, et vous gagnant par ses confidences, elle obviait aux rapports qu’un ami étourdi peut faire : « Tiens ! j’ai rencontré l’autre jour Isabelle avec un grand brun », ou bien : « Ah çà ! Isabelle a donc de la famille à Saint-Germain ? » Mais elle n’était point du tout habile ; elle ne gouvernait pas le moins du monde sa parole ; elle savait son défaut, et c’est à cause de cela qu’elle adoptait devant Gérard cette tenue austère, ces propos neutres, cette attitude de personnage officiel, qui nous avaient incommodés pendant la première partie de la soirée, mais qui ne semblaient pas déplaire à Gérard, car si Gérard aimait à se « détendre » chez les autres, il était flatté que l’on pût dire que chez lui, même en ménage irrégulier, on se tenait très comme il faut.

Je ne causais pas depuis trois minutes avec Isabelle, qu’elle me disait avoir perdu un enfant qui aurait aujourd’hui sept ans, que ce pauvre petit s’appelait Gustave, qu’il était si joli que son père aurait certainement fait tôt ou tard pour lui ce qu’il n’aurait pas fait pour la maman :

— Oui, monsieur, il me l’avait promis ; c’était bien dans son idée de régulariser… Là-dessus, pan ! voilà cette malheureuse scarlatine…

Le chagrin d’Isabelle durait encore ; elle s’oubliait ; je crus qu’elle allait pleurer et j’en étais un peu gêné, car Gérard, ou les deux amis tout au moins, n’allaient pas manquer de penser qu’Isabelle me parlait déjà de son petit. Elle soupçonna ma crainte, elle me dit :

— Claude le sait ; je ne lui ai rien caché… Même qu’il m’a proposé, le Jour des Morts, de m’accompagner sur la tombe, au cimetière Montparnasse. Ça, non, je ne l’ai pas voulu. Pensez donc, si le père avait eu, lui aussi, l’idée d’y aller !…

— Et il l’a eue probablement, puisqu’il aimait tant son fils !…

— Oui, oui, monsieur, il l’a eue, vous pouvez m’en croire. Il n’a pas tenu toute sa parole, non, et en cela, il est fautif, mais je ne laisserais pas dire de lui que ce n’est pas un homme de cœur, et bon, et généreux…

Évidemment Isabelle n’avait pas cessé toutes relations avec le père de son enfant. Isabelle me dit, sans plus de transition :

— Pour ça, Claude n’en sait rien, par exemple. Il est d’un jaloux ! Quoique l’autre ne soit plus de la première jeunesse…

— C’est que Claude vous aime !…

— Oh ! de ce côté-là, dit-elle, je n’ai pas à me plaindre ! Et voilà bientôt quatre ans que ça dure… Un si joli garçon !

Elle parut réfléchir, hésiter un instant, puis elle me dit :

— Il a été en soirée avec vous, je le sais. Il ne m’en a rien dit, comme de juste, mais ce n’est pas de ces choses qui nous échappent, à nous. Il avait pris trop soin de recommander le silence à la concierge… Quand je suis arrivée ici, — je viens le mercredi et le samedi — ce qu’il avait fait était écrit sur toutes les figures…

Sur un signe de Gérard, Isabelle se leva pour remplir machinalement ses devoirs de maîtresse de maison ; elle offrit de la bière, et la discussion sur les matières administratives fut interrompue entre Claude Gérard et ses deux amis. Claude me prit à part à son tour et me demanda :

— Comment la trouves-tu ?

— Mais, charmante !…


Je descendis avec les deux amis. Dans la rue, celui de ces jeunes gens qui n’était encore qu’élève de l’École des sciences politiques envia le sort de Claude : c’était une chance de posséder une maîtresse si correcte. L’auditeur de première classe au Conseil d’État souleva l’épaule et dit que cette liaison était au contraire déplorable et qu’elle ruinerait l’avenir de Gérard.

— Cette liaison n’est pas éternelle, hasardai-je en riant.

L’auditeur avança les lèvres et me regarda de biais. Je repris :

— Gérard n’est pas esclave ; il a une maîtresse qu’il voit deux fois par semaine, bon ; mais, entre temps, il sort, il est libre ; il commence à aller dans le monde…

— Avec quelles précautions ! quelle abondance de cachotteries ! Sa soirée costumée a été l’escapade nocturne d’un collégien, d’un gamin qui s’échappe par la fenêtre !

— Elle ne lui a causé que plus de plaisir : il recommencera.

— Mais le plaisir qu’il éprouve à fuir en cachette vient de ce qu’il se sent prisonnier !…

Et l’auditeur au Conseil d’État prophétisa :

— Gérard épousera Isabelle !

Je ne pus m’empêcher de rire. Le plus jeune de ces messieurs fit comme moi et s’écria :

— Et l’autre ?…

L’auditeur au Conseil d’État ne broncha pas, car il ne me croyait pas informé. Je dis alors, moi aussi :

— Oui, en effet, et l’autre ?…

Il fut surpris un instant, me regarda, comprit qu’Isabelle m’avait parlé dès la première entrevue comme elle l’avait fait sans doute à lui-même. Il dit :

— L’autre ?… Eh bien, oui, ce sera alors probablement notre devoir d’avertir Claude qu’il n’est pas le seul amant d’Isabelle, et alors…

— Alors, dit le jeune homme, il faudra bien qu’il rompe avec sa maîtresse.

— Alors, dit l’auditeur, il rompra avec nous et il épousera sa maîtresse !


Le paradoxe était amusant. Le chemin de ces messieurs et le mien étant le même, nous ne nous séparâmes pas que je n’eusse entendu toute l’idylle du beau Claude et d’Isabelle.

Il l’avait rencontrée dans un café du quartier Latin, celui-là précisément dont le nom, prononcé par moi pendant le dîner, avait paru si malséant ; un des amis, présent ce soir, l’accompagnait et avait été témoin des premières paroles échangées. Isabelle portait alors le deuil de son petit garçon, et ses cheveux blonds, sous le crêpe, lui donnaient un certain air de belle jeune veuve, et de dignité douloureuse, destinés à séduire définitivement le correct et sérieux Gérard. La conquête, toutefois, avait été un peu trop facile, et de ceci un ami avait été témoin, mais Gérard aujourd’hui niait cette particularité, et il disait à son ami : « J’ai voulu me flatter ; tu ne sauras jamais ce que j’ai eu de fil à retordre. » Elle avouait la perte d’un enfant, se disait mariée d’abord, puis, quelque temps après, donnait à entendre qu’elle n’avait été que fiancée à un jeune officier d’infanterie de marine, parti inopinément pour le Tonkin, d’où il n’était pas revenu… Par malchance, Gérard la rencontrait la même semaine dans le jardin du Luxembourg, au côté d’un monsieur qui lui tenait la taille enlacée.

L’ami qui racontait cela souriait.

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