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Le meilleur ami

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Et madame de Chanclos qui m’écrivait pour m’inviter à la campagne ! Et M. de Chanclos qui ajoutait quelques lignes pour m’inciter à prendre part aux plaisirs de la chasse ! Et Bernerette qui griffonnait dans un coin de la lettre : « Venez ! venez ! BERNERETTE. »

Le supplice continuait pour moi, plus irritant de jour en jour. Je dois avouer des mouvements d’impatience et d’agacement qui faillirent me décider à entreprendre, moi aussi, un voyage — non pas de noces, en vérité ! — mais long et lointain et par lequel je fusse tenu à l’écart des Chanclos obséquieux, de la trop cruelle Bernerette et de celui que je ne pouvais m’empêcher de nommer, à part moi : « Cet imbécile de Gérard. » Comme je n’osais maudire la famille de Chanclos, c’était contre Gérard que se concentrait ma mauvaise humeur, et l’excès de son aveuglement me faisait bondir : ne venais-je pas d’apprendre par l’auditeur de première classe que Gérard, après avoir procédé lui-même à une enquête, après avoir vu Isabelle au Luxembourg, au bras d’un autre, et après qu’elle avait menacé d’en épouser un troisième, venait d’annoncer à son collègue au Conseil d’État qu’Isabelle était innocente et qu’il était avec elle en meilleurs termes que jamais ?

« Quel imbécile, que ce Gérard ! » disais-je en me promettant de fuir résolument tout motif d’esclavage. « Quel imbécile, que ce Gérard ! » répétais-je encore, quelques jours après en faisant ma visite… pour fuir l’esclavage ? pense-t-on, pour éviter d’être « imbécile » comme Gérard ?… non : pour aller rejoindre la famille de Chanclos et Bernerette !

Car je m’étais soudain donné, pour les aller rejoindre, un motif irréfutable, à savoir, qu’il était de mon devoir d’honnête homme et d’ami, d’essayer, pendant qu’il en était peut-être temps encore, de détourner Bernerette de Gérard. Franchement, ne devais-je pas à cette petite de l’éclairer sur la situation et sur l’état d’esprit de « cet imbécile » ? Je le devais.

Et je le fis, aussitôt mon arrivée en Touraine, où les Chanclos habitaient, l’automne, une vieille gentilhommière nommée la Tourmeulière, située près de Langeais, flanquée d’une tour ventrue et ornée de lucarnes dans le style d’Azay-le-Rideau. Je le fis, sans attendre seulement le lendemain, dès le soir de mon arrivée, sous une charmille magnifique dominant la vallée de la Loire.

Marchant dans cette belle allée assombrie, à vingt pas en avant de monsieur et de madame de Chanclos et de quelques hôtes, seul avec Bernerette, je lui parlai de son Gérard comme si ce sujet nous était à tous deux familier. Et elle avait à ce point l’habitude de penser à Gérard à côté de moi, et de me tenir pour l’ami de sa pensée muette, qu’elle ne manifesta ni surprise, ni joie excessive à m’entendre tout à coup toucher sans précautions le sujet secret qui, depuis six mois l’étouffait.

Elle m’écouta, me laissa parler, m’interrogea elle-même, m’obligea à éclaircir la situation en ses menus détails. Elle me stupéfia : elle n’avait pas la moindre gêne, pas la trace de cet embarras qu’une toute jeune fille éprouve à parler d’un homme à un homme ; ce qui lui restait de plus juvénile était qu’elle manquait tout à fait de pudeur ! Quand je pensai l’avoir édifiée sur l’attachement de Gérard pour sa maîtresse, et lui avoir enlevé, comme cela s’imposait, toute espérance, un petit silence s’écoula : nous étions arrivés au bout de l’allée pour la quatrième fois ; nous traversâmes le groupe de la famille et reprîmes notre marche en avant. Une lune d’octobre, qui semblait courir comme une folle à travers de gros nuages floconneux, argentait par endroits la Loire et ses saulaies ; Bernerette me dit :

— Mais il n’a pas refusé de venir au Ranelagh cet hiver ?

Je regardai, un moment, sans répondre, ces deux yeux fiévreux qui me parurent lumineux dans l’ombre comme ceux d’une chatte.

Je lui dis, sans ménagement, la vérité :

— Il n’a répondu ni oui ni non.

Elle accepta cela sans sourciller, et dit :

— Vous n’avez pas insisté ?

Au risque de lui tordre le cœur, je lui dis encore la vérité :

— Si fait ! si fait ! j’ai insisté : ne lui ai-je pas fait entendre qu’il y avait chez vous des femmes, et de jolies, folles de lui !…

Cela ne la choqua point du tout. Je la vis, la bouche ouverte, happant, par avance, la réponse que Gérard avait faite à cela.

La frénésie de sa passion me brûlait comme un fer rouge. Elle aimait au point de désirer que Gérard vînt au Ranelagh, fût-ce pour d’autres, parce que, du moins, elle le verrait !… Je faillis crier, ou bien lui dire à elle, tout à coup, ma douleur, et m’en aller.

Comme je temporisais, elle demanda, en précipitant l’une sur l’autre les syllabes :

— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’il a dit à cela ?

— Il a ri.

Elle l’aimait trop ! elle l’aimait trop ! Elle usait trop aussi de moi, sans vergogne. Ce que je souffrais atteignait l’intolérable. Cependant, cette extrémité, je le sais, n’excuse pas la faute que je commis. Je ne fus pas bon, ce soir là ! J’ajoutai, en regardant la petite martyre dans ses deux yeux de chatte :

— Il a ri : je lui ai vu sous la moustache toutes ses belles dents !

Je me vengeais en la laissant sur une image qui pouvait lui faire désirer son Gérard davantage…

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