Le meilleur ami
Le lendemain, Bernerette me trouva plus calme. Elle me dit :
— Vous avez parlé à maman ?
— Non.
— Vous avez parlé à mon père en chassant ?
A mon tour j’interrogeai :
— Et vous, Bernerette, avez-vous parlé à vos parents ?
— Non.
Elle resta pensive, pendant que je faisais la moue ; puis elle fit :
— Que voulez-vous que je leur dise ?…
Elle eut un mouvement nerveux du pied qui défonça le sol ; nous étions assis sur un banc, au bout de la charmille. Elle me dit :
— Mais vous avez l’air tranquille comme Baptiste, ce matin, vous !
— C’est que j’ai pris une résolution.
— Laquelle ?
— La résolution d’écrire à quelqu’un.
Elle tressaillit.
— D’écrire à mes parents ?
— Non.
— D’écrire à qui ?
— A quelqu’un.
Je lui dis, simulant un jeu connu :
— Interrogez-moi donc : « Est-ce un homme ? »
Elle dit :
— Est-ce un homme ?
— Oui.
— Un homme âgé ?
— Non.
— Un homme blond ?
— Non.
— Est-il ici ?
— Non.
— Est-il marié ?
— Non.
Je vis que son teint s’animait sous la poudre. Elle avait deviné et ne voulait plus rien demander ; elle pensait que je lui avais écrit ; elle pensait à ce que j’avais pu lui écrire, ou bien elle pensait à lui, tout simplement. Ce sang, qui montait à la seule image de Gérard, me brûlait les yeux comme un feu ardent. J’étais jaloux, jaloux ! Je repris en grinçant des dents, mais elle ne s’en aperçut point :
— Allons ! allons ! Interrogez-moi : « Est-il beau ?… »
Elle dit, avec un frémissement de tout le visage :
— Est-il beau ?
A l’instant, et à ma grande surprise même, mes yeux se mouillèrent, pendant que je répondais :
— Oui.
Je fis un violent effort pour que mon émotion ne me trahît pas davantage ; mais Bernerette ne remarquait pas mon émotion : elle regardait en face d’elle fixement, et comme hallucinée. Elle ne nomma personne ; elle dit :
— Vous lui avez écrit ?…
Et elle n’eût pas été trop étonnée si je lui eusse répondu à ce moment-là : « Oui, je lui ai écrit que vous l’aimez ! » Elle répéta :
— Vous lui avez écrit ?…
Ce qui signifiait : « Qu’est-ce que vous lui avez écrit ? » Je dis :
— Mais, songez donc, Bernerette ! qu’il eût pu, lui aussi, partager la méprise commune. Il m’a vu toujours près de vous ; il me sait, aujourd’hui encore, à côté de vous ; s’il est délicat, cela ne suffit-il pas pour qu’il s’interdise de penser à vous ?… Je vous nuis, Bernerette !… Y avez-vous songé ?…
Je vis ses yeux et tout son visage se transformer : c’était une révélation que je lui faisais ! Non ! elle n’avait jamais songé que Gérard pût croire à une liaison possible entre elle et moi. Son étonnement me fut encore bien pénible ; mais elle n’eut même pas l’idée de me le cacher. Et les conséquences de la méprise dissipée lui apparurent. Ses sourcils soulevèrent leur arcature comme pour donner plus de jour à une vision heureuse ; puis cette belle voûte se brisa quand Bernerette se retourna vers moi. Elle entendait encore la dernière partie de ma phrase : « Je vous nuis, Bernerette !… » Un moment, un court moment, peut-être, elle pensa qu’en effet, j’avais pu lui nuire, en son amour ; et cela l’empêchait de me remercier de ce que j’avais écrit à Gérard, et de penser que je pouvais souffrir de tout cela. Un moment, oui, elle me regarda d’un air méchant !…
J’avais encore sur moi la lettre à Gérard ; je la décachetai pour la faire lire à Bernerette ; je n’avais eu, en écrivant cette lettre, qu’une crainte, c’était qu’elle ne fût un peu trop explicite ; il ne fallait tout de même pas dire à Gérard : « Mademoiselle de Chanclos est absolument libre : allons ! n’allez-vous pas la demander en mariage ? » Bernerette trouva ma lettre très discrète. Elle me dit même :
— Comprendra-t-il ?
Elle n’eut pas un mot de pitié pour moi qui attendais d’elle : « Mais mon pauvre ami, vous me renoncez là dedans ; on jurerait que je ne vous suis de rien !… »
Alors, je lui dis :
— Bernerette, voyons ! pourquoi vous opposez-vous à ce que nous dissipions chez vos parents la même méprise que nous détruisons ici ?
— Je n’en sais rien, ma foi, me dit-elle. J’ai peur de je ne sais quoi, d’un grabuge…
Et je pensais, à part moi : « C’est cette méprise qui m’a inspiré et a rendu obligatoire pour moi mon intervention auprès de Gérard… » Bernerette n’avait pas, assurément, escompté cette conséquence qu’elle ne pouvait prévoir… Mais le génie de l’amour, ou l’inconscience profonde qui veille à notre conservation ne lui ont-ils pas commandé de s’attacher désespérément, aveuglément, à cette méprise ? Je me souvins de ses larmes inexplicables, le soir où je lui demandais : « Mais pourquoi ne pas parler à vos parents ? » Elle pleurait, pleurait stupidement, et me disait avec un air de bêtise vraiment surprenant chez elle : « Vous voyez ! vous voyez ce que vous faites !… » Il semblait bien que cela ne voulût rien dire du tout : pourtant, en dissipant le malentendu ce jour-là, j’évitais peut-être d’écrire aujourd’hui à Gérard !…