Le meilleur ami
J’avais laissé Bernerette en bien meilleure santé qu’elle n’était lors de mon arrivée à Dinard. Le sort a de ces ironies : j’apportais à Bernerette un peu de la présence de Gérard, parce qu’elle avait confiance que par moi elle pouvait être rapprochée de lui ! Trois semaines après mon départ, je recevais une lettre de madame de Chanclos qui me donnait de mauvaises nouvelles de sa fille : elle ne me cachait pas son regret que je fusse si tôt parti de Dinard, puisque avec mon séjour là-bas avait coïncidé une véritable résurrection de la pauvre enfant. Et l’on pouvait voir, dans cette lettre, que Bernerette n’avait point fait de confidence à sa mère, et — ce qui était plus grave et plus douloureux pour moi — que sa mère était en voie de commettre une cruelle confusion. Je devinais la confusion à ceci, que cette lettre d’une mère qui décrivait l’état inquiétant de sa fille n’était pourtant pas une lettre affligée. Madame de Chanclos avait cru découvrir finement la cause du mal dont souffrait sa fille : des allusions à mots couverts, et quasi riantes, y étaient faites. C’est ce demi-sourire qui m’était le plus pénible. Elle croyait, connaissant la cause, posséder le remède, et elle semblait me dire, d’un ton beaucoup plus chaud que de coutume : « Mon ami, il ne tiendra qu’à vous !… » Oui, oui, j’apprenais maintenant que si Bernerette m’avait aimé, on me l’eût bien volontiers donnée !
La situation devenait intenable. Un tel quiproquo ne pouvait durer. Que Bernerette ne parlait-elle à sa mère ! Mais je savais bien que l’amour-propre l’en empêchait : elle n’avouerait jamais son amour pour un jeune homme qui n’avait pas seulement paru la remarquer. Mais elle m’avait bien fait, à moi, son aveu ? Oui, mais j’étais, moi, l’intermédiaire indispensable pour que ce jeune homme un jour la remarquât… Ah ! Bernerette ! Et je vous aimais tout de même !
Dans le moment d’exaltation que me valut la lettre de madame de Chanclos, j’éprouvai le besoin de voir tout de suite Gérard. Qu’allais-je lui dire, si je le rencontrais ? Je n’en savais rien ; mais un mouvement de chagrin, de dépit, de colère contre la destinée, un besoin de me cogner la tête contre les murs ou de me jeter dans une crevasse me poussait à voir Gérard le plus tôt possible. Voir Gérard était bien pour moi la chose la plus détestable en ce moment-ci : je la voulais à toute force ! Je sentais si bien ce qu’eût fait, dans ma situation, un homme ayant vécu quelques siècles plus tôt ! Courir sus à Gérard qui, en définitive, ne m’était de rien ; le détruire. Gérard supprimé, consoler Bernerette ! Que les temps sont changés, si l’instinct qui gronde au dedans de nous est le même !… Enfin, je voulais voir Gérard.
Je me rendis chez lui. Il était en province, et dans sa famille, au moins jusqu’à la fin d’octobre. Je m’en revins par le jardin du Luxembourg où les feuilles jaunissaient et tombaient dans les allées presque désertes. J’habitais dans les environs de ce magnifique jardin ; j’y venais rarement. Je remarquai ce jour-là combien il était favorable à la promenade de l’homme attristé et énervé que j’étais, et j’y revins plusieurs jours de suite. Un après-midi, j’y rencontrai sous les platanes qui ombragent le monument de Delacroix, Isabelle, à qui, ma foi, je ne pensais guère.
Elle me confirma que Gérard était absent pour quelque temps encore. Mais elle avait bien d’autres choses à me dire : n’avait-elle pas failli se marier ?
— Avec le père du pauvre petit ? lui dis-je.
Pas du tout ! Avec un jeune homme sur le point de s’établir et qui la voyait fréquemment chez sa tante — car elle habitait chez sa tante. — Ce jeune homme aimait Isabelle depuis quatre ans, paraît-il, le sournois ! et il n’avait fait sa déclaration que la semaine dernière !
— Il est bien, vous savez ! dit-elle.
— Pas mieux que Claude, je suppose ?…
— Claude est un beau garçon, je ne dis pas non ; mais il y a aussi bien que lui. D’abord, je vous dirai entre nous, que, pour ma part, je suis plutôt portée pour les blonds…
— Eh bien ! mais, ce mariage ?
— Je n’ai dit ni oui ni non ; c’est une affaire, comme vous pensez, qui a de l’importance ; il s’agit de l’avenir pour moi. J’ai écrit à Claude…
— Ah ! Que dit-il de cela, Claude ?
— Vous pensez que ça lui a mis la puce à l’oreille ! Il n’en dort pas, à ce qu’il m’écrit… Oh ! n’allez pas le plaindre, surtout : il se rattrapera, n’ayez crainte, ce n’est pas un garçon à se faire périr par les mauvais traitements… Malgré ça, il voulait revenir de suite ; mais il a son père qui ne plaisante pas, à ce qu’il paraît, le père Gérard, quand il s’agit de rentrer à Paris avant l’heure. Savez-vous combien il m’en écrit ? Seize pages ! Tenez, les voilà.
Je dus me défendre pour ne pas lire les seize pages de Claude, car Isabelle était flattée évidemment des marques d’amour qu’elles contenaient. Elle avait, d’ailleurs, un invincible besoin de parler, de consulter les uns et les autres ; elle me dit :
— Il y a aussi le père du petit…
— Mais oui !
— Je ne l’oublie pas, fit-elle naïvement, et, à vous dire la vérité, c’est celui-là qui me donne le plus de tintouin dans cette histoire ; non pas pour lui précisément, mon Dieu, non, mais à cause de ce pauvre petit chérubin qui est là-bas, au cimetière… Vous allez être de ceux qui se moquent de moi, parce que je me fais des scrupules, eh bien, tant pis ! Il y a quelque chose qui me dit que j’aurais dû épouser son père et pas d’autre…
— Vous auriez fait une bonne maman, Isabelle !
— Ne m’en parlez pas ! dit-elle.
Et la voilà aussitôt toute en larmes. Il n’y avait qu’un sentiment chez Isabelle, c’était l’amour de son petit mort.