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Le meilleur ami

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C’est la voix de Bernerette de Chanclos qui me frappe avant toute chose au moment où je me penche sur ce trou déjà obscur qu’est une dizaine d’années en arrière. Je l’entends, sous les marronniers garnis de feuilles nouvelles… C’était une voix qui, vers la quinzième année, avait pris je ne sais quel timbre à la fois argentin et grave, laissant, après coup, une résonance comparable à celle de certains angélus frais et mélancoliques, qu’on n’entend que dans la campagne à la tombée du jour : quand Bernerette avait parlé, comprend-on cela ? ce n’était pas fini ; elle avait projeté dans l’atmosphère quelque chose d’exquis, et qui voletait ou demeurait là, en suspension, comme des vapeurs ou des parfums. Et cette voix n’était pas juste dès que l’on essayait de l’employer pour le chant, c’est assez étrange ; et Bernerette avait, en outre, un petit défaut de prononciation, un besoin de manger quelques syllabes, comme si elle eût été pressée, la pauvre petite, et comme si les mots lui eussent paru trop longs pour le peu de temps qui lui était donné. Ce défaut-là pouvait bien être un charme. J’entends cette voix sous les marronniers !… J’arrivais, en familier de la maison, et Bernerette me criait de loin :

— Henri ! Henri ! il y a du nouveau : nous nous costumons le 23 !

Tout est fini. La voix joyeuse qui a résonné ainsi sous les marronniers ne résonnera plus nulle part ; et les marronniers qui en ont arrêté les vibrations pour les garder plus délicieuses, sont dépecés et brûlés. Oh ! la petite torture subtile et savante qu’est un instant précis d’autrefois qui apparaît en fantôme !

Je me souviens qu’après m’avoir annoncé la soirée, Bernerette empoigna un bout de chien loulou nommé Joë, qu’elle avait, et, le tenant par les pattes de devant, elle lui fit faire prestement trois tours de ronde. Je voulus être de la partie ; je saisis une main de Bernerette et une patte de Joë, et nous tournâmes jusqu’à ce que le chien se fâchât.

J’avais vingt-cinq ans, Bernerette dix-neuf. Je n’étais pas trop gai de ma nature ; elle non plus ; mais la perspective d’un bal costumé a des vertus qu’on cherche en vain à approfondir : notre désir d’être ou de paraître différent de ce que nous sommes suffit peut-être à en expliquer l’attrait considérable chez la plupart des femmes et des hommes.

Elle se mit aussitôt à me parler de ce bal costumé et me dit que sa mère avait invité et fait inviter « des quantités de gens », jusqu’à des inconnus, pour danser. Elle sourit finement en disant « des inconnus », parce qu’elle avait un goût, peut-être excessif, de l’imprévu, de la chose nouvelle, et je la taquinais là-dessus quelquefois :

— Vous êtes lasse de vos amis, Bernerette ; vous en voudriez d’autres !…

— Non ! disait-elle. Mais le prince Charmant, dame ! pour qu’il se présente, il faut bien que les portes soient ouvertes !

Elle ne songeait pas le moins du monde à me faire mal, en disant cela. Hélas ! je ne prétendais pas à jouer jamais le rôle de prince Charmant : il y avait si longtemps que j’étais l’ami de Bernerette ! A présent, quand je recueille les souvenirs de ce temps-là, je m’aperçois que moi, j’aimais Bernerette. Mais je ne le croyais pas. On peut aimer sans savoir qu’on aime : c’est que, pour nous cacher un sentiment inopportun, l’esprit recourt à des ruses merveilleuses. Dépourvu du bandeau qui m’aveuglait, est-ce que j’aurais pu approcher Bernerette deux fois la semaine sans faire la figure d’un jeune homme aspirant à sa main ? La main de Bernerette, non vraiment, je n’y pensais pas ! Je n’étais qu’un petit avocat, débutant et quelconque. Mademoiselle de Chanclos était ce qu’on appelait encore dans ce temps-là un « très beau parti ». Aussi il fallait voir comme j’avais le cœur léger, comme je badinais, riais, soulevais les épaules lorsqu’il s’agissait de ces passions auxquelles on fait allusion dans les saynètes et dans les pièces de vers fameuses que l’on récite dans les salons ou que l’on chante au piano ! D’être jamais épris, moi, ah ! non, je ne courais pas risque que l’on me suspectât ! Pour moi-même comme pour tout le monde, ah ! que j’étais donc un garçon tranquille !…

Comme Bernerette disait avoir choisi pour elle, à ce bal, le costume de la Finette de Watteau, je m’écriai :

— Bravo ! vous me donnez une idée !

— Laquelle ?

— Je serai, moi, l’Indifférent !

Madame de Chanclos descendait à ce moment les marches du perron ; elle m’entendit et dit :

— Voilà qui vous ira bien.

Et le bal eut lieu le 23. Je ne le vis guère. J’y fus de très mauvaise humeur et le quittai rapidement. C’est ce soir-là qu’il m’apparut que je n’avais de vrai plaisir qu’auprès de Bernerette. Bernerette se prodiguant à tous ne fut pas à moi deux minutes. Elle avait beaucoup de succès avec son toquet, son pli Watteau, sa guitare ; il y avait ce qu’on a raison de nommer un monde fou ; des jeunes gens nombreux, des danseurs en quantité suffisante ; et la Finette, c’est-à-dire la grâce, la fantaisie, l’esprit, la chanson qui fait rire et pleurer, passait et repassait des bras d’un mousquetaire encombrant à ceux d’un long imbécile d’arlequin ; des bras d’un Incroyable à ceux d’un Roméo ; des bras d’un nègre authentique, en roi mage, hideux, à ceux d’un magnifique lancier de Nemours, beau, svelte et grand garçon, qui vint à moi, après un quadrille, et me dit en me tendant la main :

— Mes compliments, mon cher, tu es joliment bien dans la maison : nous avons causé de toi tout le temps, mademoiselle de Chanclos et moi…

Je n’avais pas reconnu en lui un ancien camarade de lycée, Claude Gérard. A peine avions-nous échangé quatre mots, qu’une Junon le réclamait, et je vis que plusieurs femmes le suivaient des yeux. Peu après, Bernerette valsait avec un homme masqué par une tête de veau. Je m’en allai. Devina-t-elle, je ne sais comment, ma retraite ? La voilà qui échappe à ce monstre et qui court à moi :

— Henri ! Henri ! vous partez ?

Je remontai quatre marches pour la saluer. J’étais heureux qu’elle me retînt. Quand je fus près d’elle, elle posa sa main près de sa bouche, pour parler bas, et moi je souriais niaisement parce qu’elle s’apprêtait à ne parler qu’à moi seul. Elle me dit, pour moi seul en effet :

— Qui est-ce, dites, le lancier avec le plastron jaune ?… il vous connaît ; nous avons parlé de vous tout le temps !…

— Il se nomme Claude Gérard.

— Je le sais, parbleu ? On me l’a présenté, peut-être ! mais qui est-ce ?

— C’est un joli garçon !

— Vous faites exprès de me faire enrager. D’ailleurs, ce que je vous demande là, je m’en moque, vous pensez !… Alors, vous vous en allez, Henri ?

— Oui.

— Allons vous n’êtes pas gentil !

Je lui dis adieu : je descendis quelques marches ; mais elle demeurait penchée sur l’escalier. Je pouvais bien croire qu’elle était fâchée de me voir si tôt partir. Alors je me retournai vers elle et lui souris encore aussi niaisement que la première fois. Tout à coup, je sentis comme un démon qui m’obligea de dire à Bernerette :

— Je vous donnerai des détails sur Claude Gérard !

— Ah ! fit-elle.

Et je vis dans son œil que c’était cela même qu’elle attendait, penchée sur la rampe.

— Mais, dites-moi tout de suite, reprit-elle, c’est un jeune homme qu’on peut recevoir ?…

— Sans travestissement ? Mais oui, Bernerette !

Elle n’insista plus pour me retenir ; elle quitta l’escalier et disparut.

Je rentrai chez moi à pied, par le plus long. Je marchai beaucoup, cette nuit-là. Dieu ! qu’il faisait beau sous ces allées du Ranelagh, voûtes de verdure, silencieuses et profondes ! Comme un petit hôtel, environné d’un jardin, a l’air de bien dormir !… Les maisons, dans la rue, le passant les frôle, il les touche et il semble un peu qu’il leur marche sur les pieds ; mais derrière ces grilles, ces haies de fusains et ces plates-bandes gazonnées, sombre velours si pur, les petits hôtels ont un sommeil abrité, heureux, et qui fait du bien au passant. Leur paix et la fraîcheur nocturne me retinrent, — je le croyais du moins, — et je fus près d’une heure à faire les cent pas dans le Ranelagh.

Et puis, quelques journées passées, du travail, des soucis d’autre sorte atténuèrent le malaise de cette soirée. Je ne pensais pas trop aux mousquetaires, aux arlequins, aux nègres ni au lancier de Nemours, lorsque, avant même d’avoir revu Bernerette, je me trouvai nez-à-nez, sur le boulevard des Capucines, avec l’ex-lancier en personne, Claude Gérard. Il m’aborda avec bonne humeur et franchise :

— Ah ! bien, mon vieux, la drôle de chose ! On reste dix ans sans se croiser seulement dans la rue, et voilà deux rencontres dans la même semaine !…

— La vie a plus de fantaisie que les hommes.

— Te souviens-tu du père Passereau ?

C’était notre commun professeur de rhétorique. Et les souvenirs de lycée affluèrent. Nous fûmes, sans nous être aperçus du chemin, sur la place de la Concorde. Gérard ne me dit mot de la soirée du Ranelagh ; je n’y fis moi-même aucune allusion ; il semblait bien aise de me revoir ; il parlait avec abondance et sans m’ennuyer, je l’avoue ; je jugeai tout de suite qu’il était demeuré le brave garçon que j’avais connu sur les bancs. Il était vraiment joli homme ; je le voyais bien au regard des femmes qui allaient à lui comme les papillons du soir à la lumière ; mais lui ne semblait pas y prendre garde ; il n’en tirait aucune vanité ; il était accoutumé, sans doute, à ces hommages muets des inconnues ; peut-être en était-il las.

Comme nous inclinions vers le boulevard Saint-Germain, en face du Palais-Bourbon, une jeune femme, d’une beauté célèbre, portant une des premières toilettes printanières, passa dans une victoria découverte et donna à mon compagnon, le temps que les chevaux ralentissaient au tournant, ses yeux splendides ; tout autre homme en eût été affolé. Je ne pus me retenir de le lui faire remarquer. Il sourit. Je lui dis :

— Tu sais qui est cette femme ?

Il ne le savait pas. Je la lui nommai. Il me dit :

— J’ai une amie que je te présenterai si tu me fais l’amitié de venir un soir dîner chez moi sans cérémonie.

Est-ce que l’appréhension que j’avais eue lors du bal costumé n’était pas absurde ? Voyons ! Pour deux simples questions de Bernerette : « Ce jeune homme, quel est-il ? Et peut-on le recevoir ? » voilà mon esprit et mon cœur en campagne, et je passe une nuit blanche à marcher comme un homme trahi !… Que ce jeune homme eût plu à Bernerette, quoi d’extraordinaire à cela ? D’autres jeunes gens, à ma connaissance, déjà précédemment avaient plu à Bernerette. Quant à Claude Gérard, il ne m’avait même pas parlé d’elle ; les femmes lui étaient assez indifférentes ; il avait une maîtresse qui les devait éclipser toutes, c’était évident. J’allais la connaître.

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