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Le meilleur ami

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Le lendemain, je chassai avec monsieur de Chanclos et deux voisins de campagne ; le déjeuner eut lieu entre hommes, dans un pavillon, à la lisière du bois ; je ne revis Bernerette que le soir, et je ne pus encore ce jour-là m’apercevoir de l’altération de sa santé comme je le fis au grand jour, lorsqu’elle m’apparut pour la première fois fardée.

J’eus peur, et pitié d’elle. J’oubliais d’un coup ce que j’avais souffert par elle, et la honte me prit de ma cruauté d’un moment, le soir de mon arrivée.

Assise sur un banc, coiffée d’un grand chapeau de tulle, elle travaillait à un ouvrage de main. Le soleil dorait ses cheveux. Son cou me sembla amaigri, et son nez plus fin. Tout de suite, d’ailleurs, elle m’avertit elle-même de sa mine mauvaise, en me confessant qu’elle avait eu la sottise de recourir à des drogues pour se faire engraisser, et qu’elle s’était fait mal. Je me moquai d’elle :

— C’est bien fait, mademoiselle !

— Oui, dit-elle, on n’est pas bête comme ça !

Mais malgré moi je regardais sa taille, et cette gorge qui, il y a six mois, mûrissait comme un fruit déjà lourd ! Un homme passe et voilà la récolte compromise ; c’est comme un rayon de soleil trop ardent ou un coup de vent de la mer…

A mon approche elle s’était levée, avait jeté son ouvrage et m’avait appelé : « Henri !… » d’un ton si tendre, que mon cœur battit comme autrefois, au premier appel de cette voix qui me charmait tant. Je pensai que l’idée lui était enfin venue que mon rôle avait pu être pénible et qu’elle allait au moins me manifester qu’elle ne l’ignorait pas. Mais elle souffrait tellement elle-même, qu’elle n’imaginait pas qu’un autre à côté d’elle pût être blessé. Ce n’était déjà plus qu’un petit être qui défendait sa vie avec acharnement, par tous les moyens. Ce tendre : « Henri ! » voulait dire : « Pauvre petite Bernerette ! »

Elle m’entraîna vers la charmille, à l’ombre. Je remarquai qu’elle se tenait avec insistance entre le soleil et moi, à contre-jour, et qu’elle ne vous parlait plus en face, et qu’elle vous tournait son profil quand on lui adressait la parole ; elle avait d’ailleurs accommodé son chapeau en forme de capote, et ce n’était plus guère que le bout de son nez qu’on voyait quand elle détournait la tête. Elle se cachait ! Elle ne voulait pas que j’emporte d’elle l’impression que sa beauté diminuait.

Je n’avais pas eu le loisir de voir, la veille, en pleine lumière, le paysage étalé à nos pieds : la Loire endormie, ses longs sables en fuseaux, ses larges îles de peupliers feuillus, une barque qui pourrit, deux toues qu’un homme dirige à la gaule, un filet tendu, un horizon sans bornes qui se confond avec le bleu opalin du ciel ; au-dessous de nous, au bord de la levée, de noirs trous de cheminées, quelques-unes fumantes, au milieu de rocs blanchâtres, de jardinets, de petits vignobles ; sur la route plate, une charrette transportant des tonneaux, une bicyclette filant comme une libellule, et le sentiment de la paix parfaite universellement répandue, depuis les plus menus objets aperçus jusqu’aux plus grandes choses.

Je dis à Bernerette :

— Que j’aime cela ! comme ce pays repose !…

» Et l’on voit les pignons du château de Langeais !…

— Oui ! fit-elle. Ah ! Henri ! pendant que j’y pense… et papa, lui ?

Je souris et lui dis :

— Oh !… « pendant que j’y pense ? » Vous y auriez aussi bien pensé plus tard !…

Mais elle n’avait point envie de rire ; elle insista :

— Dites !…

« Et papa, lui ?… » n’était pas une question très claire, mais j’entendais Bernerette à demi-mot. Sans même un mot je lui fis comprendre que « papa, lui, » n’avait pas paru savoir si sa fille avait ou non des sentiments.

Elle eut l’air de me dire : « Mais qu’avez-vous donc fait à la chasse ? »

Cette battue d’hier n’avait-elle pas été combinée par Bernerette ? En effet, on ne m’avait point du tout connu jusqu’ici comme chasseur : que signifiait cette marche forcée ? Bernerette avait pensé qu’au hasard de la promenade dans les guérets ou les sentiers, je saisirais l’occasion de m’employer pour elle, de provoquer, par exemple, chez M. de Chanclos, une question comme celle-ci : « Et votre ami Gérard, est-il chasseur ? » A quoi je pouvais répondre ce que me suggérerait mon désir d’être agréable à Bernerette. Bernerette entendait m’employer sans cesse, et m’employer à tout ce qui pouvait la sauver.

— Et vous, Bernerette, est-ce que vous avez parlé à votre mère ?

— Non.

J’eus l’air de dire à mon tour : « Qu’avez-vous donc fait pendant que nous étions à la chasse ? » Je me plaignis ; je lui répétai que je ne pouvais tolérer la durée d’un tel quiproquo, où mon rôle était ridicule et deviendrait indélicat. Je manifestai l’intention de parler moi-même à madame de Chanclos. Bernerette me dit :

— Oh ! vous n’avez donc pas confiance en moi ?

Le lendemain, on chassa encore. En vérité, je n’attendais pas, comme Bernerette, que M. de Chanclos me parlât, entre deux coups de fusil, de l’état du cœur de sa fille, mais j’attendais moins encore que M. de Chanclos et le voisin de campagne même qui chassait avec nous, me traitassent avec une certaine affabilité dont la nuance dépassait, d’une façon infinitésimale peut-être, mais dépassait, la mesure ordinaire. Ce fut le voisin de campagne qui m’aida à faire cette découverte. Il n’était pas de ceux qui nous accompagnaient l’avant-veille ; celui-ci, d’un naturel moins réservé, me laissa presque clairement entendre qu’il me tenait pour un prétendant à la main de mademoiselle de Chanclos. Mon sang ne fit qu’un tour. Mais que dire ? Et cet indiscret m’ouvrit les yeux sur maintes particularités qui m’avaient échappé. M. de Chanclos me traitait autrement que de coutume, oui ; comment ne l’avais-je pas remarqué depuis trois jours ? Enfin il n’y avait pas jusqu’aux domestiques qui ne montrassent un zèle inusité à me servir. Je revins furieux et en me jurant à moi-même que la nuit ne se passerait pas que je n’eusse parlé ouvertement à la mère de Bernerette. Et dès le seuil du château, en saluant Bernerette, je l’avertis de mon intention. Elle me serra la main à me faire mal et me dit tout bas :

— Ne parlez pas : vous me perdez !

A ces mots-là, je ne reconnaissais plus Bernerette : ils sonnaient le roman, le théâtre. « Ne parlez pas, vous me perdez ! » Elle avait entendu ou lu cela quelque part. Ils lui venaient à la bouche dans un moment où elle cessait d’être naturelle, où elle se forçait, je l’aurais parié, pour soutenir quelque machination pouvant servir à ses fins. Et je me torturais l’esprit à me demander en quoi le fait d’entretenir l’erreur de tous sur ses sentiments pouvait être avantageux à ses projets. Que ne me mettait-elle au moins dans la confidence, puisque c’est moi qu’elle employait comme pantin dans la comédie qu’elle donnait ou laissait jouer devant elle.

Je me contins jusqu’après le dîner, qui me parut long. Puis, quand je pus prendre Bernerette à part, dans le jardin, je me fâchai.

Elle se mit à pleurer, et s’en fut, sous la charmille, dissimuler ses sanglots. Je ne comprenais plus rien à son état, sinon qu’elle était exaltée et malade. Je n’osais plus ni la suivre, depuis que je savais comment mon intimité était interprétée, ni paraître lui avoir fourni un prétexte à bouderie, ce qui était plus grave encore.

J’allai la rejoindre. Elle me dit :

— Vous voyez, voilà ce que vous faites !…

En effet, n’était-ce pas moi qui étais cause qu’elle pleurait !… Elle n’eût pas pleuré si j’eusse laissé les choses aller leur train, si j’eusse accepté le rôle intolérable que j’endossais, si j’eusse mérité enfin que bientôt l’on me mît à la porte de la maison ! Je ne pus pas, ce soir-là, lui tirer une parole sensée ; quand j’insistais, elle recommençait de pleurer ; quand elle cessait de pleurer, elle répétait :

— Vous voyez !… Vous voyez !…

Je m’exaspérais ; je maudissais la faiblesse qui m’avait amené à la Tourmeulière. Mais m’en aller brusquement était impossible ; annoncer mon départ, c’était m’exposer à ce que monsieur ou madame de Chanclos me parlassent ouvertement, et je devais éviter avec soin cette extrémité. J’étais prisonnier. Mais tarder à les détromper c’était aussi courir le risque qu’ils entreprissent de me parler. Il était urgent d’agir. Je me fixai le lendemain matin comme dernier délai.

N’avais-je pas aussi à me livrer à des conjectures au sujet de l’étrange, de l’inexplicable obstination de Bernerette ?

Je ne parvins, ni ce soir-là, ni dans la suite, à éclairer cette partie obscure de la conduite de Bernerette. Mais il m’est arrivé, depuis lors, de remarquer dans la vie des femmes, des passages mystérieux où certainement elles-mêmes n’ont pas vu clair.

Et sous mes yeux, quelle nuit magnifique d’automne !… La Loire basse, déchirée en lambeaux par ses sables et ses îles, ressemblait de loin à ces traces argentées que laissent les limaçons dans les allées des jardins ; le calme était immense, l’air frais ; des parfums d’héliotropes et de fruits mûrs montaient, s’évaporaient et se recomposaient, comme de petites nuées pesantes et tangibles ; plusieurs fois, l’aboiement d’un chien sembla venir de l’autre côté du fleuve, et des chouettes miaulèrent dans la tour ruinée ; mais la plupart du temps la tranquillité était telle qu’à huit cents mètres, j’entendais un poisson sauter hors de l’eau.


Une si belle paix n’allait-elle pas m’apporter l’oubli momentané de mes ennuis avec le sommeil ? quand une idée nouvelle, imprévue, surgit tout à coup comme un mal de dents qui commence, dont on n’est pas très sûr tout d’abord, qui se dissipe en une minute, puis revient, puis s’affirme, puis grandit, envahit la face, absorbe le cerveau et vous torture.

Cette erreur, commise par la famille de Chanclos, par leurs amis et leurs gens, au sujet du cœur de Bernerette, cette erreur qui, depuis trois jours surtout, avait pris pour moi de telles proportions qu’elle dépassait mes autres ennuis, ma jalousie, mon amour même ; cette erreur qui, après avoir indigné Bernerette, semblait à présent, et pour un motif inconnu, être si tenacement adoptée par elle, elle s’infiltra soudain en un repli de ma cervelle jusqu’alors épargné. Elle se présenta à moi comme un prolongement du cauchemar de scrupules qui m’agitait tout éveillé. Cette erreur, me dis-je, est-ce qu’elle n’a pas été commise par Claude Gérard lui-même ?

Est-ce que les premiers mots de Gérard, en me tendant la main à la « soirée du 23 » n’ont pas été — et je m’en souviens, car ils m’ont frappé par leur ton de délicatesse douteuse : — « Mes compliments, mon cher, tu es joliment bien dans la maison !… » Est-ce que Gérard, en me voyant familier au Ranelagh, empressé même auprès de mademoiselle de Chanclos, au dîner, n’a pas été induit à soupçonner une secrète entente entre mademoiselle de Chanclos et moi ? Et une des raisons pour lesquelles il s’est montré, par la suite, discret jusqu’à l’excès quand il s’est agi des Chanclos et de Bernerette, n’est-elle pas qu’il considérait Bernerette comme une jeune fille engagée, sur le point d’être fiancée, peut-être ? Et quel que soit l’attachement de Gérard pour sa maîtresse, est-il bien certain qu’il aille jamais jusqu’à la lui faire épouser ? Et si Gérard savait qu’une jeune fille d’excellente famille, jolie et riche l’aime à en perdre la santé, est-ce qu’il commettrait la sottise de se lier de nouveau avec Isabelle ? Est-ce qu’il ne regarderait pas Bernerette d’un autre œil qu’il ne l’a fait jusqu’à présent ? Est-ce qu’il ne se prendrait pas peut-être à l’aimer ? Est-ce qu’en l’aimant il ne ferait pas son bonheur ? Et moi ? ne suis-je pas très coupable, si je n’informe pas Gérard de ce qu’est exactement ma situation vis-à-vis de mademoiselle de Chanclos ?

Il est possible qu’à l’état normal je n’eusse pas pris le parti qui s’imposa à moi dès ce moment-ci ; mais j’en étais arrivé, à force d’être molesté, à adopter avec une sorte d’ivresse tout ce qui pouvait m’être le plus douloureux. La même rage qui m’avait fait me vouer dès le début de l’aventure au service de Bernerette amoureuse, m’obligea contre moi-même à me faire, moi, l’ouvrier du dénouement de l’aventure ! Je décidai d’écrire à Claude Gérard.


Je n’avais jamais écrit à Claude Gérard ; ma lettre seule serait pour lui assez frappante ; une lettre banale, sans but apparent, mais où se trouverait posée, comme par hasard, en vedette, toutefois, l’indépendance absolue de mademoiselle de Chanclos, préparerait Gérard à recevoir ce qu’il dépendait de moi qu’il obtînt : par exemple, une invitation à la chasse. Je ne pensais pas que Gérard acceptât ; mais du moins devrait-il, bon gré mal gré, discerner qu’on cherchait à attirer son attention de ce côté-ci ; il ne saurait, en tout cas, manquer de m’en parler lorsque je le verrais à Paris, et si ma rage bienfaisante persistait alors, il n’était pas impossible, en vérité, que je ne contribuasse à unir « mon ami » Claude Gérard et mon amie Bernerette !


J’écrivis, cette nuit même, la lettre banale et significative, et, l’ayant cachetée et timbrée, je fus soulagé, et dormis.

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