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Le meilleur ami

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Cette rencontre ne me fut pas inutile, mais elle doubla mon embarras ; elle me découvrit ce qui menaçait Gérard ; sa maîtresse, somme toute, lui avait écrit : « Épouse-moi ou j’épouse le jeune homme blond. » Qu’allait-il faire ?

Et que devais-je faire, moi ?

En conscience, avant que ce benêt ne prît un engagement irréparable, ne devais-je pas, pour Bernerette, essayer de retarder sa décision tout au moins jusqu’à ce qu’il pût revenir, au Ranelagh, revoir une jeune fille qui se mourait d’amour pour lui, l’entendre, lui parler, entendre ses parents qui, alors informés, sans doute, lui tiendraient peut-être le langage dont me gratifiait par erreur madame de Chanclos, dans sa dernière lettre ? Mais retarder sa décision, comment ? Si j’eusse reçu encore ses confidences ! Mais je n’avais que celles de sa maîtresse… Était-ce moi, à présent, qui allais assumer le rôle ingrat de dénonciateur, prévu par l’un des deux amis avec qui j’avais dîné chez Gérard ? Je me rappelai les paroles de l’auditeur de première classe : « Ce sera probablement notre devoir d’avertir Claude », et l’objection opposée par le même : « … Et alors… il rompra avec nous et épousera tout de même sa maîtresse. » Il ne s’agissait pas d’aboutir à ce que Gérard m’envoyât au diable ! Je n’avais non plus aucun titre suffisant à tenter de lui rendre un service de cet ordre ; mais je pensai à son collègue, à son ami, l’auditeur de première classe. J’avais oublié son nom ; je le retrouvai en consultant la liste du Conseil d’État ; j’eus son adresse. Je courus chez lui et par bonheur je le rencontrai. Sans lui livrer le secret de mademoiselle de Chanclos, je pus lui confier une partie de mes perplexités et de mes désirs, et il en retint, je pense, ce qu’il pouvait en être tiré de très favorable à l’avenir de Gérard, son ami. Il me promit son concours, et, entre autres mesures urgentes, de se rendre au Luxembourg afin de tenir d’Isabelle même la confidence qu’elle ne saurait manquer de lui faire, à première vue. Là-dessus, il pourrait dire à son ami : « Tu ne vas pas l’épouser, j’espère !… » et la suite. Quelques jours après, il avait l’obligeance de m’annoncer qu’il avait parlé à Gérard, car Gérard était revenu précipitamment à Paris, rappelé par les velléités matrimoniales de sa maîtresse, et, d’ailleurs, assez monté contre elle à ce propos. L’ami avait profité de ces dispositions, me disait-il, et Gérard était sorti de chez lui, stupéfait, incrédule encore, mais disposé à enquêter lui-même, tout prêt à rompre brutalement avec Isabelle.

— Ce n’est pas fait ! ajoutait l’ami.

Dans la semaine, je reçus moi-même la visite de Gérard. Je crus qu’Isabelle m’avait accusé de traîtrise ou que l’auditeur de première classe, par oubli de nos conventions, avait parlé de moi. Point du tout. Gérard avait trouvé chez lui ma carte et s’excusait de n’être pas venu me rendre ma visite plus tôt, ayant eu, disait-il, de petits tracas ces jours derniers. D’un signe des sourcils, je lui donnai à entendre qu’il ne serait pas importun en me narrant ses tracas ; mais il ne me les conta point et se contenta de me dire, avec un léger sourire satisfait :

— Tout est arrangé.

Alors je crus pouvoir lui demander des nouvelles d’Isabelle. Il me dit qu’elle allait fort bien et que même il allait profiter de ce qu’il était revenu à Paris plus tôt que de coutume pour faire avec elle un petit voyage.

Grand Dieu ! était-ce un voyage de noces ? Le mot m’en vint sur les lèvres. Ah ! ne valait-il pas mieux que cette sottise fût accomplie rapidement, tout de suite, — que m’importait le sort de Gérard ! — et que Bernerette se trouvât contrainte à se résigner avant d’avoir espéré davantage ?

Mais je me crus obligé de dire à Gérard :

— On te verra, cet hiver, au Ranelagh, j’espère ?

Il fit un geste évasif.

— Écoute, lui dis-je, ce n’est pas une plaisanterie : il y a cinq ou six femmes qui sont folles de toi !…

Il sourit bonnement, mais sans fatuité, et dit lui-même :

— Cinq ou six femmes !…

Soudain, quelque main invisible et cruelle me tordit l’estomac ; je me sentis rougir et puis pâlir ; je me sentis possédé par une force ennemie de moi-même, mais autoritaire, irrésistible, et je dis :

— Je ne te parle que de celles qui sont mariées !…

Ah ! Bernerette, avais-je assez fait pour vous ?

Gérard rit de bon cœur en montrant, sous sa moustache noire, ses dents magnifiques ; et il me serra la main.

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