Le meilleur ami
Quelques jours plus tard, me trouvant seul, dans le petit hôtel du Ranelagh, avec les parents vieillis, abîmés, terrorisés comme au soir d’une émeute sanglante, madame de Chanclos me fit monter à sa chambre. Il y avait là, sur une table, le petit pupitre fermant à clef, dont usait Bernerette à Beaulieu ; je le reconnus tout de suite. Madame de Chanclos vit que je regardais le pupitre, et aussitôt elle se mit à pleurer, à sangloter. Elle s’assit, puis s’essuya les yeux, se calma un peu. Je m’étais détourné, et je pleurais, moi aussi, en regardant par la fenêtre sans rien voir. La pauvre mère s’approcha de moi, me prit les deux mains comme dans l’antichambre de la villa Cynthia et me dit :
— Permettez-moi de vous embrasser, Henri !
Elle m’embrassa, et les sanglots redoublèrent. Elle n’y voyait pas pour ouvrir le petit pupitre, et sa main tremblait trop pour introduire dans la serrure la clef minuscule. Elle disait :
— Je l’ai pourtant ouvert ce matin…
Je lui offris mon secours, qu’elle accepta :
— D’ailleurs, Henri, c’est à vous !
Il y avait dans ce pupitre un fouillis d’objets ayant appartenu à Bernerette, et que nous connaissions trop, et dont la vue en ce moment était extrêmement douloureuse : son porte-monnaie, ses plumes, ses crayons, des morceaux de pastels qui salissaient tout, un éventail offert gracieusement par le casino de Monte-Carlo, un mouchoir ourlé en fil rose, enfin du papier à lettres, des enveloppes. L’une d’elles, au-dessus de tous les papiers, portait mon nom.
— Vous voyez !… dit madame de Chanclos.
Elle ajouta :
— Celle-ci vous reste ; mais toutes celles qu’elle a brûlées !… Elle a dû se lever, une des dernières nuits, pendant une courte absence de la garde, car il y en avait une pile là, dans le coin à gauche, sept ou huit au moins, j’en jurerais…
Elle remuait les enveloppes et le papier à lettres, pendant que j’ouvrais, moi, l’enveloppe portant mon nom, et lisais ces seuls mots, écrits à la hâte :
Henri,
Adieu, mon meilleur ami !
BERNERETTE.
Madame de Chanclos me dit :
— Tenez ! encore une !…
C’était une enveloppe close, et assez lourde, sans adresse. Je fis observer à madame de Chanclos qu’il n’y avait pas d’adresse. Elle me dit :
— Allez ! ouvrez, mon ami !
Cependant, je m’aperçus que cette enveloppe portait, au revers, et dans un coin, le seul mot : lui.
Je dis à madame de Chanclos :
— Voyez donc cela.
Elle lut « lui » ; elle eut presque un sourire et me dit avec une complète confiance :
— Eh bien ?
J’ouvris. La lettre était longue, celle-là ! Mais je ne lus que les premiers mots :
Claude !… Claude !…
Comme tout tournait autour de moi et comme je cherchais à m’asseoir, madame de Chanclos tenait à me répéter :
— Elle en a brûlé cinquante pareilles !…
Cependant, je ne voulais pas demeurer paré à ses yeux d’un prestige qui ne m’était pas dû ; je dis à madame de Chanclos :
— Les cinquante n’étaient pas pour moi, ni celle-ci.
Et je lui tendis la lettre. Elle dut, elle aussi, s’asseoir, après avoir pris connaissance des premiers mots ; puis elle poussa des exclamations. Elle disait : « Ah ! mon Dieu !… » Elle s’interrompait de lire, et ses deux bras tombaient sur ses genoux ; le papier même lui échappa, et la politesse voulut que je vinsse le ramasser et le lui rendre. Elle s’écriait : « Oh ! le cœur !… le cœur de nos enfants !… »
C’était sa nouvelle méprise qui la stupéfiait et l’absorbait. Elle ne songea pas à me dire, elle non plus : « Mais vous ! malheureux, qui avez pu vous croire aimé d’elle !… » Je l’excusai de ne pas penser à cela, en des moments si troublés.