Le meilleur ami
Je me mis à bouder, ou, admettons plutôt, j’essayai d’oublier. Je croyais avoir oublié Bernerette lorsque, chaque samedi soir, je me félicitais de n’avoir pas été au Ranelagh ; mais la vérité est que je m’en félicitais trop longuement et trop régulièrement chaque semaine, je m’en félicitais quelquefois le lendemain et pendant la moitié de la semaine suivante, et je passais l’autre moitié à me dire : « Je n’irai certes pas samedi ! »
Enfin, les premiers jours de mars arrivèrent sans que j’eusse manqué à ma belle fermeté. Il est juste de dire que ces dames, de leur côté, semblaient tenir le même serment : je n’entendis pas une fois parler d’elles. Aussi dès la fin de février commençai-je à remplacer les petites félicitations que je m’adressais si complaisamment, par quelques marques de dépit, inavoué à moi-même d’abord, jusqu’au jour où je m’entendis frapper le sol de mon talon et dire tout haut : « C’est un peu fort !… » Ah ! il fallut bien reconnaître que j’étais vexé, et que ce que je nommais à part moi « l’abandon » de la famille de Chanclos m’était extrêmement pénible.
Allais-je finir par retourner au Ranelagh ? Capituler ? Non pas ! Voici le parti qui me sembla infiniment plus digne que d’aller au Ranelagh : aller chez Claude Gérard !
Il va sans dire que je ne voulus reconnaître aucune connexité entre ces deux démarches possibles, aller au Ranelagh, aller chez Claude Gérard. Cependant, pourquoi aller chez Claude Gérard ? N’avais-je pas résolu, et ceci depuis un mois, de laisser tomber mes relations avec ce garçon ? Oui. Eh bien ! à présent, la démangeaison me prenait d’aller chez Claude Gérard ! Et j’y allai.
Je sonnai et fus longtemps à la porte ; je sonnai de nouveau ; la petite bonne enfin parut, environnée de quatre personnes : on visitait l’appartement. Je demandai M. Gérard ; la bonne me dit qu’il était sorti, « et qu’il n’y avait personne ici ». Cet excès d’information me paraissait dissimuler bien gauchement la présence d’Isabelle ; et comme j’élevais un peu la voix pour exprimer mes regrets de ne pas trouver là Gérard, une porte s’entr’ouvrit et quelqu’un chuchota :
— C’est vous ? Entrez donc un peu !…
Et Isabelle se montra, agitant et frottant son peignoir : elle sortait d’un cabinet obscur où elle s’était tapie pendant qu’on visitait.
— Vous déménagez donc ?
Elle me regarda avec cet air de dédain qu’on a pour les personnes mal informées de ce qui se passe. Et elle me fit entrer dans la salle à manger.
— Je vois, dit-elle, que j’ai du nouveau à vous apprendre !…
Elle parlait confidentiellement, et en outre, d’un geste, semblait couper toute communication entre ses paroles et la bonne, d’ailleurs retournée à ses affaires.
— Je ne veux pas la garder, dit Isabelle. Claude tient absolument à trancher net avec ce qui a été, comme il dit, son passé de garçon : nous avons engagé un valet de chambre.
— Peste !
— C’est peut-être une folie, d’autant plus que Claude, pour le moment, il faut vous dire cela, est à couteaux tirés avec sa famille. Mais c’était une de ses idées. Nous habitons rue de Moscou, à partir du 15 avril.
Je bredouillai quelques compliments et tentai de parler d’autre chose : et comment allait-il, Claude ?… N’aurais-je pas la chance de le voir rentrer ?
— Il est sorti pour affaires… Il s’en donne du mal, le pauvre garçon !… Vous pensez que ça ne va pas tout seul, quand on a les parents contre soi !… Enfin, c’est bien lui qui l’aura voulu ; moi, je n’ai pas cessé de lui dire : « Je ne suis pas la femme qu’il te faut… » Qu’est-ce que vous voulez ? c’était son idée.
— Comme pour le valet de chambre !
— Dites-donc, vous !…
Elle allait prendre mal la chose ; je dus lui affirmer que je n’entendais faire aucune assimilation malséante. Elle dit :
— Oui, oui, mais vous riez, je le vois bien ; vous êtes comme les autres ! Ah ! ce n’est pourtant pas faute de l’avoir averti de cela comme du reste : « Tous tes amis se ficheront de toi, tous… »
— Mais je vous jure…
— Vous pouvez jurer ! ça n’empêche rien. Et si vous voulez savoir mon opinion, à moi, je vais vous la dire, c’est que si ce mariage se fait, j’aurai autant à m’en repentir que Claude !
— Allons ! allons ! n’exagérons rien !
— Voilà !… c’est cela même !… Vous croyez, vous aussi, que c’est moi qui excite Claude à m’épouser ! Détrompez-vous ! si j’avais voulu épouser quelqu’un à mon goût, ç’aurait été le petit blond, qui en fait une maladie à présent, parce que je le refuse ; et si j’avais voulu faire un mariage raisonnable, mais là, sérieux, pour avoir la paix, la sécurité et… l’aisance, — je peux bien vous dire ça entre nous, car Claude n’est pas riche, tant s’en faut ! — eh bien, je vous le jure sur la mémoire de mon pauvre petit enfant, c’est son père, à ce chérubin, que j’aurais épousé, et non pas un autre !
Je ne disais rien. J’ouvrais les yeux avec une certaine stupéfaction. Elle reprit :
— Vous allez peut-être dire comme cet autre hypocrite qui a dîné ici une fois avec vous et qui ne s’est pas gêné pour insinuer à Claude que je lui jouais la comédie ?… La comédie ? moi ? non ! Je n’ai pas assez de malice. On me l’a toujours dit, que je n’avais pas volé le Saint-Esprit, je finirai par le croire… Je vous ai dit la vérité vraie dès le premier jour : oui, le blond a voulu m’épouser. Quand le père de mon petit ange a su que ce jeune homme voulait m’épouser, c’est lui, à son tour, qui aurait bien fait n’importe quoi pour ne pas me perdre. Est-ce que je pouvais cacher cela à Claude ? Non. Eh bien, dès que Claude a su cela, il s’est montré plus acharné que les deux autres : voilà la comédie ; elle n’est pas de moi, comme vous pouvez en juger ; elle s’est faite toute seule.
— Mais, hasardai-je, si, avant que la chose ne soit conclue, l’un des deux autres manifestait un acharnement plus vif que celui de Claude ?…
Isabelle dit innocemment :
— Ça n’est guère possible : Claude m’a chambrée ; je ne quitte plus d’ici !
Voilà tout le résultat que je tirai de ma visite chez Claude Gérard. En descendant l’escalier je sentis bien que je venais d’essuyer une déception. Était-ce pour n’avoir pas rencontré Gérard ? Un peu : car il m’eût peut-être donné des nouvelles du Ranelagh !
Après, pour ne pas rire de moi, je me mis à rire de Claude Gérard en réfléchissant à son sort pitoyable.
Claude ne vint pas me rendre visite : en effet, étais-je sot ! il avait bien trop à faire ; en outre, il était gêné de m’annoncer son mariage ; enfin, peut-être renonçait-il à ses anciennes relations pour faire peau neuve par le mariage. Et je n’eus de nouvelles du Ranelagh que par une carte postale illustrée qui m’arriva le jour de la mi-carême, et dont je regardai la jolie photographie de côte méditerranéenne, pendant deux minutes, en me faisant la barbe, avant de retourner seulement le carton, avant de me demander de qui il venait.
Il venait de Beaulieu (Alpes-Maritimes) ; il portait la signature de Bernerette au-dessous de trois mots : « Au meilleur ami », et de l’adresse où répondre : « Villa Cynthia ».
Comment les Chanclos étaient-ils partis pour le Midi où ils n’allaient jamais et contre quoi ils avaient même une certaine prévention ? Aussitôt habillé, je courus au Ranelagh. Je vis l’hôtel fermé. Je sonnai par acquit de conscience, et je resonnai. Le concierge de la propriété voisine s’approcha derrière un colley aboyant, et me dit que toute la famille de Chanclos était partie depuis six semaines, et que les domestiques l’avaient rejointe hier, « les patrons » ayant loué une villa à Beaulieu.
J’envoyai, à mon tour, une carte postale à l’adresse indiquée. Presque courrier par courrier, une carte m’arriva de Beaulieu, portant les signatures de Bernerette et de sa mère, avec quelques mots des plus gracieux.
Je ne pouvais que m’en tenir là et renvoyer, dans une quinzaine, un mot insignifiant au dos du « Palais de Justice » ou de « la Fontaine Saint-Michel ». Mais avant que la quinzaine ne fût écoulée, je recevais de madame de Chanclos une lettre, cette fois ! qui m’apprenait, en des termes que l’on s’efforçait de ne pas rendre trop alarmés, que Bernerette était « très sérieusement souffrante », que l’on avait quitté Paris précipitamment, que l’on était venu s’installer ici dans un hôtel « splendide et odieux », où n’avait-on pas eu le malheur d’être persécutés et de souffrir mille avanies, jusqu’à ce qu’enfin l’on comprît que le règlement s’opposait à l’admission d’une « personne qui tousse… »
Ces derniers mots me firent courir un frisson entre les épaules et j’oubliai, d’un coup, toute ma désobligeante aventure. Je crus même avoir de graves torts envers les Chanclos pour les avoir « abandonnés » deux longs mois, pour n’avoir point été là quand cette triste détermination dut être prise : partir pour le Midi, parce que Bernerette est « sérieusement souffrante ». J’étais reconquis, réasservi ; j’étais de nouveau prêt à exécuter le moindre désir formulé là-bas, dans cette petite anse maritime que je connaissais bien, entre la « petite Afrique » et le cap Saint-Jean : Beaulieu. Le désir ne manqua pas d’être formulé ; on me nommait sans cesse « le meilleur ami », et Bernerette s’ennuyait…
Mais je ne pouvais m’éloigner de Paris : je venais d’être nommé d’office pour assister un pauvre bougre dans une affaire d’assises. Une correspondance de plus en plus régulière s’établit entre la villa Cynthia et moi ; tantôt la mère, tantôt la fille m’écrivaient, ou bien elles joignaient leurs signatures au bas d’une carte postale où Bernerette avait rétréci autant que possible son écriture afin de bavarder davantage. Petit à petit, cet échange devint si fréquent, si nourri, que je pus en tirer la présomption que je demeurais vraiment pour Bernerette « le meilleur ami ». Aux vacances de Pâques, je ne tins plus en place, et je partis pour Nice, qui est à Beaulieu ce que Saint-Malo est à Dinard… Je me souvenais de l’an passé… Mais rien ne m’eût empêché de recommencer toutes mes épreuves et d’en tenter d’autres encore.
Oh ! les misérables aberrations de l’amour ! Je m’acheminais vers la villa Cynthia, comme l’enfant prodigue vers la maison paternelle : en coupable. Dans ce chemin qui va de la descente du tramway, entre des oliviers et des murs, jusqu’à l’endroit où je savais que ma pauvre petite Bernerette toussait, mon émoi venait de l’avoir abandonnée ! Et je me répétais : « Si j’étais demeuré près d’elle, je lui aurais bien épargné, voyons ! de se faire tant de chagrin !… » Car une peine morale, je n’en doutais pas, avait ouvert les portes toutes grandes au mal qui la guettait.
Il faisait beau malgré un ciel nuageux qui n’était plus celui de février : des jardins jetaient par-dessus les murs leur trop-plein de roses, et quelque chose de vibrant, de chaud, de sain, une allégresse indéfinissable était dans l’air charmant. Je lus le nom de la villa ; on vint m’ouvrir. Joë aboya ; et je vis, tout de suite, à dix pas, dans le jardinet, sous des palmes, Bernerette enveloppée de couvertures, abritée par une guérite d’osier et écrivant sur ses genoux. Je la trouvai très rouge. Je la complimentai sur sa bonne mine. Elle me dit :
— Oh ! oh ! cela va passer : c’est la surprise.
Elle glissa la lettre qu’elle écrivait dans un pupitre qu’elle ferma à clef, et peu après, je vis qu’en effet sa mine était trompeuse.
Aux aboiements du chien, madame de Chanclos parut sur le seuil, vint au-devant de moi, en ouvrant son ombrelle. Elle me parla tout de suite de la santé de sa fille, qui, selon elle, s’améliorait. Je pensais qu’elle m’indiquait par cet optimisme le mot d’ordre : il s’agissait, avant tout, de réconforter l’esprit de la malade. Mais en particulier, plus tard, elle me parla de même : elle ne discernait pas plus les ravages du mal physique qu’elle n’avait soupçonné ceux de l’amour. D’ailleurs, elle me livra le fond de sa philosophie maternelle :
— J’aime trop ma fille, me dit-elle, Dieu ne peut vouloir me la prendre.
Et elle s’extasiait devant le soleil, devant les fleurs, devant la ravissante vue qu’on avait du perron, par-dessus les orangers, sur la baie, sur le cap, au loin sur la mer. M. de Chanclos, lui aussi, était gagné par le charme de ce pays ; il avait pris le train d’une heure un quart pour Monte-Carlo. Ce qui le rassurait, lui, quant à sa fille, c’est que les médecins l’avaient envoyée dans le Midi, et c’est un fait patent qu’on n’envoie plus les vrais malades dans le Midi, qui les achève.
Bernerette, elle, pensait autrement ; j’eus vite fait de m’en apercevoir ; mais elle se voyait partir avec une résignation si douce que ceci me fut pénible plus que l’aveuglement optimiste des parents. J’eus, d’un coup, l’impression que cette maladie était un lent suicide. Timidement, peu à peu, je m’informai dans la maison, des origines de cette toux et de ce dépérissement. Une grippe vers la fin de janvier, d’abord ; la guérison ; puis une rechute assez rapidement combattue encore ; enfin, à la suite d’une imprudence, la vilaine « bronchite » qui ne se terminait pas. A la suite de quelle imprudence ? voilà ce que personne ne put m’éclaircir. « J’ai commis une imprudence », avait dit Bernerette ; « elle a commis une imprudence » avait-on répété ; et comme le plus pressé était de combattre les effets de l’imprudence, on s’était contenté de laisser à la cause initiale de la maladie cette vague appellation.
Je passai toute cette première journée près d’elle. Je m’attendais à ce qu’elle me parlât de Gérard : mais je lui aurais parlé de lui sans arrière-pensée, sans amertume : je l’attendais, j’y étais tout préparé et je m’étonnais de mon calme, quand l’idée me vint que j’avais peu de mérite à cela : Claude et Bernerette étaient séparés à jamais, par un mariage, par une mort menaçante ! Elle ne me parla point de lui, et je sentis qu’elle n’affectait pas de ne point parler de lui ; non, sa pensée semblait libérée de ce poids ; on eût bien juré qu’elle l’avait une bonne fois rejeté : n’était-ce pas quand la malheureuse avait commis « l’imprudence » ?
Pas un jour il ne fut question de Claude si ce n’est qu’en faisant allusion au séjour d’automne à la Tourmeulière, elle dit, à trois reprises : « Votre ami », mais en glissant, sans trébucher le moins du monde ; et elle l’eût nommé plus gravement en le passant sous silence.
Du côté des parents, mutisme absolu touchant Claude. Ils étaient, à n’en pas douter, informés de son mariage prochain ; ils se mordaient les pouces d’avoir un peu inconsidérément fait fond sur lui. Je suis persuadé qu’ils ne soupçonnaient ni la douleur ni le dépit possibles de leur fille.
Bernerette parut très franchement heureuse de me revoir ; plus qu’heureuse : le premier jour, elle ne put maîtriser, par deux fois, une émotion violente, et elle eut des palpitations. La mère disait : « Elle est d’une sensibilité !… » Je rappelais à Bernerette tant de souvenirs ! Et elle se voyait disparaître. Quand j’annonçai que j’allais reprendre le tramway de Nice, elle pleura ; je promis de revenir le lendemain matin, et de déjeuner avec elle. Pendant près d’une semaine, je ne quittai presque pas la villa.
Taisant toujours le sujet dont je la croyais étouffée, Bernerette s’appliquait, semblait-il, à me faire oublier qu’il eût jamais existé entre elle et moi. Et je remarquais une chose : c’est que, du temps que ce sujet l’absorbait, quand elle ne m’en entretenait pas, elle ne me parlait que d’elle-même, disant sans cesse : « Oh moi !… » ou bien : « Au fond de moi, voyez-vous !… » Ou encore : « Si j’étais !… Si je pouvais !… » Aujourd’hui, et depuis mon arrivée à Beaulieu, elle ne parlait que de moi : « Voyons ! et vous !… Oh ! vous, je me doute bien !… Que ferez-vous ?… Que feriez-vous ?… Et vous, Henri quand vous étiez enfant ?… » Jamais elle ne m’avait parlé comme cela.
Je résistais, comme il le faut faire toujours quand on vous dit : « Parlez-moi de vous-même ! » et je détournais la conversation par vingt chemins de biais. Mais l’idée de Bernerette était fixée ; elle me ramenait en souriant ou quasi fâchée au poteau planté par elle. On eût juré que je l’intéressais.
Je repris avec elle, pour ne point parler de moi-même tout à fait sérieusement, ce ton enjoué, ce demi-badinage qui nous valait autrefois de si agréables entretiens, avant l’inoubliable « soirée du 23 ». J’avais, dans ce temps-là, et j’ai encore, horreur de la conversation qui n’est que légère, mais plus horreur encore de la conversation sérieuse qui ne se pare point entre homme et femme, d’un certain air léger. Bernerette, autrefois, se plaisait à ces jeux, où l’on s’échauffe, où l’on s’enflamme, où l’on se blesse aussi, mais sans faillir à la convention adoptée que c’est en jouant qu’on fait cela. Aussitôt que Bernerette avait connu Claude, elle avait cessé de se prêter à cette manière : elle la réadoptait aujourd’hui avec joie ; elle me dit même :
— Oh ! il me semble qu’il y a longtemps, longtemps que je n’ai causé !
Le plaisir me gagna. Si ce n’eût été la vilaine toux qui, de temps en temps, secouait Bernerette, j’aurais pu croire que nous étions encore à l’année dernière, à pareille date, ou peu s’en fallait, sous les premières feuilles des marronniers du Ranelagh. J’aurais pu oublier qu’un noir nuage avait passé.
Le plaisir me gagna. Cela veut dire qu’aimant Bernerette comme je n’avais cessé de le faire, je lui laissais, par mon plaisir, découvrir que je l’aimais, et combien. Le langage voilé de l’amour, elle le comprenait mieux cette année !… Je n’y prenais pas garde, tout d’abord, et je n’écoutais que mon plaisir : mais je vis tout à coup qu’elle connaissait, elle, la nature de mon plaisir, et qu’elle l’avait provoqué.
J’eus peur un instant ; je m’arrêtai ; je me contractai tout entier. Se distrayait-elle, en sa détresse, à me voir amoureux ? Ou mieux : croyant bien mourir, me laisserait-elle l’aimer afin de connaître et de goûter au moins les sons des paroles d’un grand amour ?… Oh ! quelle heure je me souviens d’avoir passée, un après-midi, dans le parfum des giroflées et des roses, sous ce ciel de la côte qui me fait croire que j’ai un corps glorieux, comme on dit dans les catéchismes, et que mon âme est toute visible et flambante autour de ma tête, à la façon d’une auréole ! La joie divine au dehors, la pire anxiété au dedans, oui, je me souviens de cette heure ! Je voulus me promener : je prétextai le besoin de marcher ; je m’en allai vers le Cap, et, tout en fuyant, je me retournais vers la petite agglomération qu’était le Beaulieu de ce temps-là, et j’y cherchais, pour ne voir que lui, le toit où s’étiolait, à la première heure de l’âge d’aimer, celle qui m’employait peut-être encore une fois à la servir, dans le plus cruel des emplois : lui jouer au vrai — dernier et beau divertissement — la passion amoureuse !
Je n’allai pas loin. Quand je revins, Bernerette avait la fièvre ; on l’avait couchée ; on me permit de lui souhaiter le bonsoir par la porte entre-bâillée ; elle ne me regarda seulement pas. Je crus que c’était parce qu’elle était trop malade. Mais le lendemain elle me dit que ç’avait été pour me bouder.
Elle allait mieux ce lendemain-là. Sa santé était cahotée brutalement : un jour on désespérait d’elle, un autre on n’était pas certain qu’elle fût profondément atteinte. Je fus si surpris, si aise de voir Bernerette à ce point changée, que j’oubliai l’heure chagrine de la veille et mes horribles imaginations. On a pour les malades des attendrissements où tous les sentiments se fondent dans le seul désir de voir en eux la vie renaître. Aucune arrière-pensée toute cette belle journée. Je m’abandonnai sans me soucier de savoir si mon expansion, mon allégresse étaient ou non provoquées par l’habile et secret désir qu’a une femme de se sentir aimée.
Joë s’amusait à déchiqueter les oreilles de drap d’un malheureux pouf, et il le faisait zigzaguer sur le parquet et sur le tapis en poussant des grognements joyeux et dirigeant vers nous des regards si drôles que je me mis à jouer avec lui. Je lançais le pouf du bout de ma bottine, et Joë bondissait et l’attrapait parfois au vol par son oreille à demi-décousue. Nous riions, moi, de l’ardeur joyeuse du chien, Bernerette, de cela aussi et de moi-même. Madame de Chanclos nous surprit au milieu de cette scène, et elle me la rappela plus tard pour prouver que sa fille n’était pas alors dans un état à donner de l’inquiétude. Je me souviens qu’elle nous dit : « Comment ! vous ne profitez pas de ce beau soleil ! » et qu’elle ouvrit toutes grandes les portes sur le jardin.
— Mais, maman ! Joë et le pouf de la propriétaire ?…
Et Madame de Chanclos elle-même donna un coup de pied dans le pouf de la propriétaire, qu’elle envoya dehors sur une corbeille de primevères. Qu’on juge si la gaieté était pure !…
Bernerette se promena une heure dans le jardin. Dans ses bons jours, elle se sentait à peine affaiblie ; on la suralimentait et elle était plus grasse qu’on ne l’avait jamais connue. Les giroflées et les violettes embaumaient l’air ; Bernerette, comme moi, aimait le poivre de l’eucalyptus, dont on eût dit, par moments, qu’une main invisible saupoudrait la terre autour de nous. Je me disais, en continuant de jouer avec le chien excité : « Il n’est pas possible qu’elle soit dangereusement malade ; elle est trop jeune, trop fraîche… » Et j’allais penser, tout comme sa mère : « Et je l’aime trop ! » Oh ! cher soleil !
A la fin de cette partie, quand nous rentrâmes, Bernerette s’étendit sur la chaise longue et parut sommeiller un instant ; madame de Chanclos et moi nous nous taisions, la croyant endormie ; mais elle me dit tout à coup, avant d’avoir rouvert les yeux :
— Henri !…
J’allai à elle ; elle se redressa, cala des coussins autour d’elle, et dit :
— Asseyez-vous sur le pouf, s’il en reste, et que je vous remette un peu votre cravate.
Instinctivement je me retournai vers la glace, avant même de chercher le pouf. Elle dit :
— Non ! non ! Laissez-moi faire !… Et d’abord, mon pauvre ami, votre épingle était piquée de façon à ne pas vous mener loin… Ah ! vous devez en semer…
Elle refit le nœud de mon plastron et repiqua l’épingle. Les sommets de la petite crête de sa main me frappèrent le menton. Elle me regarda en souriant, le temps d’un éclair, la physionomie très heureuse. Puis elle s’étendit de nouveau et parut sommeiller.
Qu’est-ce que cela voulait dire ?
Je m’en allai pendant qu’elle reposait, et repris mon tramway de Nice, malgré les instances de madame de Chanclos qui voulait m’avoir à dîner. Le lendemain, madame de Chanclos m’attrapa dès l’antichambre. J’avais été bien cruel de ne pas rester la veille ; Bernerette en avait pleuré.
En effet, le premier mot de Bernerette fut : « Jurez-moi, Henri, que vous resterez ce soir ! » Je jurai. Elle était encore très bien ce jour-là ; pas la moindre fièvre ; un goût vif d’aller, de remuer, de jouer au soleil, et de l’appétit comme quatre.
Je dis à sa mère :
— Elle est sauvée, c’est sûr !
Madame de Chanclos me répondit :
— Parbleu !
Mais Bernerette, en s’asseyant sous un palmier, eut un mot inquiétant :
— Il y a des fruits, dit-elle, que je n’ai pas goûtés, n’est-ce pas ? Je voudrais, oh ! je voudrais tant mordre à tous !…
Je souris, et feignant l’indignation :
— Parlez-vous par parabole, Bernerette ?
— Mais non ! dit-elle ; voyons ! un brugnon, par exemple, eh bien, qu’est-ce que c’est que ça ? Je n’en ai jamais mangé. Et il y a encore des goyaves, des caroubes, des arbouses… bien d’autres dont je ne sais seulement pas les noms et que je voudrais goûter…
— Vous ferez des voyages !… Pour le brugnon, les arbouses, il ne faut pas aller si loin !…
— Oh ! mais tout de suite ! dit-elle, tout de suite… Demain ? la semaine prochaine ? Non, non !… D’ailleurs, je n’y pense plus, c’est une fringale qui m’a passé comme cela… Tout de suite !… répéta-t-elle. Si c’est pour ce soir ou dans une heure, je m’en fiche !…
Elle m’avait vu tout à coup si malheureux de ne pouvoir satisfaire son désir, et peut-être en même temps de l’entendre exprimer un désir maladif et contenant je ne sais quoi de mauvais augure, qu’elle me prit la main et me la serra. Nous étions seuls dans le jardin, avec Joë ; elle me dit :
— Henri ! que vous me faites de la peine quand vous avez l’air malheureux !…
— Cela m’arrive donc ?
Elle ne dit ni oui ni non ; son regard sembla fouiller des histoires anciennes ; elle prit une figure très grave. Son œil, que je suivais, s’arrêtait, dans la représentation du passé, à des points de repère. Enfin elle dit :
— Oui, cela vous arrive.
Et elle me serra tendrement la main.
Moi, je pensais : « Elle revoit dans sa mémoire toutes les fois où j’ai souffert par elle, et sa main qui me tient m’en demande pardon. » Et j’avais envie de lui dire : « Mais ce n’est pas la peine de me demander pardon ! Si vous saviez seulement ce que c’est pour moi d’entendre le son de votre voix, si vous aviez entendu comme moi les quatre petits mots que vous avez prononcés : « Oui, cela vous arrive… », vous comprendriez que cela me suffit, que cela efface tout ! » J’étais bien sincère, l’air qui frappait ses dents et que ses lèvres distribuaient en syllabes toujours précipitées me causait un ravissement inexprimable… J’oubliais réellement tout : je n’avais jamais, jamais souffert par elle…
Elle me dit :
— Henri !… Henri !…
Elle ne me regardait pas ; ses yeux étaient fixés ailleurs ; mais elle tenait toujours ma main. Je fis :
— Qu’y a-t-il ?
Je sentais en elle un tourment singulier ; elle pressait ma main dans ses mains ; je crus qu’elle allait me dire quelque chose d’inespéré : par exemple, qu’elle m’avait aimé, qu’elle m’aimait.
Les larmes lui vinrent aux yeux et elle ne dit plus rien.
Quand je la quittai, le soir, elle me demanda :
— Henri, est-ce que vous seriez allé loin, tantôt, pour me chercher des goyaves, des caroubes ?
J’eus l’air indigné qu’elle en doutât. Il lui passa, sur les lèvres seulement, un sourire.
De telles scènes me faisaient grand mal. Je m’en allais, le soir, les jambes et le cœur rompus. Je l’aimais tant, que j’étais, malgré tout, crédule ; en fait, nul jeu de coquetterie n’eût été troublant comme ces tendres réticences, ces serrements de main muets et ces larmes.
Je passai une nuit folle. Mon supplice était de me moquer de moi-même et de me mépriser à cause des rêves trop beaux que j’osais faire. J’étais honteux, mais insensé. J’arrivai à Beaulieu plus tôt qu’à l’ordinaire. Mais j’avais oublié qu’il y avait ce jour-là du monde : des amis déjeunaient ; ils passèrent l’après-midi ; ils rentraient à Cannes et ne prirent qu’un train du soir pour y être à l’heure du dîner. On resta même un peu trop tard dehors, et Bernerette toussa ; elle avait eu le tort de beaucoup parler aussi. Pourtant, elle n’avait pas eu un mot, pas un regard particuliers pour moi… Ah ! la maudite journée.
Le lendemain, à mon arrivée, j’appris qu’elle avait eu la fièvre et qu’elle toussait. Je crus voir une jolie bulle de savon que j’avais moi-même soufflée un jour, et qui crevait. Bernerette ! Bernerette ! vous étiez donc décidément condamnée ? Tous ces beaux jours de répit, c’étaient donc des duperies, des mensonges du beau ciel d’ici ? Ah ! bouche charmante ! petites syllabes précipitées ! ô volupté éphémère ! Jamais, à aucun moment de ma vie, il n’eût pu m’être plus insupportable de me voir arracher Bernerette !
Quand je la vis sur sa chaise longue, affaissée comme du linge humide, je crus que j’allais la serrer dans mes bras et l’emporter pour la défendre contre cette mort qui semblait la tirer par en bas ! Ma tendresse ne put se dissimuler ce jour-là. Dès que je fus seul avec la pauvre petite, je pris une de ses mains et j’osai la couvrir de baisers.
En même temps, un flot de paroles arriérées me montait à la gorge, m’étouffait et retardait le moment de lui dire que je l’avais toujours aimée, que je l’avais tant aimée ! Elle vit bien ce que j’allais lui dire. Elle m’ôta sa main un moment pour porter un doigt à sa lèvre et faire : « Chut !… » Et elle me rendit sa main.
Je recommençai de baiser sa main en silence. Cette peau un peu trop chaude !… Ces fins doigts que le soleil pénétrait !… Ces petits os d’oiseau qu’on sentait à peine enveloppés !… Mes baisers sur cette frêle chose, c’était ma vie, dix-huit mois contrainte, qui s’épanouissait, fleurissait ! Bernerette baissait les paupières ; elle ne me regardait pas ; mais sa figure, calmée, était d’une bienheureuse.
Nous ne fûmes pas longtemps seuls. Madame de Chanclos me dit :
— Mais c’est vous qui êtes souffrant, mon ami ; Bernerette a bien meilleure mine que vous !…
En effet, j’étais vert d’émotion et Bernerette gardait sa physionomie paisible et aisée, malgré le rhume, disait-on, qu’elle avait contracté hier soir. Le temps était toujours splendide ; nous allâmes, malgré le rhume, au jardin, après midi, et là, comme je ne pouvais lui toucher la main avec toute l’ardeur que je n’aurais pas contenue, je la suppliai :
— Pourtant, Bernerette, il faut que je vous dise !…
Elle sourit et referma les yeux ; puis elle me laissa dire.
Je n’eus d’elle qu’un même mot, et elle le répéta toutes les fois que ma confession lui découvrait les crises d’un amour si vrai et si grand, que moi-même, à les exprimer, je frissonnais. Elle disait : « Henri !… Henri !… »
Nous étions, d’ailleurs, fréquemment interrompus. Sa mère passa une bonne partie de la journée avec nous. Cependant, comme nous rentrions au salon, emportant les pliants, Bernerette me dit tout bas :
— Vous m’avez fait du bien !