Le meilleur ami
A ma grande surprise, je reçus presque courrier par courrier une réponse de Gérard ; je n’en attendais point de lui ; ma lettre n’en demandait aucune. Je feuilletai huit pages de papier mince, entièrement couvertes d’une écriture curieuse : grande, allongée, couchée, probe, avec je ne sais quelle apparence féminine. Gérard m’écrivait de Paris ; il n’était donc point parti pour le voyage projeté avec Isabelle ? En effet, il n’était point parti ; il m’en fournissait la raison avec abondance : le brave Gérard me narrait au long ses déboires. Le contenu de ma lettre n’avait pas déterminé ces confidences, évidemment, mais ma lettre elle-même, ma lettre quelle qu’elle fût, arrivant chez lui dans le moment où il éprouvait un immense besoin de posséder un confident. Je soupçonnai que son collègue au Conseil d’État subissait près de lui une légère disgrâce pour lui avoir trop justement ouvert les yeux. Gérard me croyait au contraire fort peu renseigné sur son ménage ; il avait soulagement à me le décrire lui-même et dans les limites où il désirait que je le connusse. En substance, voici quelle était sa thèse : Isabelle, de qui les goûts furent toujours honnêtes, était sur le point de se laisser épouser par un homme sans scrupules qui, après lui avoir promis jadis le mariage, l’avait rendue mère et puis l’avait abandonnée. Cet homme ne s’avisait-il pas de vouloir aujourd’hui réparer sa faute ! et Isabelle de se laisser succomber à l’appât d’une situation régulière ! Certes, c’était une femme, écrivait Gérard, digne qu’il la retînt lui-même par un lien pareil, mais d’une part, il avait à compter avec les préjugés de sa famille et du Conseil d’État, qu’il eût négligés, à la rigueur ; mais, d’autre part, Isabelle poussait la probité jusqu’à se juger indigne d’être sa femme et de pénétrer dans son monde. Il était très perplexe, très ennuyé, le beau Gérard ; il avait besoin de causer avec quelque homme de sens droit et qui comprît, « pour avoir vu Isabelle », la légitimité de son attachement pour elle.
Une telle crise, inespérée chez Gérard, me contraignit à brusquer les événements. Je conservais, pour ma part, tout l’appétit du martyre désirable, autrement dit toute la rage secrète qui m’excitait à assister moi-même à mon propre supplice.
Je conseillai à Bernerette de faire inviter Claude Gérard à la chasse !…
Elle eut quelques battements des paupières ; moi aussi ; et Gérard fut invité à la chasse.
Il prit le temps de réfléchir, et adressa à madame de Chanclos un mot aimable, mais d’excuses : il était momentanément empêché de s’absenter de Paris.
Cela fut annoncé pendant le déjeuner, comme une nouvelle quelconque. Bernerette n’eut pas un mouvement insolite, et ses parents pas la plus médiocre intuition de son ébranlement dissimulé. Je crois bien que ce fut moi le plus agité en apparence, parce qu’en un instant, j’imaginai les conséquences de ce simple refus de Gérard.
Alerte pénible, mais courte. Nous quittions la table, après ce même repas, quand on me remit un télégramme de Claude : l’empêchement au voyage de Langeais était par hasard écarté ; il me priait de lui répondre télégraphiquement si on l’autorisait à revenir sur sa décision de la veille.
Je lus tout haut le télégramme. Bernerette manqua de sang-froid, cette fois. Elle dit au domestique qui attendait :
— Faites atteler la charrette anglaise : nous irons porter la dépêche !…
Le domestique fit observer que le porteur était monté à bicyclette et qu’il serait plus tôt au bureau que la charrette anglaise.
— Et puis, dit madame de Chanclos, il faut laisser les gens déjeuner.
Bernerette fit la moue. Mais ce fut elle qui trouva la feuille de papier, l’encre, la plume.
De la volte-face de Gérard, j’augurai qu’il se passait chez lui des drames : hier il pensait reconquérir Isabelle ; aujourd’hui elle lui jouait un tour de sa façon. Mais n’irait-elle pas l’arrêter à la gare ?
J’en étais venu à désirer ardemment le voyage de Claude !
Claude accomplit le voyage. Il n’était pas à une heure de Langeais, que je désirais qu’il n’arrivât pas. Quand il fut là, dans le petit salon tendu de toile de Jouy fanée, ou sur la terrasse, ou sous la charmille, entre Bernerette et moi, et que mon rôle m’apparut, j’eus de la lâcheté : je les abandonnai ; j’allai m’étendre sur mon lit. J’aurais pleuré comme un enfant, si une sorte de fureur ne m’avait saisi. Je redescendis. Je trouvai M. de Chanclos ; je lui dis :
— N’irons-nous pas tuer un perdreau avant ce soir ?
J’entendis peu après M. de Chanclos, au jardin, qui criait :
— Henri a le diable au corps ; il veut chasser. Êtes-vous des nôtres, monsieur Gérard ?
Et les yeux colères que me fit Bernerette, quand Gérard accepta d’être des nôtres !…
Aussitôt dans les champs, Claude me confia qu’il avait cru, l’avant-veille, avoir fait renoncer Isabelle au mariage ; une rencontre définitive entre eux devait décider de la paix ; mais au lieu de cette rencontre, elle le laissait se morfondre, la soirée entière, et elle lui envoyait le lendemain un « bleu » qui, disait-il, « lui avait fait beaucoup de peine ». Qu’il était donc évident que la conduite d’Isabelle envers Gérard était déplorable, et que Gérard le sentait enfin, tout en s’efforçant de ne pas le croire… et qu’il était rivé à elle par quelque lien que la conduite d’Isabelle la plus fâcheuse ne briserait pas de sitôt !
Je lui dis :
— Enfin te voilà loin d’elle : l’absence, comme la nuit, porte conseil.
Il me confia :
— En venant ici, je n’ai voulu que mettre Isabelle à l’épreuve ! moi parti, que décidera-t-elle ? C’est ce que nous allons bien voir.
M. de Chanclos tint à lui faire examiner de près ses vignes. Gérard, fils d’un petit propriétaire bourguignon, avait le goût de la culture et quelques connaissances précises ; ils s’accrochèrent par là volontiers l’un à l’autre. C’était une jolie terre que la Tourmeulière ; et M. de Chanclos en raffolait. Il fut très content de Gérard. Gérard se trouva bien d’avoir marché beaucoup, tiré un peu, causé avec M. de Chanclos, parlé avec moi d’Isabelle. La première soirée, de même, se passa très convenablement : Bernerette ne voulait pas faire la coquette ; Gérard ne pensait pas à se montrer galant. Je m’en voulus de m’être tantôt si effrayé de leur rencontre. Et bien, quoi ! ils étaient là tous les deux ! le feu ne prenait pas ; Bernerette plutôt paraissait apaisée.
Gérard, le lendemain, attendait une lettre. Elle ne vint pas. Il s’informa de l’heure des courriers ; il n’y en avait qu’un par jour ; mais en allant au bureau de Langeais, vers quatre heures, il trouverait sa correspondance, lui affirma-t-on ; et il fut tranquillisé. Puis on organisa une promenade à Langeais, en bande. Gérard n’y trouva point de lettre ; mais on ne lui laissa pas le loisir d’en souffrir ; une visite de la ville, un goûter, un retour en partie à pied sur la levée de la Loire ; la causette, le long du chemin, avec de vieilles bonnes femmes troglodytes, assises au pas de leurs grottes et de qui Bernerette était l’amie ; et puis le calme incomparable d’un beau coucher de soleil avant de remonter au château, retinrent Gérard de s’alarmer outre mesure de ce qui se passait à Paris ; il fut un convive aimable, le soir.
— Crois-tu, me dit-il, le bougeoir à la main, en allant se coucher, que cette coquine ne m’écrit seulement pas !…
Gérard reçut cependant des nouvelles de sa maîtresse : il me le dit, sans rien ajouter, ce qui me laissa croire qu’elles n’étaient pas bonnes ; mais elles ne l’irritèrent pas, d’où je conclus ou qu’elles annonçaient que la situation se maintenait simplement telle qu’elle était, ou que lui-même s’aguerrissait contre les inconvénients de la situation. Alors, n’était-ce pas que, par hasard, il se plaisait à la Tourmeulière ?
Il avait plaisir à la chasse, les soirées étaient douces et les nuits reposantes.
Un jour, au milieu d’une bien jolie lande de bruyères roses d’où les toits du château émergeaient au loin et d’où l’on apercevait, par delà les cheminées et pignons, toute confuse dans une brume bleuâtre, la rive opposée de la Loire, il me dit :
— C’est curieux que tu n’aies jamais songé à épouser mademoiselle de Chanclos ?
Je m’arrêtai et je regardai au loin, en me garantissant le visage avec la main.
— Mademoiselle de Chanclos n’épousera que qui lui plaira.
— Ne peux-tu pas lui plaire ?
— Moi ?… Non.
— Comme tu dis cela ! Et les parents ?…
— La donneront à qui lui plaira.
Nous marchions côte à côte, lui indifférent autant que moi à l’allure des chiens, ce qui me donnait à supposer qu’il poursuivait sa pensée… Mais il n’ajoutait rien. Je crus devoir insister :
— Ne t’ai-je pas écrit que je ne suis, moi, qu’un vieil ami, un camarade ?…
Nous nous tûmes encore pendant un assez long temps. Un moment, Gérard s’arrêta et fit, des yeux, le tour des trois quarts de l’horizon.
— Saprelotte ! dit-il, quelle jolie propriété !…
Et nous continuâmes de marcher dans l’interminable bruyère. Nous ne parlions pas. Je ne maîtrisais pas les battements de mon cœur. La silhouette de M. de Chanclos parut au bord d’un taillis, et je compris, à un signe de son bras, qu’il nous maudissait, pour ne pas chasser sérieusement.
Je me mis à combiner en moi-même divers types de phrases définitives, destinées à hâter l’achèvement de mon rôle vraiment par trop ingrat ; et j’avais pris le parti de dire à Gérard tout bonnement : « Imbécile ! tu ne vois donc pas qu’elle t’aime ? » quand, au moment d’ouvrir la bouche, un déclenchement soudain se fit dans mon cerveau ; je jugeai qu’un mensonge préalable était nécessaire pour éviter que Gérard ne me crût secrètement épris de Bernerette, et je dis :
— J’ai une maîtresse à laquelle je tiens…
Il fut étonné, sans doute, parce que je ne lui avais jamais parlé de maîtresse ; et puis, peut-être, à cause de cela même, il me crut. Il me regarda et dit :
— Mariée ?
Je soufflai confidentiellement :
— Oui.
Alors nous reçûmes l’algarade de M. de Chanclos.