Mâadith
Dans le logis de Bouhadad, une voix hargneuse répondit au coup du heurtoir de bronze :
— Qui est-ce ?
— Une amie, puis Mâadith.
Un guichet s’ouvrit dans la porte épaisse et basse sous la voûte sculptée au couteau.
— Quel homme vous accompagne ?
— L’homme s’en va.
— Entrez avec la santé.
La porte entrebâillée se referma vite, poussée par les lourdes mains de la négresse gardienne du seuil. La cour intérieure était éclairée de cierges. Des jasmins s’enroulaient autour des colonnes ; légers et nombreux de fleurs et de feuilles délicates, ils montaient éperdûment vers les galeries et les terrasses, cherchant un espace plus bleu que la maison bleue. Et c’était la maison strictement close, jalouse de son paradis intérieur, la maison où l’art précieux des faïences s’offre en harmonie colorée, où la fraîcheur et la lumière exultent aux blancheurs azurées des murailles, où l’on ne souhaite rien sinon vivre tel ce citadin aux doigts bagués de diamants et de cornaline qui existe si lentement, parmi la grâce et les parfums des femmes, dans une béatitude enchantée.
Bouhadad l’heureux, gras et paisible, fumait allongé sur un tapis syrien. Par intervalles, il échangeait quelques mots avec les groupes féminins de ses deux épouses, de ses filles et de leurs servantes. Une aïeule sévère, assise près de lui, égrenait un chapelet, ayant sur les genoux son petit-fils, le dernier-né. Entre des cassolettes d’argent, des coupes de bois et des bassins de cuivre, des mortiers pleins de poudre de henné et de poussière de kehoul, des buires et des flacons d’essences, Louinissa officiait.
On nous accueillit avec la jolie affabilité de certains milieux indigènes des villes, d’hospitalité moins large, mais plus gracieuse que celle des gens de la steppe, nobles, hautains et volontiers silencieux. Cependant, cette affabilité se nuançait de restrictions à l’égard de sœur Cécile. La convertie, — dans ce lieu, il convenait de dire : la renégate, — le sentait ; ses joues étaient enflammées, ses yeux plus noirs et plus éclatants. Elle souffrait, d’une souffrance qui n’attendrissait pas ses sensibilités intuitives, mais les révoltait un peu ; elle souffrait dans un orgueil incoercible, trop fier pour abdiquer, trop vaniteux pour se modifier ou s’assouplir aux raisons d’autrui. Mâadith, qui dissimulait si bien tant de choses, ne dissimulait pas cette souffrance-là. Son regard, sous l’onction voulue des paroles de la religieuse, laissait percer l’esprit rebelle et combatif de la Berbère. Elle serrait ses lèvres amincies jusqu’à ressembler à une égratignure pourpre dans sa figure.
Elle me présenta deux adolescentes, ses élèves, qui m’assaillirent de questions :
— Pourquoi venir avec elle ? Est-ce à cause de la nuit prochaine ? Ne sais-tu pas qu’elle marche toujours seule dans la rue comme les pauvres et comme les Françaises ? Où étiez-vous ensemble et qu’avez-vous dit ?
— Des choses nombreuses que nous n’avons pas le temps de répéter.
— Cela est bien, remarque d’une voix sèche Lella Rouhoum, l’aïeule. Cela est bien si ce sont des choses dont on a déjà trop parlé ici.
Le visage de sœur Cécile flambe comme un feu de palmes sèches et ces deux femmes échangent un regard aigu. A mi-voix je demande à la petite nonne si elle n’a pas risqué quelque tentative de prosélytisme, s’aliénant ainsi les sympathies de la grand’mère traditionaliste.
— Non, mais elle m’en veut, et d’autres m’en veulent, de ne pas être revenue à l’Islam. Je me suis bornée parfois, sans faire de zèle, à parler au nom de la morale religieuse et d’un idéal à mettre dans la vie inférieure qu’elles vivent.
Lella Rouhoum échange un nouveau regard avec mon interlocutrice et, s’adressant à moi :
— Nous savons que l’esprit chrétien tourmente Mâadith. Pour moi, sa pensée m’est indifférente, car je suis vieille ; mais son haleine est désagréable à cette maison. Elle parle et la tête des jeunes filles tremble sur leur cou mince ; elles l’inclinent à gauche ou à droite, les yeux fermés par sortilège et ignorance ; quand leurs yeux s’ouvrent, ils voient le chemin quitté et ils pleurent.
Ce n’est pas ici que sœur Cécile achèvera ses confidences ni rachètera ses péchés en sauvant des âmes.
Nous avons attendu que Louinissa eût terminé son importante besogne. Nous buvions du café et goûtions à des confitures de cerises parfumées au girofle et au jasmin. Bouhadad s’était inconsciemment endormi et, comme le petit enfant dormait aussi sur les genoux de l’aïeule, celle-ci le posa à côté du père. Attentive à tous les gestes et à toutes les paroles, elle acheva son chapelet ; puis, s’isolant dans la pensée unique et rituelle, debout, agenouillée ou baisant le sol, elle pria, grave, inflexible et pieuse.
Il est tard. Bouhadad réveillé nous offre l’un de ses serviteurs pour nous ramener chacune jusqu’à notre logis. Nous sommes de nouveau dans les ruelles, éclairées surtout par les lampes brûlant au fond des échoppes. Le serviteur de Bouhadad, armé d’un lourd bâton qui signale son rôle et son importance, nous précède de quelques pas. J’ai désiré qu’on allât d’abord chez Louinissa. Je ralentis volontairement notre marche. J’hésite à interroger sœur Cécile pour reprendre notre conversation de l’après-midi ; je redoute le sursaut rétractile et méfiant de Mâadith. Mais voici que sa petite main prend mon bras ; elle paraît vouloir poursuivre son récit sous le charme d’un sincère abandon.
— A la suite de ma triste aventure du paquebot manqué, j’eus beaucoup de peine à reconquérir ma vaillance accoutumée, la sérénité dont sœur Bénigne m’avait donné l’exemple, la paix du cœur que Mère Augusta possédait à un si haut degré. La communauté me sembla vide de tout esprit fraternel et le couvent lugubre comme un désert. Je pleurais en parcourant les allées, entre les plates-bandes si tendrement cultivées jadis par ma vieille compagne. Je m’abstenais de porter des fleurs à la chapelle, me souvenant que le Père André m’avait dit que ce n’était pas un geste méritoire, parce que j’y prenais trop de plaisir. Je demeurais fervente, mais troublée ; active, mais avec effort ; dépaysée et possédée d’une vague détresse. Ardente à mes prières ; mais accoutumée à surveiller scrupuleusement ma conscience, j’étais effrayée de me découvrir moins de résignation qu’un esprit de vindicative rancune contre la nouvelle destinée que me créaient les lois des hommes et que permettait la volonté de Dieu. Surtout, après la liberté du dispensaire et d’une vie monastique vécue seulement à deux, je souffrais de la vie en nombre, sous une discipline sévère, séparée des saintes femmes qui m’avaient appris à tout supporter et à tout aimer. Il y eut un nouveau départ de quelques-unes d’entre nous pour la Hollande et pour l’Italie. Le couvent ne devait abriter que de vieilles, de très vieilles religieuses, impotentes pour la plupart, et l’on ignorait combien de temps il leur serait permis d’y rester. Un instant, je fus tentée de rejoindre Mère Augusta ; mais j’éprouvai une indomptable épouvante à la perspective de l’exil en pays inconnu. Certainement la Providence me réservait une autre mission…
Elle s’interrompt. Je risque discrètement :
— Comment avez-vous quitté le couvent ?
Nous avons atteint la maison de l’Homme au djaouak. Sœur Cécile dit très vite, avec une attitude déjà différente et en s’éloignant de moi :
— Une ancienne élève de nos sœurs s’occupait de procurer des situations honorables aux religieuses laïcisées. Elle m’en offrit une ici. Il s’agissait de l’éducation de deux enfants dans une famille d’officier. J’acceptai… L’officier a changé de garnison… Il voulait m’emmener… — Elle sourit, d’un sourire énigmatique et délicieux. — J’ai refusé, car ce n’était pas une maison suffisamment chrétienne. Alors, dans la rue, j’ai rencontré Kralouk et Louinissa.
— Vous vous êtes reconnus ?
— Le musicien et moi, oui. — « C’est toi qui m’as guéri ! s’est-il écrié. C’est toi, Mâadith du village d’Ighli. » — Louinissa a écarté son voile et m’a saisie dans ses bras : — « O fille du fils de mon oncle, c’est toi que Ouali perdit, c’est toi que les chrétiens ont prise et que nul n’a réclamée ; la maison de mon seigneur est à toi. » — C’était le refuge matériel ; je me suis restituée en partie à ma famille musulmane. Il se peut que je l’amène à la connaissance du vrai Dieu.
De ce long récit, tout est vraisemblable et cependant… Qui me dira quelles sont les parts du mensonge et de la vérité dans les paroles de sœur Cécile ? Je sonde ses admirables yeux posés sur moi comme pour deviner mon impression. Je vois uniquement leur beauté, rien au delà.
— Tu reviendras, un jour d’entre les jours, s’il plaît à Dieu, me dit affectueusement Louinissa. Tu reviendras et la maison sera heureuse.
Sœur Cécile guette ma réponse. Peut-être son orgueil inquiet l’appréhende-t-il un peu. Et je la laisse, doucement souriante et rassurée, parce que j’ai promis de revenir.