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Mâadith

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DEUXIÈME PARTIE

 

C’est l’intérieur d’une maison juive, perdue dans le dédale des ruelles du quartier indigène, à Constantine. On n’y entend pas battre le cœur de la ville européenne. Aux ruelles sombres, entre les murs bleus de badigeon, verts de moisissures, commence la suprématie des gardiens d’un rite inflexible et d’une immuable tradition.

Dans la salle haute et nue, mais compliquée de retraits, de colonnes, de cintres et d’arabesques, le repas du soir a pris fin. Les convives s’allongent sur les tapis. Les plus civilisés, assis sur des chaises pendant le repas, bannissent ces sièges de la pièce qui reprend tout son caractère d’un autre temps. Les petites servantes aux longs yeux emportent l’aiguière des ablutions. Une femme somnole, appuyée contre les faïences du revêtement des murailles. Les cercles d’or de ses chevilles mettent des reflets fauves à ses pieds blancs. Hors de la clarté des bougies fondant sur les hauts candélabres de cuivre, sa pâle figure s’enlève comme une autre clarté dans la pénombre. La fille du patriarche, maître du logis, a pris un bendir, le tambourin arabe. Elle le heurte d’un battement des doigts et de la paume de la main, suivant le rythme d’une ballade populaire qu’elle chante. Les attitudes de ceux qui écoutent témoignent d’une jouissance infinie. La voix de la chanteuse gémit et, tout à coup, prise à son chant même, elle se tait dans un sanglot en rejetant le tambourin sonore. Son visage ruisselle de larmes, larmes voluptueuses dont luisent les regards mats de ses auditeurs.

Du fond de la cour où le clair de lune pénètre brillant de poussière d’étoiles, éblouissant la flamme fragile et persévérante des veilleuses, bruissent les voix des petites servantes. Pleines d’admiration, elles formulent un nom :

— Kralouk, voici Kralouk.

C’est lui, l’Homme au djaouak, l’inimitable musicien qui sait le mieux faire roucouler et sangloter l’âme secrète du flageolet de roseau, peint d’arabesques rouges ! C’est lui Kralouk, le goual, le précieux conteur dont le génie spécial, l’inspiration et la mémoire intarissables, la philosophie tour à tour gouailleuse et dominatrice, fanatisent le peuple d’Iaveh et celui d’Allah. Il entre avec une désinvolture d’artiste. On le salue en soupirant d’aise, comme on accueille un plaisir de prédilection longtemps attendu. Il ne sourcille pas, accoutumé. Rien n’est plus sensible que sa bouche entre la moustache mince et la courte barbe grisonnantes. Rien n’est plus jeune, plus malicieux et plus déconcertant que le regard de ses yeux verdâtres. Rien n’est plus vif que son geste, plus leste et plus souple que son corps maigre et musclé.

— Joue, Kralouk !

Il s’accroupit dans sa gandourah de cotonnade très blanche balafrée par le sautoir de cuir filali de son djaouak. Lentement, avec une sorte d’enivrement précurseur, il sort l’instrument de son étui, il le porte à ses lèvres et la sorcellerie commence. Car c’est un sortilège qui émeut cet humble roseau et lui confère la puissance d’émouvoir ainsi ceux qui l’entendent ! Son chant voltige, à travers l’inspiration dans l’enchantement mesuré et la perfection du rythme. Il possède le nombre de voix d’une nuée d’oiseaux. Il crée l’illusion des rumeurs fortes, puis des murmures insaisissables et des frémissements ténus. Il est le rugissement de la forêt et le roucoulement de l’oasis, le psaume de la steppe et le bavardage du sentier. Il est l’esprit même de toute la poésie bucolique et il est toute l’expression sensuelle de la passion humaine. Appel du désir, cri de l’extase, lamento du désespoir, hosanna de l’allégresse, cela tient dans ce court roseau, multiple et un, magique et réel. La voix de Kralouk, une pénétrante voix de tête, modulée, s’élève alternant avec les sons du djaouak. Et ce sont des improvisations et des réminiscences :

Gloire à Dieu seul !
O toi qui prends la défense de l’habitant des villes
et qui condamnes l’amour du Bédouin pour ses horizons infinis,
est-ce la légèreté que tu reproches à nos tentes ?
N’as-tu d’éloges que pour les maisons de pierre et de boue ?
Tu ignores, et l’ignorance est la mère du mal.
Femme, ô l’anémone sauvage et le genêt odorant !
je t’ai vue marcher entre les femmes
et cela suffisait pour révéler ta jeunesse et ta beauté.
Comment n’entends-tu pas mon cœur secoué au balancement de ta marche ?
Mais tu n’entends même pas le soupir d’amour de la terre que tu foules !
O l’anémone sauvage et le genêt odorant !
Les cigognes sont venues,
écoute-les, écoute-les !
Les cigognes sont venues à cause de ton printemps.
La neige est sur la montagne ;
Comme elle est venue lentement !
La neige est sur la montagne pour le temps de ma douleur.
Vraiment !
Le rugissement de la panthère ne m’a pas fait peur ;
c’est ton rire qui m’épouvante.
Vraiment !
La nuit dans la forêt ne m’a pas fait peur ;
c’est ton regard qui m’épouvante.
Vraiment !
Les combats sanglants m’ont laissé la vie ;
mais c’est mon amour qui me fera mourir.

Quand il se tait, des hululements féminins l’applaudissent frénétiquement. Les hommes lui adressent des paroles de gratitude et de bénédiction. On jette dans sa gandourah de tintantes pièces d’argent.

Il a chanté et joué toute la nuit, s’interrompant à peine pour savourer une tasse de café ou rouler entre ses doigts prestes une cigarette de tabac du Souf mélangé de genévrier. L’aube rend le ciel laiteux au-dessus de la cour. Les bougies, plusieurs fois remplacées, s’éteignent dans les hauts candélabres de cuivre. Kralouk se lève. Il va partir. Et moi, venue dans cette maison pour l’entendre, je suis intriguée du regard insistant dont il m’a fixée constamment.

Voici qu’il me parle :

— Je connaissais déjà ton nom, mais je t’ai déjà vue dans une ville. Tu étais l’hôte d’une sœur chrétienne et d’une sœur marquée. Interroge ta mémoire.

— Je me souviens, ô Kralouk. Tu avais été blessé ; sœur Cécile te soignait et c’est moi qui lui ai dit que tu enchantais les esprits, des limites du Tell à celles du Sahara.

— Et tu as bien dit, certes ! J’habite cette ville pour un temps. Je te prie de monter demain jusqu’à mon palais ; c’est un nid d’épervier sur le Rhumel et j’y garde une femme qui veut te voir.

— S’il plaît à Dieu, j’irai vers cette femme, ô Kralouk.

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