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Mâadith

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Il y avait autrefois, dans Constantine arabe et turque, une mosquée parfaitement belle, somptueuse de couleur et de sculptures, riche de marbres et de bois précieux. Son sanctuaire, embaumé de benjoin, abritait une foi farouche et une poésie magnifique. Des nattes blondes s’étendaient sur la fraîcheur des faïences du sol. La chaire se profilait dans le clair-obscur avec élégance, piédestal pour ceux dont la parole éloquente exaltait le théisme de l’Islam. Le cintre du mihrab encadrait souverainement le geste rituel des mains ouvertes pour la prière koranique.

La France conquérante, afin de châtier le peuple et la ville sanglante d’alors, prit la mosquée, la désaffecta, en fit une cathédrale. Dans ce sanctuaire, le passé et le présent se combattent, avec l’hostilité flagrante et implacable des choses. Les statues des saints sont mal à l’aise contre les murailles faites pour rester vides. Les ex-voto offensent les colonnes. Le mihrab inutilisé défie l’encombrement des autels. Les délicates faïences s’émiettent au heurt des chaises et des bancs. Les prières latines s’accrochent aux arabesques du stuc. Cela rend cette église déconcertante, et lui compose une atmosphère qui trouble et inquiète plus qu’elle ne rassure et apaise.

Mâadith-Cécile allait souvent à la cathédrale. Elle appréhendait, puis elle redouta, la double impression qui s’en dégageait, les comparaisons qui s’y imposaient à son esprit ne sachant plus où se fixer et dont les réflexes violents la poussaient vers l’excès des conclusions. Les premiers temps, elle suivait les offices par pieuse fidélité à son devoir religieux. Elle y conduisait les deux enfants dont elle était la gouvernante. Lorsqu’elle devint la commensale du logis de Kralouk et de Louinissa, elle fréquenta l’église davantage encore. C’était pour échapper à l’influence dissolvante du logis, hospitalier, mais bizarre, où Louinissa régnait comme une figure de la Tradition, dans l’heureux et inconscient esclavage, la perpétuation du rite primitif. C’était pour s’arracher à l’ambiance et se purifier des parfums de la cité arabe où l’Homme au djaouak s’offrait tel un prêtre de la Volupté, du seul plaisir humain, qu’il chantait et exaltait sous toutes ses formes. C’était aussi par orgueil, pour s’affirmer et témoigner à autrui qu’elle ne cessait pas de posséder la vérité, pour défier l’hostilité de Lella Rouhoum et de ses pareilles. Alors, sous les gestes de l’officiant, prosternée sur les carreaux de faïence, sœur Cécile s’écrasait repentante, s’humiliait frénétiquement, croyait raffermir ainsi ce qui vacillait en elle au souffle de l’Islam charnel.

Brusquement, elle renonça à la confession, dont elle avait usé de plus en plus rarement. Elle ressentit la fatigue et l’impuissance de s’analyser pour pouvoir décharger toute sa conscience ; et ses demi-aveux, ses confidences sans sincérité, où le confesseur discernait les réticences, ne lui valaient pas l’allègement de l’absolution. Son éloignement du confessionnal devint une sorte de répulsion.

Aujourd’hui, Mâadith-Cécile s’est précipitée dans la cathédrale, comme se jette dans un port une barque lassée de tempêtes. Elle ne prie point ; elle se repose et elle échappe à Kralouk qui la hante à la manière d’un mauvais génie. Elle se sent une proie qu’il guette avec une redoutable patience, et elle dépend de lui matériellement. Où irait-elle pour trouver le pain quotidien ? Chez des Européens ? Elle sait déjà qu’elle fut obligée de s’en séparer. Elle sait qu’elle inspirait aux uns de la méfiance parce que religieuse laïcisée, aux autres un peu de mépris à cause de son origine. Que croiraient-ils et que penseraient-ils maintenant de ce qu’elle pourrait leur livrer concernant son étrange et complexe histoire depuis l’abandon du couvent ? Implorerait-elle le pardon de Mère Augusta et tenterait-elle de la rejoindre ? Il déplaisait à sa fierté de jouer ce rôle d’enfant prodigue. En réalité, il lui semblait que la supérieure avait disparu de ce monde et elle n’en éprouvait pas de regret. Ce qu’elle a essayé d’un vague apostolat et comme moyen de salut a épuisé la tolérance des foyers arabes qui l’accueillaient. Et voici qu’aujourd’hui, ayant frappé selon sa coutume à la porte de Bouhadad, la négresse portière lui a dit qu’il était inutile d’entrer, que les femmes se trouvaient au hammam. Elle insistait, surprise, lorsque la voix de l’aïeule cria, du fond de la cour inviolable : — « Empoisonneuse et folle, cache ta face ! La mouche qui harcelait les brebis ne rencontrera plus le troupeau et les oreilles seront à l’abri de la langue dangereuse ! » — Dans un autre logis, son élève implora : «  — Par Allah ! ne reviens plus. Je ne sais quelles choses ont rendu mon mari fou à cause de toi ; il ne peut même supporter d’entendre ton nom et s’il te savait encore ici, il me frapperait jusqu’à la mort. » — Enfin, tout à l’heure, le visage sombre, la voix confuse, Louinissa a balbutié : — « O Mâadith, les filles de Lafsi ne veulent plus broder avec toi. Pour les femmes des Smadja, leurs pères et leurs maris ont fait des échanges de blé et d’argent avec les gens du Sud : ils deviennent riches, les femmes ne doivent pas travailler. » — « Est-ce toute la raison ? » interrogeait la missionnaire. Louinissa hésitait, puis, bravement : — « Tu parles trop, ma fille, tu parles trop sur des choses inutiles ou défendues ! »

Il a suffi d’une seule famille musulmane, décidée à la bannir, pour que l’exemple soit immédiatement suivi, sans aucune exception, dans la ville indigène : cela d’autant mieux que Mâadith-Cécile représente un élément d’inquiétude contre lequel l’inimitié va grandissant. On la châtie, par cette sorte d’excommunication, d’avoir troublé l’eau où s’abreuve le cœur islamique. Dans la citerne des maisons fermées, elle essaya de projeter un rayon de lumière qui surprenait fâcheusement la somnolence satisfaite de l’inertie, et, jaloux de leur repos, les maîtres de la citerne disent : — « Assez. Nous ne permettrons point que tu changes le goût de notre breuvage. »

Sœur Cécile s’enfonçait dans la déception : mais elle oublia de se signer quand Kralouk, mystérieusement joyeux, prononça :

— Vraiment, il est bon que Mâadith devienne enfin une femme, maîtresse de la paresse comme de la beauté. Puisse bientôt l’amour mettre des colliers autour de son cou !

Que fera-t-elle maintenant ? Elle peut être garde-malade encore, passer des nuits au chevet de gens difficiles ou moribonds : mais pour cela aussi, on se fie moins à elle qu’à une infirmière européenne ou à quelque religieuse de saint Vincent de Paul. On hésite à aller la chercher au fond de la cité indigène. On lui demande si rarement ses services, la rémunération est si minime, et sa jeunesse, et la séduction de son visage lui créent tant de difficultés et d’ennuis, de suspicion ou d’offenses, que ce dévouement-là ne lui permettra pas de vivre.

— Je suis à la merci de Kralouk et de Louinissa, murmure-t-elle. S’ils me chassaient de leur maison ou si je les quittais, je devrais mourir.

Mais elle sait qu’elle n’aura ni le courage ni le désir de se donner la mort.

Mâadith-Cécile se rappelle qu’elle est dans le temple du Dieu de toutes les miséricordes, de tous les secours et de toutes les pitiés. Dans une silhouette inclinée devant l’autel de la Vierge, elle retrouve une ressemblance de sœur Bénigne. Mais un sortilège est dans son esprit qui transpose sa vision ; la ressemblance de la religieuse semble se préciser soudain avec les contours de Louinissa priant sur la haute terrasse de sa petite maison, au tintement barbare de ses lourds bijoux.

Sœur Cécile veut se défendre. Elle fixe la statue sainte ; elle l’adjure de la délivrer d’un envoûtement maudit. Elle formule les mots touchants et sacrés des litanies à l’Immaculée, et, dans sa tête, ce sont les litanies de Kralouk à la beauté qui chantent :

Les roses s’épanouissent sur ses joues,
ses lèvres sourient.
Salut, bonheur des bonheurs !
que ta joie soit éternelle !
Nulle splendeur ne t’égale, ô âme des âmes,
toi dont le nom est illustre,
étoile du matin !
Ton visage est semblable à la pleine lune resplendissante.
Je n’ai pas vu ton égale dans la création,
ô rameau tendre !
Salut, bonheur des bonheurs !
que ta joie soit éternelle !
Un grain de beauté est sur ta joue,
Tes cils sont comme la nuit ourdissant ses ténèbres.
Tu fais rompre le jeûne et la trêve du plaisir.
Salut, bonheur des bonheurs !
que ta joie soit éternelle !
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