Mâadith
C’est ainsi que Mâadith expliqua sa jeune vie et sa triste aventure à celles qui lui donnèrent asile.
Quelques années après, Mère Augusta, supérieure d’une autre congrégation, venait de me redire ces choses.
Nous sortions du jardin du couvent et nous marchions dans l’ombre de la basilique de couleur fauve sur la colline nord-africaine, au bord de la mer. La coupole byzantine et les deux tours, aux réminiscences de minarets, dominent un cimetière où scintillent surtout des verroteries blanches, puis les villas et les petites maisons de plaisance de Saint-Eugène, banlieue d’Alger accablée par la fantaisie baroque et le goût redoutable des architectures individuelles. En opposition, sur l’autre flanc de la cité, d’autres hauteurs portent les lignes pures de la simple maison arabe, blanche et bleue, et les arabesques des logis, imités d’un art oriental, qui traduisent le luxe des hiverneurs. Par les yeux chatoyants de ses vitraux, la basilique regarde la courbe vaste de l’horizon sur le profond azur méditerranéen.
Mère Augusta poursuivait son récit :
— Dès l’instant où la porte de l’hôpital se fut refermée sur Mâadith, protégeant sa fuite et sa détresse, du moment où des mains douces et sûres caressèrent maternellement son être misérable, où des voix décisives répondirent « non » aux revendications d’Amar et de la vieille, cette petite créature humaine, qui n’avait été qu’un animal dans la broussaille, une esclave entre deux malheureux, se trouva libérée de son court passé et prête à toutes les renaissances. Cependant, les religieuses ne firent pas spontanément la conquête de son esprit. Elles lui parlaient couramment sa langue et commencèrent à l’initier au français ; mais l’enfant s’attachait peu au sens des paroles. Elle en appréciait surtout la musique et préférait les sœurs dont la voix était agréable à entendre. Le bien-être et la douceur avaient immédiatement réalisé la conquête physique. Mâadith éprouvait le repos et le rassasiement de son corps, comme une âme civilisée éprouve le bonheur. La conquête morale, plus lente, devait s’accomplir peu à peu et s’achever près de moi…
Mère Augusta s’interrompit pour saluer l’aumônier de la basilique qui s’avançait vers nous. Je devinais, mieux qu’elle ne me l’exprimerait peut-être, les raisons de la conversion morale de la petite chevrière kabyle. Je connais les esprits neufs et riches de ces primitifs où germe, spontanée et vigoureuse, toute graine jetée pourvu que l’atmosphère soit favorable. Je sais comment, si le hasard les libère un instant de la tradition, ils se donnent à d’autres choses avec une passion mystérieuse et une sorte de frénésie sensuelle. Mais ils ne se donnent que momentanément. Mâadith sans doute fut séduite et grisée par une ambiance mystique, en respirant un air saturé de piété, peuplé des formes et des expressions du culte divin, dans un lieu où toutes les attitudes et tous les mots concouraient à l’enveloppement spirituel. Elle s’enivra d’un autre encens que le benjoin musulman : mais elle fut ivre. Je suis curieuse de savoir combien de temps a duré cet enivrement.
Le Père André, aumônier de Notre-Dame d’Afrique, est un de ces missionnaires africains qui parcoururent les brousses et tous les saharas. La demi-solitude de son bel ermitage convient à son caractère indépendant et large. Mère Augusta l’a mis au courant de notre causerie et je constate qu’il ne professe pas pour Mâadith des sentiments aussi crédules et aussi chaleureux que ceux de la généreuse supérieure.
— Ah ! la conversion de Mâadith ! dit-il en hochant la tête. En êtes-vous si sûre pour le présent et que vaut-elle pour l’avenir ?
— Monsieur l’aumônier…
— Je suis rude, n’est-ce pas ? Mais j’ai éprouvé, de déception en déception, les forces rétractiles de nos races indigènes et je me méfie.
— Notre petite conquête a été baptisée. Ce n’est pas une Arabe ; c’est une Berbère dont les ancêtres furent chrétiens.
— Oui, oui, ils furent chrétiens, après avoir été idolâtres et revinrent aux idoles avant de se faire musulmans. Quel crédit voulez-vous que j’accorde aux ferveurs religieuses transmises à leurs descendants ? Je ne vous convaincrai pas ; mais vous ne me persuaderez pas non plus. Cette Mâadith, ou Cécile, puisque tel est le nom de son baptême, a pour habitude d’être la gloire et l’édification des communautés. Est-ce à cause de son charme sauvage ou de sa souplesse d’instinct, qui l’adapte sans effort à vos us et coutumes en vous émouvant d’une pieuse surprise et dans la tendre bonté de votre cœur ?
— Ses actes sont exemplaires, sa piété édifiante.
— Elle apporte trop de passion en toutes choses. On dirait qu’elle recherche et éprouve de la volupté même dans la prière.
— C’est une nature excessive, mais d’une pureté absolue. Lavée de son misérable passé, elle s’est appliquée à l’abolir dans sa mémoire et n’en conserve pas une ombre.
— Je veux vous croire, je veux vous croire.
— Elle n’a jamais témoigné le moindre regret de sa vie primitive ni manifesté le désir de nous quitter quelque jour.
Le Père André sourit avec une incrédulité plus grande contre laquelle Mère Augusta me semblait accoutumée à rompre des lances.
— Cet argument ne vaut rien, réplique-t-il. L’âne battu et affamé reste volontiers dans la fraîcheur de l’écurie imprévue et devant la crèche où il rencontra bonne provende, même si, la porte ouverte, le soleil et la poussière le sollicitent de revenir au dehors.
J’écoutais la discussion, plus tentée d’adopter l’opinion de l’aumônier que les certitudes de la supérieure. Celle-ci reprit pour moi la suite de l’histoire de Mâadith-Cécile.
— Nous avions demandé aux sœurs de Kabylie une de leurs orphelines, indigène et convertie si possible, pour servir chez nous, assurer de menues besognes, surveiller parfois les trop petits enfants que de pauvres femmes du peuple nous confient. Dès son arrivée dans notre maison, Cécile nous a plu. Elle était touchante et délicieuse, timide sans gaucherie, avec de beaux yeux livrant toute la gratitude affectueuse de son cœur. On ne pouvait pas ne pas l’aimer. Elle ressemblait à des figures d’anges de vitrail et elle se révélait d’une douceur infinie. Mais on discernait en elle une intelligence des plus vives et une ardeur profonde pour apprendre tout ce qu’elle ne savait pas encore. Nous avons bien vu qu’elle serait peu faite pour une besogne ordinaire. Elle possédait assez le français et pouvait lire et écrire. Je me suis attachée à son instruction. Vous connaissez le curieux pouvoir d’application à l’étude de la plupart des petites musulmanes ; Cécile a dépassé toutes les prévisions, comblé toutes les espérances. Son regard, qui ne se détachait pas de mon visage pendant nos leçons, me donnait l’impression qu’elle devinait les choses avant que mes paroles les lui eussent expliquées. Je la conduisis jusqu’au brevet élémentaire qu’elle obtint facilement. Sa mémoire possédait imperturbablement le programme.
— Et maintenant ? risqua malicieusement le Père André.
— Maintenant… La supérieure hésita, puis elle sourit à son tour avec bonne humeur : — Maintenant, je suis obligée de convenir qu’il s’est opéré, à son insu, — car elle reste toute étonnée si je le lui fais remarquer, — un travail bizarre dans son cerveau. Elle a oublié les choses les plus simples pour se remémorer parfois les plus inattendues, celles-là mêmes qu’avec elle j’effleurais à peine, les considérant comme moins utiles ou trop compliquées. Non seulement elle se les rappelle : mais il lui arrive de les amplifier ou de les interpréter dans un sens qui lui est personnel.
Cela ne me surprenait point ; les écolières indigènes sont coutumières de ces particularités.
L’enfant arabe qui s’instruit en dehors de son milieu, tend toujours à dépasser le domaine de l’enseignement primaire qu’on lui offre. Il parcourt vite le cycle de celui-ci et s’intéresse davantage à des notions d’ordre plus complexe : ce sont celles qu’il s’assimilera le mieux ou retiendra le plus longtemps ; car la surprenante mémoire et la facilité prompte dans l’étude disparaissent presque infailliblement au moment où l’élève passe de l’enfance à l’adolescence.
— Et maintenant, conclut la supérieure non sans un léger accent de triomphe, maintenant, Cécile se transforme en sœur Cécile, une chère novice qui ne tardera pas à prononcer ses vœux.
Le Père André parla, comme répondant à des réflexions silencieusement poursuivies :
— Ses gestes et ses sentiments, depuis son adoption, furent toujours à l’imitation de ceux de son entourage ; continue-t-elle simplement à imiter ?
— N’avez-vous pas causé ou discuté avec elle, mon Père, cherché à éprouver la valeur de ses convictions ? demandai-je.
— Plusieurs fois. Je n’ai pu la trouver en défaut. A peine lui reprocherai-je l’excès même de ses affirmations et un orgueil, très musulman, de sa foi chrétienne ; — car, vous le savez, nul disciple d’aucune religion ne met dans le titre et la qualité de « croyant » plus d’irréductible fierté que les adeptes de Mahomet. Disciple de Jésus, Mâadith est superbement orgueilleuse de son Maître. Au début de sa vie nouvelle, son cerveau logique de primitive, mais ignorant de l’analyse, n’évoquant pas les jouissances nombreuses, participant peu aux satisfactions physiques, eut moins d’émerveillement que de contentement naïf, dans une engourdissante béatitude. L’exaltation vint plus tard, quand Cécile eut appris à réfléchir, — et encore, je ne sais si elle réfléchit beaucoup.
— Ne serait-il pas prudent d’insister, pour la mettre en garde contre son inexpérience des sentiments nécessaires à la vocation qu’elle choisit ?
— Inutile. Elle veut être religieuse comme elle a voulu quitter l’aveugle Amar, définitivement, avec une volonté de chèvre têtue. — Et il conclut, parce que Mère Augusta courbait un front affligé : — Je veux croire que la grâce de Dieu et la main de sa Providence veillent sur le choix de cette vie ardente, énigmatique encore pour moi.
— Vous verrez sœur Cécile et vous jugerez, me dit doucement la supérieure.
C’était l’heure de la troisième prière islamique. Dans la tiédeur rayonnante de cet après-midi d’automne, les chemins conduisant à la basilique furent émus de formes, de voix et de parfums. Des femmes indigènes les envahissaient par groupes ou processionnaires. Elles s’égaillaient entre les haies d’agaves, au hasard des buissons fleurissant les talus et que ravageaient leurs souples mains peintes. Elles montaient vers la basilique, temple d’un culte étranger, mais temple. A la Vierge Mère, — qui avait son nom et son rôle dans la théologie musulmane, et qui se trouvait être ici la Vierge Noire, Notre-Dame d’Afrique, — les épouses stériles apportaient le vœu profond, le regret et l’espérance de leur instinct maternel. A la beauté de Mériem femme choisie entre toutes les femmes, des courtisanes, soumises à une immémoriale tradition plus qu’au péché de lucre et de luxure, venaient remettre les souhaits de leurs amours. Et, près de la divinité reconnue et adorée par tant de peuples puissants, les vieilles, les aïeules, voulaient consacrer les préliminaires ou le dénouement de quelque occulte sorcellerie. Toutes échangeaient des mots ironiques, des propos crus et légers, puis, brusquement, leurs voix sombraient en de troubles silences dont un roucoulement de chanson subite rompait le lourd enchantement. Dans l’âme de ces filles, berbères ou arabes, persiste un fond de superstition mystique que certaines manifestations du culte chrétien catholique apprivoise et enchante. Elles accouraient des hauts quartiers de la ville ou des humbles abris des champs, bourgeoises ou femmes de mauvaise vie, pour, entre deux prières koraniques, tourner autour de l’autel de la Vierge, y brûler du benjoin, y suspendre des guirlandes de jasmin et de géranium rose. Le Père André les tolérait, ne se reconnaissant pas le droit de juger de la qualité ni des mobiles de leur piété. Il lui suffisait que ces pèlerines aux tuniques embaumées ou aux haillons terreux, aux visages fauves ou voilés, aux pensées secrètes, fussent silencieuses et pleines de respect pour le saint lieu.
Elles montaient comme une marée blanche et dorée, chaude et vivante, aux pentes des routes poudreuses. Elles montaient invinciblement. Dans l’ombre sévère et pure de la basilique, les bras du crucifix élargissaient leur geste de rédemption et d’appel ; les saints et les saintes avaient un plus suave sourire. Et cette foule féminine, humanité plus légère et plus sensible que celle des hommes, montait moins vers la croix que vers le sourire. Ce n’était pas un raisonnement, mais une impulsion qui la conduisait au sommet de la colline. Elle n’obéissait pas à la foi dans un divin miracle, mais au désir de pénétrer une atmosphère de merveilleux. Après avoir inconsciemment goûté le miel ou le fiel de la terre, elle effleurait le sel et respirait les aromates d’un monde idéal qu’elle ne déterminait point. Comme Marthe offrait son labeur fidèle, Marie son esprit attentif et la Magdaléenne son repentir, ces femmes d’un autre peuple et d’un autre temps donnaient, en instinctive offrande, les plus précieux de leurs désirs et de leurs soucis.
J’évoquai Mâadith la Kabyle, qui eût pu se trouver parmi ces femmes, et qui, baptisée et initiée aux mystères d’une autre foi, priait sous la coiffe blanche et le voile noir de sœur Cécile.