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Mâadith

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Le djaouak et la voix de Kralouk effilaient leur chant dans le soir verdâtre et doré, au bord de la terrasse haute. C’était une chanson de berger bédouin :

Où poserai-je le nid du bonheur ?…

Suivant le jeu du roseau et l’inspiration du chanteur, la mélopée au rythme dolent s’alanguissait encore. A la dernière strophe, elle se précipita, ailée, gonflée de certitude :

Je laisserai la mer aux marins insolents,
et l’oasis au nègre stupide,
et la montagne à l’homme rude et grossier !
Je poserai le nid du bonheur
sous la tente nomade.

La chanson s’éteignit dans un long soupir heureux.

— Ah ! Mâadith !

Elle est venue s’accouder sur la terrasse. Ses bras souples sont nus sous les manches de mousseline relevées et sa gandourah est taillée dans une étrange robe fleurie de corolles argentées sur un fond pourpre.

— Ah ! Mâadith.

La voix flexible et nuancée de Kralouk est la seule à savoir prononcer ce nom.

Mâadith, voilà le nid du bonheur !
Considérez la montagne élevée, ô les hommes chétifs !
Elle est fière de la forêt verte et de l’arbouse rouge ;
Il est une autre chevelure et un autre fruit.
Mâadith, voilà le nid du bonheur !
Louez la route aride et l’eau des puits, ô les gens nobles !
Certes ! l’oasis est pareille au baiser après la privation,
mais vous ignorez celle à cause de qui la pleine lune refuse l’espace du ciel.
Mâadith, voilà le nid du bonheur !
Parce qu’elle a marché, les chemins ont fleuri,
parce qu’elle a parlé, nous avons entendu couler les sources.
Si l’amour frappe la vierge au visage ensoleillé,
alors, nous saurons ce que vaut l’amour…
Veux-tu la beauté, voici Mâadith,
et voilà le nid du bonheur !

Tendre d’abord, le djaouak de Kralouk s’exaspérait. Il se tut et le musicien contempla silencieusement Mâadith qui ne répondait pas à sa chanson.

Il remit le djaouak dans sa gaine de cuir. Mâadith cessa de considérer l’abîme, palpitant d’ailes de ramiers et de corbeaux rentrant au gîte, et dit lentement :

— O mon cousin, je désirerais travailler un peu comme autrefois, ne pas rester chez toi tel un enfant incapable duquel ne vient aucun profit. Je voudrais gagner au moins le miel de la maison. Je suis redevenue l’amie des logis ; je retrouverai mes élèves.

Le sourire de Kralouk s’accentua :

— Tu veux recommencer un labeur inutile ; car les femmes ne travailleront pas et passeront leur temps à te raconter ta beauté et les hommes ne sortiront plus à cause de toi. O semeuse de trouble, désires-tu ce désordre ?

Mâadith demeurait songeuse sentant que Kralouk pouvait avoir raison. Cependant, elle insistait. Mais il reprit :

— Il y aura toujours du miel dans la maison de l’Homme au djaouak. Quant à toi, tu ne dois apporter que la félicité de ta présence. Et Mâadith ne peut pas travailler. Je le lui défends.

Mâadith se redressa, cabrée :

— Je suis libre et je ne veux pas devoir toutes choses à ta pitié ou à ta générosité trop grande. J’agirai donc selon ma pensée, avec sagesse et prudence, mais j’agirai.

— Je le défends, répéta doucement Kralouk.

— De quel droit ?

— Du droit de l’homme sur la femme.

— Cela est bon pour Louinissa, peut-être, mais moi, je suis libre, te dis-je !

— Non, car tu es dans ma maison, fit-il plus doucement encore.

Mâadith recula sans réplique. Son orgueil ne s’insurgea pas devant cette affirmation de possession dominatrice. Elle baissa des yeux soumis sous le regard aigu du musicien. Déjà lasse de cette velléité d’initiative née de son désœuvrement inaccoutumé, elle consentait, satisfaite de consentir et de ne plus avoir à se poser la question qui l’avait rendue perplexe.

Louinissa rentra du dehors, ôta ses voiles et, s’adressant à son mari :

— O mon seigneur, veux-tu gagner beaucoup d’argent ?

— Si c’est avec mon djaouak, je le veux.

— Va donc demain chez Smadja, le riche. Il fête El Mensi, le djïied, et te promet d’être généreux.

Kralouk vit tressaillir légèrement Mâadith au nom d’El Mensi :

— J’irai, certes, et le Saharien se souviendra de moi.

Le lendemain soir, la cour de marbre noir et blanc, la colonnade aux arcades découpées en dentelle dans le stuc et qui était l’un des luxes de la maison opulente des Smadja, s’illuminaient de flambeaux. Les tapis somptueux, épais de plusieurs toisons, les étroits matelas, à la fois sièges et lits et qu’on recouvre de couvertures de brocart ouaté, jonchaient le sol. Sur la galerie du premier étage, un rideau de soie rouge frissonnait incessamment des gestes des femmes qu’il dérobait aux regards. Mais, elles, à travers la trame distinguaient tous les visages, suivaient tous les mouvements, entendaient tous les propos des nombreux invités masculins qui se pressaient dans la cour. De la poussière de benjoin fumait dans les larges braseros de cuivre où rougeoyaient les braises. L’arome et la vapeur chaude et parfumée du café turc se mêlaient aux fumées odorantes, aux scintillements des lumières. Et les serviteurs qui circulaient y ajoutaient la senteur subtile et pénétrante des bouquets de jasmin qu’ils portaient à l’oreille.

Mâadith et Louinissa arrivèrent avant la foule.

— Tu vois, s’écriaient les femmes, nous obtenons de nos seigneurs ce que nous voulons ! Ainsi tu seras. El Mensi va venir ; Kralouk viendra, et tu verras deux de nos frères. Petite beauté, petite beauté, voici bientôt pour toi l’heure de l’amour !

— Taisez-vous, les tapageuses, taisez-vous ! je suis sous vos paroles comme l’herbe sous le vent. Vraiment je ne sais si elles doivent m’offenser ou me faire sourire.

— Ah ! louange à Dieu ! tu n’es plus celle qui nous jurait que l’enfer et les supplices s’achètent au prix d’un baiser et qui se courrouçait quand nous répliquions que l’amour seul vaut le paradis. Regarde ! voici notre frère Messaoud.

Mâadith regardait le jeune homme qui traversait nonchalamment la cour, s’assurant que tout était comme il convenait, puis, adossé à une colonne roulait une cigarette entre ses doigts lents et lourds. Mâadith observait le fils des Smadja, l’œil sagace du commerçant avisé, la figure replète du bon vivant. Ce citadin n’était pas fait pour émouvoir ses sens ni enchanter son esprit.

— Le choisis-tu pour ton « frère du démon » ? questionna l’une de ses amies.

Elle se taisait, mécontente, et discernant mal la valeur de ses sentiments.

— Messaoud est trop gras pour cette gazelle, plaisanta la sœur du jeune homme.

Les autres femmes se mirent à rire et échangèrent des propos licencieux.

— Voici l’antilope qui lui convient mieux, reprit la première.

El Mensi, le Nomade, entrait entouré d’un groupe. Il entrait d’une allure mesurée, sans hésitation ni paresse, imprégnée d’aisance hautaine, accoutumée à trouver le chemin libre. La face bronzée et dure avait des lignes pleines de noblesse. Les yeux nostalgiques et dominateurs regardaient droit et au-dessus des têtes des autres hommes. On le sentait chef de race et de tradition. Mâadith le contempla avec un incoercible et voluptueux plaisir. Elle le comparait à un aigle égaré parmi les pesants corbeaux. Elle eut un visage à ce point ébloui de flamme intérieure que les femmes se réjouirent frénétiquement.

— O fiancée, ô la promise pour la joie ! Dès ce soir une vieille ira raconter ta beauté au Nomade et, demain, Kralouk et Louinissa recevront la dot et les présents. Il y aura tous les trésors du Sahara dans le coffre que t’enverra ce seigneur des tentes.

L’impulsive et passionnée nature de Mâadith se laissa griser par les mots et par les caresses dont on l’enveloppait. Cela ressemblait aux contes du goual ; mais cela allait advenir. La destinée ferait Mâadith reine d’un peuple nomade. C’était écrit, puisqu’elle avait toujours éprouvé cet ardent désir d’une souveraineté entre ses crises mystiques de soumission.

Dans la cour, des Soudanais avaient exécuté la danse du sabre et la chasse de la panthère, en contorsions féroces, en bondissements démoniaques, en souplesses de grands félins. Soudain, une clameur se propageait en saluts de bienvenue.

— L’Homme au djaouak ! Et sur lui le profit, et la reconnaissance, et la bénédiction !

Kralouk parut, leste et vif.

Derrière le rideau de soie rouge, les invisibles hululèrent pour l’applaudir. L’œil du musicien, actif sans répit sous la paupière mi-fermée, inventoriait la foule. Il découvrit le haut turban rigide d’El Mensi. Les deux Sahariens se dévisagèrent. Le Nomade lança une pièce d’or aux pieds de Kralouk, qui ne la ramassa pas. Il s’installait sur un tapis, face au rideau mouvant dont la soie semblait briller de l’éclat de toutes les prunelles cachées. Et le djaouak roucoula les nombreuses chansons, depuis celle de Salah-bey jusqu’à celle composée en l’honneur du fauconnier Ali, et celle des Henancha qui dit les vertus d’Euldjïa la blanche, celle des Oulad-Soltan, et celle qui commémora la grande bataille du Hodna entre les Français et les Oulad-Amer. La voix du musicien alternait les chants avec une ardeur singulière, une force concentrée, qui ne les avaient jamais aussi bien soulignés et fait pénétrer dans l’âme de son auditoire. C’étaient des strophes mélancoliques, tendres ou violentes, entremêlées comme les grains d’ambre et de corail d’un chapelet :

O cavalier, il faut près de moi t’arrêter ;
Ton cheval vient de loin.
Combien mémorable fut la journée des Oulad-Amer.
Ils sellèrent leurs chevaux et même les maigres juments.
Ils présentèrent au choc leurs poitrines.

Il scandait ces vers gravement, puis son accent plaintif psalmodiait ceux-ci :

J’ai voulu dormir, mais j’ai perdu le sommeil
et la tristesse est descendue en moi.
Les réflexions égarent la tête et troublent le cœur.

Il martelait les autres comme d’un battement du puissant tambour de guerre :

O montagne de l’indépendance,
Contre toi s’élancent les assaillants.
L’Islam est affligé.
Montagnes de la révolte, qu’êtes-vous devenues ?
O mes frères, nos belles journées sont effacées.

Il mettait des larmes aux yeux de l’assistance, en sanglotant ces mots :

O mon troupeau, mon troupeau,
mes pleurs et les tiens vont faire fondre et trembler la terre.

Il faisait passer dans le chant suivant toute la nostalgie d’un désert médiéval et somptueux :

Les faucons que j’aime s’appellent bourni.
Au galop de ma jument, je leur dis des chants mélancoliques.
La veille de la chasse, je ne les laissai pas dormir ;
Leur colère est retombée sur le gibier.
O Dieu, fais-moi savoir qui je suis :
Il n’est pas de cavalier semblable à moi !

Les pièces d’or et d’argent pleuvaient dans la gandourah de Kralouk, car le maître de la maison donnait l’exemple de la satisfaction et de la générosité. Mais les femmes s’impatientèrent :

— Il doit maintenant chanter pour l’amour et pour Mâadith.

Et elles dépêchèrent une vieille servante afin de transmettre leur désir. L’Homme au djaouak reçut le message, regarda discrètement le rideau rouge qui frémissait et modula quelques strophes de la chanson de Ben Abdallah :

Oiseau de race aux ailes bleues,
reviens avec une réponse.
O mon pigeon, sent-on encore dans le Sahara
Souffler le vent de l’amour ?
Y sont-elles encore ces jeunes filles
qui laissent flotter leurs ceintures,
qui se gardent le secret entre elles,
le secret dont un jeune homme a sa part ?
Elles sont des minarets sur une ville,
des minarets de marbre blanc.
Le plus distrait, venu de loin,
les regarde avec des yeux humides.

Soudain, Kralouk, le goual, fixait impérieusement El Mensi, le seigneur. Son chant se modifia. On sentit qu’il s’abandonnait à son inspiration personnelle :

Tu es venu de loin pour labourer ma terre.
Ton domaine est-il à ce point stérile ?
Laboureur du sable !
Tu es venu de loin.
Tu es venu la nuit pour vendanger ma vigne.
Tes treilles ne portent donc point de raisin ?
O voleur de grappes !
Tu es venu de loin.
Tu es venu pour prendre la maîtresse du harem.
Le tien ne compte-t-il que des esclaves ?
Retourne d’où tu viens !
Tu es venu comme un aigle s’abat,
mais tu rencontreras le faucon,
le faucon qui sait le mieux chasser la chrétienne[1].

[1] Dans le parler des Sahariens, l’outarde est souvent nommée chrétienne et c’était le gibier favori des fauconniers.

Et, sans saluer ni l’hôte ni les conviés, surpris de cette boutade dont ils saisissaient mal les allusions, l’Homme au djaouak s’en alla.

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