Mâadith
Je plantai ma tente sur un petit plateau, le plus voisin des villages des Merkallah. Encore poudrée de sables sahariens, elle s’étirait, modeste et invitante sous trois bouleaux argentés. Elle dominait des gorges de ravins obscurs, des roches grises, des cascades tumultueuses. Hors la zone de verdure, vertigineusement projetée vers l’infini, la Dent du Lion pointait. Aux pieds du plateau, sur les vergers de Tessala, le crépuscule avait le parfum des pêches mûres et montait de secrets jardins hérissés de ronces et de cactus. Je me souvins de cette chanson de Kralouk :
Mâadith a dormi et dort ce soir dans ces mêmes jardins. L’eau de ce pays a-t-elle noyé sa mémoire ? Felouque légère, alourdie par une cargaison aux éléments riches, mais disparates, désemparée et jetée à la côte en écoutant le chant des sirènes de sa race et de son passé, a-t-elle sombré dans un complet retour à la primitivité ?
Quel exemple déconcertant, quel violent témoignage de la force des morts contre l’évolution des vivants serait celui de cette enfant, prise et reprise, envolée comme un oiseau rare vers le plus divin ciel du plus chaste et du plus pur idéal, portée par la religion la plus raffinée du renoncement, la plus détachée de toute matière ; soudain, arrêtée brusquement dans son vol, planant un instant dans l’incertitude, redescendant à pic sur la terre la plus sensuelle et la plus barbare, coupant ses ailes, redevenant pareille à l’olivier kabyle pour reprendre racine dans le sol de la tradition ! Je saurai demain quelle expression nouvelle traduit son âme héréditaire.
Mes serviteurs avaient allumé un grand feu de broussailles sur le petit plateau où la fraîcheur descendait avec la nuit. L’ombre environnante s’aggravait de silence humain, troublée uniquement par la voix des eaux innombrables. La montagne, vierge de sentiers à cette altitude, grandissait au-dessus de nous. Parfois, et comme sous les pas d’un mystérieux sabbat, une pierre se détachait de son alvéole ; elle bondissait ou glissait et, de chute en chute, allait s’abattre en bruit sourd dans les profonds jardins.
Peu à peu, des hommes des Merkallah vinrent s’accroupir autour du foyer étranger. Par le ruisseau taillé en pleine roche, seul chemin conduisant aux villages, incessamment, d’autres arrivaient. Ils surgissaient spontanément, franchissaient d’un bond l’espace séparant le ruisseau du plateau et que défendait une cascade jaillie d’un rocher surplombant. Ils secouaient leur burnous à peine mouillé au passage et s’installaient, dans leurs gandourahs roussies et malpropres, parmi lesquelles les vêtements de Kralouk devaient éclater en blancheur lumineuse. Ils fumaient en buvant du café, parlaient peu, et, à tour de rôle, ranimaient le feu en y jetant des branches de lentisque ; alors, la flamme montait droite, claire et odorante.
Presque tous ces hommes avaient la barbe blonde et rare, le front têtu, des yeux d’épervier. Se sont-ils beaucoup modifiés depuis les temps évanouis où ils atteignirent cette contrée ? Ils étaient déjà un mélange de vieilles races en exode auquel les mercenaires des armées vandales et les légionnaires de Rome ajoutèrent peu de chose. Ils s’entretiennent avec brièveté dans leur langue archaïque et difficile, langue berbère sans littérature, presque exclusivement orale, poussière de dialectes dispersée du Sous marocain à l’Aurès en passant par le Figuig et la Kabylie.
Je ne les ai pas interrogés. Il me suffit de savoir que Mâadith et Louinissa habitent près des vergers de Tessala. J’irai seule au-devant de leur accueil ou de leur oubli.
La nuit m’a été longue et pensive. Maintenant, dans cet autre matin rayonnant et tranquille, je descends vers les jardins de fruits mûrs et de vignes aux grappes pendantes. Une appréhension et un profond désir sont en moi.
Le sentier de terre meuble, de gneiss plats ou de cailloux qui croulent, sinue à travers d’étroites cultures ou tourne à angle droit contre les huttes de torchis et de pierres sèches. Le diss des toitures garde l’odeur de la brousse. Les portes sont ouvertes sur les intérieurs pauvres et industrieux d’où s’échappent le relent des moulins à huile, la poudre des meules à blé et l’odeur des figues sèches. Souvent, près du seuil, des femmes aux draperies sans grâce, mais au beau visage, cardent une laine blonde, des jeunes filles au profil classique, au regard calme, coiffées de multiples petites tresses et vêtues de haillons terreux, filent avec un geste éternel. Entre elles et parmi les jeux des enfants, cabriolent des chevreaux familiers, tandis que les chèvres sont dans les hautes pâtures où veillent les petits bergers.
Hors du village, devant un trou plein d’eau boueuse, une vieille, inconsciemment fidèle aux modèles des potiers étrusques, pétrit des coupes et des vases, humbles ustensiles pour l’usage quotidien et qu’on dirait arrachés à des fouilles savantes. L’ouvrière ignore la poésie de ses mains habiles sur les formes précises et originales, les lignes parfaitement belles. Elle me sourit :
— Celle que tu cherches est en bas, dans les jardins.
— Qui ?
— Mâadith.
— Comment sais-tu…
— Elle-même nous a dit, lorsque nous avons appris ta présence, que certainement tu venais pour la voir.
— C’est tout ce qu’elle a dit ?
— Vraiment.
Elle baisse la tête avec un second sourire que je n’aime pas. Je m’assieds près d’elle, guettant d’autres paroles qui me révèleront peut-être cette nouvelle Mâadith, que je désire rencontrer et que j’hésite à rejoindre.
La vieille continue à modeler les vases et les urnes pareils à ceux d’il y a deux mille ans. Le soleil transforme la boue en coulées d’or fauve et de bronze clair. Les bras secs et les mains tatouées sont mouchetés d’éclaboussures d’argile.
La pétrisseuse de terre ne sait pas que son geste semble pétrir aussi l’âme de la race dans les éléments du sol. Un étranger passera, emportera le vase primitif pour le peindre aux couleurs de son esprit et le décorer des raffinements de son art. Rien ne persistera de ce vase, si ce n’est la forme charmante ; mais cette forme même se distinguera peu à cause du prestige de l’ornementation où s’attardera l’attention des civilisés. Seul, un Barbare discernera sans hésiter la courbe et le profil initiaux. Vient l’orage ; un nuage a crevé sur le vase ; les ors se sont ternis, les couleurs se sont effacées ; les traits du dessin s’estompent et disparaissent. Quel est ce vase-ci ? L’artiste qui le décora n’est plus là pour le reconnaître. Alors, le Barbare le reprend et le rapporte aux lieux où il fut pétri. Et, désormais, le vase où baignèrent des gerbes de lis purs et de roses mystiques, porte les simples breuvages de la vie quotidienne aux lèvres de l’homme et de l’enfant. Telle est l’histoire de Mâadith.
Je contemple le labeur de la femme à travers le nombre de mes pensées. Je l’envie dans sa quiétude impassible et la sereine accoutumance de ses gestes. J’ai le cœur lourd.
Je ne blâme pas Mâadith ; je la comprends, non avec mon esprit, mais avec le sien. Ses actions aussi sont symboliques. Ah ! sœur Cécile, dont le couvent n’eut pas le temps d’annihiler la féminité vouée à la profonde tentation de l’amour vivant, quel subtil complice vous fut l’enveloppement de la vie arabe pour vous rendre à tout ce qui devait être votre vérité !
Je me souviens encore d’une audacieuse affirmation de l’Homme au djaouak :
« Les mouvements de la femme ne sont dirigés que vers l’amour. Consciente ou inconsciente, elle n’est que matière. Tandis que l’homme, être supérieur, peut posséder tous les sentiments avec une égale intensité, chez la femme, ils demeurent à l’état latent, impuissants, refoulés, annihilés sans cesse par celui qui commande au plaisir de la chair. »
L’idéal féminin de Kralouk était une Ève essentiellement sensuelle, sachant mieux se faire aimer qu’aimer elle-même, cela par prédestination et devoir unique. Je suppose que Mâadith a réalisé cet idéal.
Nous n’avons pas à les juger. Ils obéissent à des traditions d’où nous nous sommes évadés à la suite d’une longue et lente évolution de siècle en siècle. Eux, restés pareils aux ancêtres, sont beaucoup plus jeunes que nous ; ils suivent encore l’instinct, que nous avons appris à remplacer par le raisonnement, et l’instinct les conduit vers des fins qui nous surprennent en paralysant nos aspirations fraternelles, mais dont nous apercevons la logique naturelle en dépouillant toute idée préconçue.
Pourrai-je découvrir ici ce que la petite chèvre kabyle, un instant brebis du seigneur, a conservé de ce qu’elle aima en nous, par nous, avec nous, si tant est qu’elle l’ait réellement aimé ?
La pétrisseuse d’argile achève un vase cornu, et, dans la matière fraîche et luisante, à l’aide des ciselures de l’un de ses bracelets, elle le pare d’un curieux dessin en guirlande régulière. Si cette vieille voulait être sans méfiance et répondre à mes questions, je l’interrogerais sur Mâadith.
— Vieille, ô vieille, la plus habile, es-tu née dans les Merkallah, ou viens-tu d’un autre village ?
— Je suis née dans la vallée et près des fermes ; mais les Merkallah sont le pays de celui qui fut mon mari.
— Les gens d’ici passent pour détester les étrangers : comment ont-ils accueilli Kralouk et ses femmes ?
— Kralouk n’est pas un étranger. Tous les pays appartiennent au goual et à l’Homme au djaouak, et Louinissa et Mâadith avaient leurs parents et les parents de leurs parents autour des feux de la montagne.
— Autrefois, Mâadith habitait les villes ; est-elle heureuse dans les jardins ?
La vieille sourit de ce sourire qui m’a paru nuancé de triomphe et de raillerie. Elle réplique :
— Autrefois, Mâadith était chrétienne ; elle a oublié cela pour devenir heureuse.
Elle pose au soleil son vase achevé, regarde dans l’ombre les oliviers proches et reprend avec une admiration tendre :
— Mâadith est un oiseau dans les jardins de Tessala. Bientôt tu l’entendras chanter. Mâadith est une amoureuse et pas un amant ne pourrait être l’égal de Kralouk. Ils sont venus ici sans doute parce qu’elle l’a souhaité. La volonté de Mâadith est la volonté de Kralouk. Lui arriva le premier. Il parla aux principaux du village et aux vieillards de la djemâa, demandant à bâtir une maison kabyle pour y amener ses épouses et y demeurer avec elles. On ne fixe pas le sable nomade ; Kralouk est pareil au sable du Sahara ; mais on ne refuse rien à l’Homme au djaouak et ses femmes étaient nos sœurs. Les sages de la djemâa ont bien pensé et bien agi ; ils lui ont permis gratuitement de bâtir une maison sous les oliviers. Il a trouvé des maçons qu’il payait généreusement et faisait travailler selon sa fantaisie. Tu verras la maison. Un soir, il a choisi les plus belles mules et il est allé là-bas, à la gare. Il est rentré dans la nuit. Le lendemain, le vent était plein de parfums et, dans les jardins, nous fûmes saisies d’étonnement devant la beauté de Mâadith.
— Comment Kralouk, qui est un Arabe et un Arabe du Sud, ne cache-t-il point sa jeune femme ainsi que le conseille la loi ?
— Kralouk a dit que celui qui possède avec abondance doit être exempt de jalousie. D’ailleurs, pourquoi serait-il jaloux ? Les hommes vont peu dans les vergers où il n’y a pas de gros travaux, où les fruits mûrissent seuls et où les femmes suffisent à les cueillir. Et ensuite, ils évitent d’y aller quand ils savent que Mâadith se promène ; car nous n’ignorons pas que Kralouk a tué et que ceux qui convoitent son bien meurent de la mort noire.
— Mais l’Homme au djaouak est vieux et Mâadith est jeune. Après le vieil olivier, ne regardera-t-elle pas un autre arbre ?
— Kralouk est un cèdre : il porte la neige sur sa tête et sur ses bras et restera debout et robuste. Les doigts de Mâadith ne touchent que des choses douces et légères, les autres sont pour Louinissa ; ce qui est juste, car elle n’est plus à la saison de l’amour.
— Se plaint-elle ?
— Jamais. Elle a eu son moment : c’est maintenant celui de Mâadith, qui durera longtemps, car elle est de celles dont la vieillesse est ardente. Et pourquoi se plaindre, je te prie ? Me suis-je plainte une fois ? Un jour d’entre les jours qui mûrissent les pêches et les figues, j’ai connu Chérif. J’ai couché sur sa natte. Les chacals crièrent beaucoup cette nuit-là et les cèdres du Djurdjura craquaient sous le vent. Quand d’autres pêches furent mûres, je louai Dieu de ne pas être une femme stérile et Chérif me donna deux bracelets. Une nuit le feu mangea le diss de la maison et je dus aller haut dans la montagne pour en couper de nouveau. Je suis tombée et l’enfant est né gémissant sur la terre ; puis, il est mort. Chérif m’a frappée comme on frappe un arbre que l’on veut abattre. Une seconde femme a dormi sur la natte où ma part a été diminuée. Et pourquoi se plaindre, je te prie ?
Résignation primitive et sagesse islamique ! Il n’y a nul effort à faire pour le bonheur ou contre l’adversité. Point de révolte et point d’aspirations ; l’acceptation de la part, telle qu’elle est donnée, sans risquer aucune tentative de perfectionnement en soi ni autour de soi. Telle est la philosophie qui se dégage de la vie et des paroles de la pétrisseuse d’argile.