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Mâadith

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Sœur Cécile sortit de l’église aussi hâtivement qu’elle y était entrée. Elle ne réagissait plus. Elle allait sans réfléchir, puisque ses misérables réflexions ne résolvaient rien, vers des lendemains dont elle ne prévoyait ni la valeur des maux ni la qualité des bienfaits. Si elle avait pu se dispenser d’accepter l’hospitalité de ses hôtes, peut-être se serait-elle exorcisée de Kralouk et de l’obsédante tentation de goûter la vie, comme les autres. Mais, échappée à la communauté, elle se sentait incapable d’exister seule ; la petite chèvre, créée pour le troupeau, redoutait la solitude à l’égal de la mort.

Elle suivit une rue encombrée, traversa le Rhumel sur la passerelle de Sidi-Rached et s’assit sous les pins du Mansourah. Une lassitude sans amertume, étrangement langoureuse, l’envahissait. Elle s’abandonnait. Qu’elle était donc différente de cette sœur Cécile qui, il y avait peu de mois encore, s’asseyait à cette même place avec deux enfants français auxquels elle faisait réciter leur catéchisme. Pourquoi restait-elle si jolie dans sa rigide robe brune, sous son chapeau de pensionnaire ?…

Entre les pins, elle apercevait une grille où croulaient des cascades de roses et les murs blancs de la villa qu’elle avait habitée. Elle y arriva un soir, ahurie du long voyage, apeurée par l’inconnu, troublée de souvenirs et d’appréhensions, gênée par ce costume inaccoutumé que la prévoyante Madame S… lui avait fait endosser. L’ordonnance l’introduisait dans le salon, une pièce charmante et familière où les enfants s’ébattaient autour des parents, la mère, gracieuse et fragile devant le piano, dont ses doigts caressaient le clavier, le père fumant une cigarette, étendu sur un divan. Il prenait une pose correcte et saluait l’arrivante, tandis que la jeune femme, déconcertée par la jeunesse et la tenue de la novice, disait d’un peu loin :

— C’est vous, ma sœ…, Mademoiselle ?

Il avait été convenu qu’on l’appellerait mademoiselle Cécile. Et, dès le premier instant, elle fut offensée par le regard de suspicion et de déception que la femme attacha sur elle et par le regard de surprise séduite dont l’homme la suivait. Les enfants étaient câlins et doux, mais espiègles. Ils répétaient des mots surpris entre leurs parents ou exprimaient des idées personnelles. Le tatouage de leur gouvernante les déconcertait.

— Si vous vous laviez bien fort, est-ce que cela ne partirait pas, mademoiselle ?

— Les Arabes ne sont jamais chrétiens ; si vous êtes arabe pourquoi venez-vous à l’église ?

— Mademoiselle, puisque vous étiez religieuse, c’est pour pouvoir vous marier que vous ne l’êtes plus ? On a dit que vous finiriez avec un Bédouin ? Qu’est-ce que c’est, « finir avec un Bédouin ? »

Propos d’enfant qui avaient d’abord indigné plus que peiné sœur Cécile, qu’elle s’efforçait d’expliquer pour en combattre sinon en détruire les tendances, puis qui l’obsédèrent et épuisèrent sa bonne volonté. Elle le sentait trop ; elle était en marge et resterait en marge, paria de deux races, la sienne à cause de son reniement, et celle de l’adoption à cause de son origine. Ses gestes inspiraient l’étonnement et la défiance. Kralouk l’avait prophétisé ; elle marchait au côté gauche, dans le malheur et dans l’isolement. Alors, elle éprouva un ressentiment profond contre Mère Augusta, sœur Bénigne et toutes les religieuses ; puis elle les effaça de sa mémoire, mieux que sœur Cécile ne l’avait fait de Mâadith. Elle se rendait compte qu’on était bon et correct vis-à-vis d’elle ; mais qu’on ne l’adoptait pas parce qu’elle n’appartenait pas à la même espèce humaine. On la blessait constamment. Devant les expressions de ferveur et de piété qu’elle conservait, on ne raillait pas, mais on souriait avec indulgence, trouvant la chose jolie sans lui faire crédit de gravité ni de profondeur. Pourquoi était-elle une si particulière exception ? Pourquoi était-elle une indigène marquée d’un tatouage au front, dont on ne prenait guère la conversion au sérieux, dont on supputait toutes les chances de retour aux sentiments héréditaires ? Et c’est de tout cela que provenait l’attitude presque involontaire, irréfléchie plus que coupable, de l’homme qui, père et mari parfait selon la morale mondaine, se permettait d’exprimer des yeux et de la voix le désir que provoquait en lui la beauté de Mâadith-Cécile.

Kralouk s’en était aperçu quand elle-même éprouvait déjà une révolte sauvage, suivie d’une impression de malaise et de faiblesse désespérée. Le reproche de Kralouk l’atteignit comme un avertissement. Elle ne put que s’enfuir dans la nuit, sans savoir où, possédée d’épouvante. Kralouk était encore là… Elle voulait le fuir lui aussi et, tout à coup, elle comprenait qu’elle était perdue sur la vaste terre, qu’il n’y avait point de salut possible puisque son couvent n’existait plus pour elle, puisque les situations honorables qu’on lui procurerait de nouveau ressembleraient à celle dont elle se sauvait…

Le torrent roulait en sanglotant sur les rochers au fond des abîmes du Rhumel… Elle s’élança pour arracher sœur Cécile à la perdition terrestre en la précipitant dans l’anéantissement…

Soudain, Mâadith-Cécile s’attendrissait. C’étaient la voix et la main de Kralouk qui l’empêchèrent de commettre l’impardonnable faute. Alors, elle l’avait suivi, se laissant emporter plutôt, la tête vide et les jambes fauchées, accrochée comme à une épave à cette figure de sa destinée. Louinissa accueillait tendrement la naufragée… Et Mâadith découvre qu’elle doit à ce couple plus de gratitude qu’à nul autre en ce monde, sauf, peut-être aux Sœurs Blanches qui la délivrèrent du servage et de l’aveugle Amar.

Des gens passent, des Arabes. Ils regardent cette créature solitaire au vêtement trop modeste, au visage d’amour. Ils échangent des paroles hardies, des réflexions audacieuses, dans une langue qu’elle comprend. Une flamme court sur sa face, ses paupières se ferment. Elle ne répond pas : elle reste immobile, mais son cœur palpite et ce n’est pas que de crainte ou d’indignation. Les passants s’éloignent indécis.

Des gamins vagabonds se sont approchés. Parce qu’elle ne les chasse point, ils se couchent à ses pieds. Ils la contemplent, car les enfants d’Allah sont les plus sensibles à la beauté des femmes. Ils distinguent le signe tatoué sur le front lisse et étroit. Ils s’exclament, joyeux, l’appelant leur sœur. Et elle leur sourit, et elle bavarde comme le fit autrefois Mâadith, l’enfant kabyle. Avec des joncs cueillis près des eaux du torrent, ils tressent une ceinture et exigent que leur nouvelle amie en ceigne sa taille dont la raideur gauche les amuse.

— Pourquoi portes-tu le corset des Françaises ? demandent-ils. Cela n’est bon que pour les grosses Juives ; mais toi, tu serais comme les roseaux de M’cid si tu enlevais cette chose. Et mets un foulard en soie sur tes cheveux. En te voyant, les gens diront : « Voici la lune qui marche sur la terre. »

Mâadith songe que son frère Ouali dut être comme ces gamins dont quelques-uns, fils de Kabyles pauvres et industrieux, portent la boîte à cirer et guettent les chaussures ayant besoin de leurs brosses. Qu’est devenu Ouali ? Est-il riche, marié, dans la montagne, dans le Tell ou près des côtes ? Mais nul ne l’a revu de ceux qui le connurent. Sans doute s’est-il engagé comme tant d’autres dans la troupe des tirailleurs presque anonymes…

Les paroles des enfants sont comme un présage ; Mâadith entrevoit la couleur du foulard de soie qu’elle mettra sur ses cheveux. Tout à coup son cœur crève de douleur, un frisson d’angoisse la secoue encore : les larmes jaillissent de ses yeux terrifiés. Elle regarde droit devant elle, hallucinée, et elle voit un fantôme, sœur Cécile, qui, du haut de la passerelle de Sidi-Rached, se précipite dans l’abîme. Elle voit nettement ce double d’elle-même, cette forme qui lui est si familière et qui tournoie lamentablement avant de disparaître. Elle n’a pas un geste pour la retenir. Cela aussi, ce soir, est une chose écrite parmi les décrets du destin. Sœur Cécile ne reparaîtra plus jamais.

Et Mâadith pleure parce que sœur Cécile vient de mourir…

Ses larmes cessent. Un grand apaisement et un vivifiant orgueil leur succèdent, épanouis telles des fleurs à la faveur d’un orage.

Mâadith regarde la ville avec un cœur paisible et la tête libre. Elle se sent comme libérée d’une présence réprobatrice, qui était l’ombre même de son corps et l’éternel écho de sa pensée. Elle monte allègrement l’escalier de la maison de Kralouk.

Sur l’étroite terrasse où il pleut déjà des étoiles, où, tout à l’heure, l’Homme au djaouak étendra sa natte pour dormir la nuit d’été sous le ciel libre, on attend le retour de Mâadith. Le kanoun d’argile, plein de braises, réchauffe la marmite pansue où la plus savante alchimie culinaire confond pour des fins savoureuses les verts poivrons et le rouge piment, la viande de mouton, les communs légumes et les abricots secs. Louinissa, la pacifique et l’heureuse, surveille le mets substantiel du repas. La galette, patiemment pétrie par les mains adroites de la bonne hôtesse et cuite à la flamme, reste fumante aux plis d’un châle de laine rouge, sur le large plat creusé dans un tronc d’olivier. Nerveusement, sifflotant un refrain favori ou le fredonnant d’une voix de tête qui traîne en plainte éloignée et douce, le musicien guette le rythme des pas et l’apparition de l’attendue. La voici.

— Bienvenue, ô lune tardive, dit Kralouk. Tu as tort d’être dehors à cette heure. Allah permet aux djenoun de la mauvaise aventure d’errer dans les rues et dans les chemins dès le coucher du soleil.

Il l’observe, le front plissé, le regard glissant.

— Tu as raison, mon cousin, répond-elle ; mais j’ai voulu promener loin ma tristesse et mon tourment afin de les perdre et de ne pas les ramener dans ta maison.

Il tressaille imperceptiblement ; ses yeux verdâtres luisent aigus entre les paupières mi-closes.

— As-tu réussi, ô fille de bonne volonté ? Et qu’en as-tu fait pour être certaine de ne pas les retrouver ?

— Je les ai jetés dans le Rhumel !

Elle crie cela d’un accent de délivrance. Ses narines frémissent, les boucles de ses cheveux tremblent au souffle du soir et son visage est resplendissant.

Les traits de Kralouk s’altèrent. Il exhale un soupir profond. Il enveloppe Mâadith d’un regard infini, puis ferme les yeux. Et la chèvre kabyle assise tout contre Louinissa se laisse bercer par les tendres bras et caresser par les doigts bagués d’argent…

Cette nuit-là le djaouak de Kralouk ne dormit point dans sa gaine de cuir filali. Il tint les pigeons sauvages réveillés aux creux des roches. Il enchanta les rudes échos du gouffre, qui gardait l’ombre de sœur Cécile sacrifiée pour délivrer Mâadith des tristes pensers. Les gens qui l’entendirent affirmèrent qu’il était possédé d’un esprit divin.

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