Mâadith
PREMIÈRE PARTIE
… Née au temps où les oliviers kabyles fleurissent les pentes montagnardes et les sentiers pierreux entre les vergers, Mâadith devait être belle. Les vieilles reconnurent cela dès sa naissance et ses parents se réjouirent dans leur pauvreté laborieuse, car la beauté est la puissance divine et singulière qui enchante à jamais les hommes et les femmes.
Dix années passèrent, marquées aux retours des rafales de neige dans les cèdres du Djurdjura et du bourdonnement des guêpes dans les oliviers refleuris. Parmi la brousse et les gneiss grisâtres, Mâadith gardait les chèvres du village d’Ighli, dont quelques-unes étaient le bien paternel.
Le front étroit et bombé sous des cheveux touffus, le corps mince dans un lambeau de draperie bleue, Mâadith était aussi bondissante que son troupeau. Ses yeux éblouissaient son visage de statuette brune. D’humeur orgueilleuse et sauvage plus qu’aucune de ses pareilles, elle jouait parfois avec les autres bergers, mais préférait la solitude, habile à se parer de colliers de baies de myrte, à défier les singes aventureux descendus des cèdres et à disputer aux chevreaux le lait des chèvres. Elle n’aimait pas son frère Ouali, mais elle l’admirait pour sa taille élevée au-dessus de celle des autres gamins et parce que, fort de sa qualité de mâle et d’aîné, il la battait si brutalement que chaque fois elle croyait en mourir.
Ouali allait à l’école que dirigeaient un instituteur français et sa femme, — de braves gens aux traits et au caractère imprécis, cultivant des fleurs et des légumes, ne sachant de leurs élèves que le nom et qu’ils étaient tous sales et faisaient étalage de pauvreté. Si Mâadith accompagnait son frère, la femme de l’instituteur l’accueillait d’abord, à cause de sa grâce et de son charmant visage, puis, après quelque sottise vite accomplie, la chassait en l’appelant « fille de sorcière ». L’école se trouvait à plus d’une heure de marche du village accroché comme un nid de pigeon sauvage à la montagne. L’hiver, les écoliers enfonçaient jusqu’au ventre dans l’épaisseur de la neige. Ils partaient dans le matin où persistait la nuit ; ils revenaient dans le soir où régnait déjà l’ombre hâtive. Ils auraient voulu éviter le rude et quotidien pèlerinage : mais les pères, prudents et avertis, chétifs et sages, craignaient le mécontentement de l’administration.
Le foyer de Ouali et de Mâadith était si humble qu’il arrivait au garçon d’avoir faim. Lorsque la femme du maître d’école préparait le repas, Ouali ramassait les épluchures, livrait bataille aux autres affamés qui voulaient les lui prendre, et mangeait en pleurant de colère et de satisfaction.
Le père des enfants se tua. Avec deux maîtresses branches d’un vieil olivier, dont les autres appartenaient à ses cousins, il possédait un morceau de terre cultivable, oublié par l’ancienne fureur d’un torrent, à mi-hauteur d’une paroi de roche entre un ravin profond et le rebord d’un sentier. Chaque jour, ceinturé par une corde fixée à un arbre, il se laissait glisser au-dessus de l’abîme jusqu’à son jardin qu’il cultivait âprement. Mais la destinée rompit la corde tandis qu’il était encore suspendu dans le vide et les chacals purent seuls découvrir son corps. Alors, quand le menu bétail, les deux branches d’olivier et le jardin furent revenus au prêteur, qui est le grand fléau des montagnards, quand la mère fut morte à son tour de misère et de maladie dans la hutte des cousins, les deux enfants se sentirent aussi libres et aussi isolés que des chèvres perdues dans la broussaille.
— Viens, ô Mâadith, je sais le chemin du grand village où sont des maisons comme pour les géants et les colons riches, dit subitement Ouali.
— Certes, je viendrai, mon frère.
C’est le marché du grand village. Mâadith est ahurie, joyeuse et apeurée, devant une cohue d’hommes et de bêtes. Entre les burnous jaunâtres, effilochés, les feutres ou les casques des colons circulent. A l’écart des groupes qui trafiquent, un vieux Kabyle vend de la neige, prise aux grottes du Djurdjura, pour rafraîchir l’eau ou le petit-lait dont se désaltèrent les clients d’un café maure. Il y a des gens qui discutent ou se battent et d’autres qui échangent les saluts ou le baiser du respect, les lèvres effleurant l’épaule.
— O ma sœur, dit Ouali, attends-moi ici, je te prie.
Mâadith obéit. Tranquille, presque rassurée, elle le regarde s’éloigner dans la foule où il glisse et s’insinue comme un vif lézard parmi les pierres. Elle attend. N’ayant jamais compté les heures, elle ne sait pas que le temps passe. Peu à peu, la place du marché s’élargit et se vide. Des chapelets d’hommes s’égrènent le long des chemins. Le bruit du sabot des mules s’éteint dans la poussière et l’éloignement. Les petits ânes, lourdement chargés de cavaliers aux longues jambes nues, au large chapeau de palmier-doum tressé, disparaissent derrière les lauriers-roses de la vallée. Dans la plainte des essieux violentés par la traversée des thalwegs, au trot des chevaux ébouriffés, les carrioles des colons regagnent les fermes. A son tour, le vendeur de neige s’en est allé. La place du marché est déserte.
Assise sur la terre, Mâadith pleure tout doucement. Elle ne pense à rien, elle n’a pas peur, mais son isolement et son immobilité la déconcertent. Elle n’ose pas se mouvoir dans ce lieu si différent du haut-plateau familier où broutaient les chèvres. La nuit vient et se prolonge comme l’absence de Ouali. Mâadith s’endort…
— Réveille-toi, fille, réveille-toi !
L’enfant ouvrit ses yeux troubles. Une face de vieille femme, égratignée de rides terreuses, se penchait sur son petit visage étonné. L’aube dégageait à peine de l’ombre la silhouette des eucalyptus et des maisons.
— Fille, lève-toi.
Mâadith, examinant l’inconnue, demanda :
— O vieille, est-ce Ouali mon frère qui t’envoie ?
— Ton frère Ouali ? Je ne sais rien sur lui.
— Il est grand. Il se bat fort ; il s’est battu même avec des singes dans la forêt de cèdres, et les singes font peur à beaucoup d’hommes. Il m’avait dit de l’attendre…
— Il est parti ! Le prophète sait s’il reviendra. Ton père et ta mère que sont-ils ?
— Ils sont morts.
— Où est ton village ?
— Dans la montagne.
— O la montagnarde tombée sur la plaine, te voici pareille à une graine jetée dans les champs ! Qui saura où tu te trouves, ô la toute petite ? Quel jour d’entre les jours reviendra ton frère ? Mais viens chez moi attendre son retour ; tu conduiras mon fils, l’aveugle Amar, et je te nourrirai.
Mâadith suivit cette femme qui lui fit place dans une cellule étroite, formée par un lambeau de toile, au fond d’un caravansérail où deux chiens maigres hurlaient à tout venant, où quelques dromadaires étiraient leurs fantastiques formes. Les chameliers trouvèrent la petite jolie et le dirent à la vieille qui riposta par des injures, mais sans colère…
Les jours suivants, Mâadith errait de marché en marché, de village en village, au hasard des routes, à travers un monde inconnu. La main lourde de l’aveugle Amar pesait sur son épaule. Il mendiait, invoquant Sidi Abd-el-Kader-Djilani d’une voix rude et livrant au soleil et aux mouches sa face trouée de petite vérole où roulaient inlassablement des yeux sans regard.
Mâadith vécut entre ces deux êtres, la mère et le fils. Elle vécut comme ils le voulurent, ne réfléchissant pas et n’ayant point de révoltes. Elle ne souffrait que d’une souffrance animale : quelque douleur physique, la fatigue, la soif ou la faim. Elle n’avait pas appris à jouir et se contentait d’exister passivement, soumise à des gestes de la vie qui n’étaient plus un mystère pour les petits bergers des hauts pâturages et qu’elle acceptait, semblable à ses sœurs de race, fleurs humaines qui croissent vite, devenant femme avant d’avoir cessé d’être enfant.
Il advint à Mâadith de rencontrer des gens du village d’Ighli. Ils se souciaient peu d’elle ; mais, par eux, elle apprit que son frère Ouali était parti pour les villes du littoral, avec d’autres gamins qui émigraient vers les ports ou les grandes cultures du Tell, allant gagner leur vie hors de la sévère et âpre montagne.
Un jour, la destinée de Mâadith choisit la route remontant du lit de l’oued jusqu’au seuil de l’hôpital et du couvent des religieuses qui vont, vêtues de laine blanche, une croix d’argent sur la poitrine, soigner les musulmans malades et parler de choses douces en langue arabe ou berbère. Et la destinée fit que Amar s’endormit au revers du talus…
Entre les longs cils courbes, les yeux de Mâadith luisaient d’un regard net et noir. Ils fixaient l’aveugle avec un désir vague de le vouer à un sommeil éternel. Deux ou trois petits, qui veillaient sur le bétail des pâtures environnantes, se rapprochèrent. Ils parlèrent de leurs querelles et de leurs maux. L’un, guéri d’une blessure par les soins des religieuses blanches, raconta de tentantes et fabuleuses choses sur les secrets de la vie heureuse, derrière les murs neigeux et ensoleillés de l’hôpital. La chaude atmosphère vibrait de l’appel grelottant d’une chèvre. Un vol d’oiseaux migrateurs, suspendu dans la clarté, fit entendre un cri bref comme un avertissement. Sous un olivier, des loques multicolores, ex-voto des femmes pieuses, palpitaient au-dessus de l’amas de pierres recouvrant la sépulture d’un saint homme d’Islam…
Amar l’aveugle reste plongé dans son sommeil. Les petits gardiens du bétail se sont dispersés dans les champs. Mâadith est droite et frémissante sous l’arbre-tabou. Elle a déchiré une lanière de sa gandourah ; elle l’attache à une branche.
— O saint, murmure-t-elle, je te prie, que l’aveugle et la vieille perdent la mémoire de Mâadith !
Et la voici courant vers les murailles blanches, hautes et paisibles sous le soleil…