Mâadith
— Et maintenant, il faut que les autres, toutes les autres, te reconnaissent, décréta Louinissa.
Elle n’avait jamais apporté tant de soins précieux à parer une fiancée qu’elle en mit à embaumer et à vêtir Mâadith. Elle l’enveloppa jalousement dans une large pièce de haïk de soie blanche, qui devint la ferachia de la nouvelle voilée, et elle l’emmena doucement au dédale des ruelles.
Mâadith respirait la tiédeur et les parfums de ses tuniques. Elle se laissait conduire comme un enfant, se réjouissant de passer inviolable à travers la foule, forme anonyme, visage inconnu.
La maison de Bouhadad s’est ouverte toute grande. Bienvenue à celle qui en fut bannie hier ; bienvenue à celle qui revient après le temps de la folie et de l’erreur ; bienvenue pour la paix et pour la joie ! Cela frissonne dans le clapotis du jet d’eau, l’odeur des jasmins, le reflet des faïences et des marbres, les radieux sourires des femmes. Lella Rouhoum baisa Mâadith sur la bouche, trois fois, sans aucune réflexion indiscrète, mais en prononçant seulement :
— Sois reçue avec un cœur clair dans la demeure des vrais croyants, ô fille selon ma tête et selon mon âme.
Les servantes poussaient des hululements d’allégresse et Louinissa exultait.
Mâadith défit lentement sa ferachia et dénoua le voile de lin blanc qui dérobait son visage. Elle reparut dans sa jaune et lumineuse tunique à laquelle s’ajoutaient les larges manches en tulle brodé de ses vêtements de dessous.
— Oh ! tu es belle ! proclama l’aréopage féminin avec ce sentiment, survivance d’un rite antique et d’un culte immortel, qui émeut de sensuelle extase et d’admiration absolue toutes les femmes musulmanes devant la beauté de l’une des leurs ; car cette beauté qu’elles discernent, leur assure la seule domination possible sur ceux qui sont les seigneurs suivant la nature et la loi : c’est la certitude du pouvoir de l’esclave sur le maître, ambition d’orgueil que la perfection du corps réalise autant que l’habileté de l’esprit.
Les jeunes filles accablaient leur visiteuse de caresses :
— Tu n’es pas une Kabyle, s’écriaient-elles. Tu es la maîtresse de la beauté ! Quelles chansons Kralouk fera-t-il sur toi ? Nous demanderons à notre père de le payer cher pour qu’il vienne les chanter ici devant le rideau qui nous cachera. Tu seras avec nous ; il n’en saura rien ; tu jugeras alors de sa sincérité. O Mâadith, deviendras-tu la seconde épouse du goual ? On dit que c’est un grand amoureux et il est généreux aussi puisque tu as déjà tant de bijoux. Mais plusieurs te désireront et garde-toi plutôt pour un agha. Demain, de Constantine à la mer et du Tell au Sahara, tous les gens parleront de ta beauté.
Tu n’es pas une Kabyle !… Ce cri des vaniteuses citadines déterminait le prestige de cette beauté, qui plaçait Mâadith au-dessus d’elles et l’égalait aux filles des nobles et des princes.
Sous le petit cône de velours et de broderies dorées, coiffure des Constantinoises, Mâadith incline sa fine tête de statuette aux yeux éblouissants… Elle revoit Kralouk, quelques heures après l’événement de sa réincarnation, surgissant sur la terrasse, haletant avec un soupir de triomphe. D’un petit coffre enluminé, dont la serrure faisait entendre une sonnerie argentine à chaque tour de clef, il tirait une paire d’anneaux de chevilles, non les « khelkhal » berbères hauts et lourds, mais deux cercles en forme de serpents tels que les portent les filles nobles des Nomades et qui tintent divinement sur leurs talons. Il y joignait deux paires de « m’saïs » d’or pur, ciselés par les Juifs orfèvres, et qui sont légers aux bras délicats. Il les répandait sur les genoux de Mâadith avec quelques bagues, deux larges boucles d’oreilles, un collier de sultanis, une double chaîne pour maintenir la coiffure.
— Mon cousin, mon cousin, quel trésor de sultan as-tu pillé !
— Le coffre des marchands est toujours ouvert pour l’Homme au djaouak. O Mâadith, si tu sortais avec Louinissa sans que le bruit de tes parures accompagnât ta marche, ce serait en vérité comme si tu n’étais point vêtue.
A se parer ainsi pour la première fois de sa vie, elle avait éprouvé le plaisir puéril de toutes les femmes de sa race, comme elle avait spontanément retrouvé les gestes eurythmiques et les nonchalantes attitudes de ses grand’mères au temps de la jeunesse. Et quand elle disparut sous son voile et les plis de la ferachia, le regard inquiet de Kralouk s’éclaircit, puisqu’il était impossible aux yeux étrangers de distinguer sa silhouette. Dehors, au long de ces voies étroites et populeuses où elle avait dû si souvent passer en rasant les murs, le cou dans les épaules, la sueur aux tempes, offensée par les sourires et les paroles équivoques, se défilant semblable à une bête traquée, elle sentit son cœur se dilater, son corps s’épanouir dans la sécurité sous le voile parfumé de jasmin et de girofle, qui la défendait contre toutes les curiosités et devant lequel le respect des convenances musulmanes faisait s’écarter tous les hommes, de l’ânier au cadi.
Quand Louinissa, sachant quelle considération en rejaillirait sur elle, lui proposa de renouer avec les riches familles en allant simplement visiter, dans son nouveau costume, ses anciennes élèves, Mâadith ne fit point d’objection. Elle embrassa calmement celle qui lui était une mère adoptive :
— Conduis-moi selon ta sagesse et ta volonté.
Elle abdiquait toute initiative personnelle.
Elle confiait à Kralouk et à Louinissa le soin de penser désormais pour elle et d’inspirer ses actions. Elle commençait à savourer le suprême repos de l’inertie volontaire. Elle éprouvait la béatitude de la plus facile soumission telle qu’elle ne l’avait plus ressentie depuis son départ du couvent. Fataliste maintenant et superstitieuse comme toujours, il ne lui déplaisait pas d’affronter le nouvel accueil de ces maisons de sévère tradition qui, si férocement, s’étaient fermées pour sœur Cécile, la disparue, et pour l’indépendante missionnaire dont le règne et la personnalité se trouvèrent abolis du même coup.
— Si quelqu’un osait t’offenser, dis-le-moi, conseilla Kralouk, retroussant des lèvres de félin sur ses dents blanches.
Louinissa sourit. Elle ne redoutait pas d’incident, car, en femme avisée, sachant que la rentrée en grâce ne s’accomplirait que par une grande victoire de Mâadith, elle avait préparé le terrain en faisant annoncer, dès le matin, que sa cousine était délivrée des djenoun. Cependant elle ignorait si Mâadith cesserait d’invoquer le Dieu des chrétiens pour revenir aux cinq prières rituelles d’Allah : mais le miracle était déjà si éclatant qu’il ne pourrait rester incomplet.
Au moment où les deux cousines vont quitter la maison de Bouhadad, Lella Rouhoum retient Mâadith. Elle a donné un ordre à une petite servante qui revient portant un coffret de santal.
— Tu connais la coutume, dit-elle. Quiconque entre pour la première fois dans une maison musulmane, ne doit pas en sortir sans avoir reçu un cadeau. Nous considérons que c’est vraiment la première fois que tu entres ici, ô Mâadith.
Elle ouvre le coffret dans lequel reposent, enveloppés de soie, un précieux chapelet de grains d’ambre et un collier de perles. Un instant, elle hésite entre les deux objets : ses doigts effleurent d’abord le chapelet, puis elle secoue la tête, sourit d’un sourire discret plein de finesse, tel que Cécile n’en vit jamais passer sur ces lèvres grondeuses, et elle choisit le collier qu’elle agrafe au cou de Mâadith.
C’est le même accueil chez Lafsi, chez les Smadja, dédaigneux et enrichis, et dans tous les autres logis. Nul ne se soucie de discuter la sincérité ou les mobiles de ce retour de la petite chèvre au bercail ; il suffit de savoir que, non seulement elle a cessé d’être un danger moral, mais qu’elle est redevenue semblable aux autres femmes, ses sœurs de race ou de cité. Et le charme et la séduction de cette montagnarde sont tels que nul ne songe à la considérer comme étant d’une essence inférieure, puisque ses avantages physiques lui confèrent l’unique supériorité et que, demain, si le choix d’un homme en décide ainsi, elle deviendra reine d’un harem arabe.
— Ah ! gazouillent les femmes des Smadja, écrasées sous le poids de bijoux innombrables, aveugle celui qui ne te choisira pas !
Elles chuchotent déjà les noms de certains membres masculins de leur famille.
— Il faut te hâter, insistent-elles, mi-graves, mi-rieuses ; car maintenant, chaque heure de ta vie qui passe est une heure de perdue pour l’amour.
Mâadith se défend un peu et se trouble. Elle réplique aux femmes joyeuses ; elle réplique, en vérité, comme si jamais elle n’avait vécu d’une autre vie que celle de la brousse ou du harem. Et Louinissa s’abandonne à un rêve ambitieux : Mâadith mariée dans une abondante et riche demeure, Kralouk vagabondant à son ordinaire et elle, Louinissa, jouant un rôle d’aïeule, veillant sur les fils de sa fille d’adoption et commandant aux servantes. Sans doute, Kralouk désire Mâadith et depuis longtemps ; mais comment ne lui a-t-il pas encore exprimé ce désir ? Attendait-il qu’elle redevînt musulmane ? Sait-on ce qui naît et disparaît dans la pensée active du goual ! Mais Mâadith se donnera-t-elle à lui ?… Louinissa poursuit son rêve.
— Je voudrais la voiture et aller avec Mâadith jusqu’au djebel Ouach, dit soudain l’une des Smadja, avec un clignement d’yeux à ses sœurs et belles-sœurs.
Elles chuchotent entre elles : elles rient en caressant leur ancien petit professeur devenu spontanément l’amie favorite. Et les voici allant demander l’autorisation et l’escorte de la vieille mère, du chef de la famille, tandis que les servantes courent, affairées, à la recherche des serviteurs chargés de l’équipage.
Les deux chevaux traînent lentement le vaste break, aux rideaux baissés, où les femmes s’entassent échangeant des rires et des plaisanteries. La voiture roule vers le sommet du djebel Ouach, — la montagne sauvage. La route domine le paysage, les larges ondulations des coteaux se succédant jusqu’aux horizons. Sur leurs flancs de terre noire et grasse, d’argile rouge ou ocreuse, les labours mettent des traînées de velours sombre ou des égratignures sanglantes, — labours profonds de colons aux charrues luisantes, labours effleurant le sol des fellahin à l’araire primitive et émoussée. On distingue l’effort des attelages de bœufs, qui comptent plusieurs couples, et celui des mules maigres, les muscles tendus à rompre pour remonter les pentes. La route s’élève et le paysage livre un plus vaste espace aux couleurs chaudes et nettes. Les sommets chevauchent vers d’autres sommets jusqu’aux limites où la vue peut atteindre dans une sensation de vertige.
A la cime du djebel Ouach, sous des frênes et des bouleaux légers, des étangs étalent leurs eaux douces et mates. Dans la solitude du lieu, les femmes s’ébattent un moment.
Mâadith souhaiterait là le djaouak de Kralouk, être ensorcelée à la fois de son roucoulement et des parfums qui imprègnent la blanche ferachia. Elle se sent un peu ivre, la tête pleine de fumée odorante. Elle rit, d’un rire aussi naïf, avec un esprit aussi enfantin que celui de ses compagnes. Elle jouit infiniment de cette idolâtrie féminine qui environne sa beauté. Elle songe à l’amour : seule préoccupation de ces femmes. Le sentiment charnel, qui fut la joie de ses grand’mères, prend possession de son être délivré. Elle se sent une puissance de plaisir et de domination ; elle règne, elle dont l’orgueil souhaitait de régner, elle règne en dehors de tout renoncement douloureux, de toute énergie vainement dépensée. Elle se laisse aller dans les bras de la tradition avec un grand soupir heureux…
— Mâadith, tes petits pieds nus sont deux pigeons au nid de tes babouches ! Mets-les un instant dans l’eau de l’étang, ma petite beauté ; les djenoun viendront chercher leur trace cette nuit.
Mâadith obéit à la fantaisie de la coquette. Ses pieds sont charmants et leurs ongles teints de henné brillent comme des pierres polies.
— Qui prendra ces deux oiseaux dans ses mains, contre son cœur, contre sa bouche ? Qui donnera sa tente et son troupeau, sa paix et sa maison, pour posséder ces deux oiseaux de l’amour ? rythment les femmes joyeuses, au battement cadencé de leurs mains.
Tendrement, en des gestes qui sont des caresses admiratives, Louinissa essuie les pieds de la petite beauté. Et celle-ci sourit, abandonnée, l’esprit et le corps flottant au sein d’une voluptueuse béatitude…
La voiture rentrait en ville et suivait au pas l’une des grandes rues montantes. Les jeunes femmes, écartant d’un doigt les rideaux après avoir plus étroitement serré les voiles de leur visage, guettaient la foule mêlée cherchant à y reconnaître les silhouettes des hommes de leur maison. Tout à coup, Mâadith fut prévenue par sa voisine :
— Regarde, vite, vite, ce café, devant la porte, l’homme qui est assis à côté de mon mari !
Mâadith vit un djïied du Sud, un Nomade noble, d’un port hautain et de figure nostalgique, drapé aux plis de triples burnous. Son turban élevé, ses mains de race et son menton sans graisse, ses traits secs et bronzés, la majesté de son attitude et la fierté de son regard le signalaient parmi les citadins qui l’entouraient. Et les femmes gazouillèrent, tandis que leur duègne grondait avec indulgence et berçait Mâadith sur son épaule.
— Tu l’as vu, tu l’as vu ! Louange à Dieu ! C’est tout ce que nous désirions. Nous ne sommes sorties que pour cela. Écoute. Cet homme, beau comme un émir, c’est El Mensi, le magnifique et le favorisé. Il est riche et noble ; il est à Constantine pour vendre sa récolte d’orge et de dattes à notre père ; il a dit qu’il voulait mettre dans son harem une fille du Tell. O Mâadith, ô Mâadith, qui choisiras-tu, de Kralouk, de l’un de nos frères ou de celui-ci ?
Louinissa riait comme les autres et Mâadith s’enivrait du bruit des voix, des mots et des choses qu’ils évoquaient.