Mâadith
QUATRIÈME PARTIE
Cette année j’ai traversé Constantine pour aller achever l’automne dans les montagnes de Kabylie. Voulant revoir Mâadith, j’ai repris le dédale des ruelles bleues vers la maison de l’Homme au djaouak.
Voici la porte ouverte sur l’escalier étroit et tournant avant l’éblouissement de jour et d’altitude de la petite terrasse. Mais je ne respire plus ce parfum d’épices et d’essences, qui fait partie de l’atmosphère des maisons musulmanes et révèle les vivantes présences. La chambre est close. Sur le seuil traîne un chiffon décoloré. Il n’y a plus personne ici.
Les hôtes de jadis, où sont-ils ? Que renferme la chambre impénétrable ? La nuit et le silence enveloppent les choses, passives collaboratrices de trois existences. L’araignée a tissé des voiles pour leur sommeil, ou, plutôt, elles sont parties avec leurs possesseurs afin de recréer l’ambiance coutumière en quelque lieu qu’ils se soient arrêtés.
Le logis dort. Il est muet sur le souvenir de la joie et de la douleur, de l’erreur et de la vérité. Le fantôme de sœur Cécile y demeure-t-il, forme purifiée par l’abandon de son esprit charnel incarné dans Mâadith ? Vraiment, il me semble qu’elle doit reposer là, ointe d’huiles saintes et embaumée, l’ombre de ses mains pâles étreignant un chapelet, belle et émouvante comme une Vierge au Rosaire. Son voile de novice et sa robe brune de laïque gisent près d’elle… C’est sœur Cécile et c’est aussi la prêtresse étrange et ravissante, apparue un jour de résurrection dans un jardin de roses et de cyprès. Elle est ensevelie là comme au plus profond de l’hypogée, liée d’indestructibles bandelettes, dans une odeur de cire et de résine, rendue au songe infini de sa mort…
Le vol des aigles passe ou plane au-dessus du logis désert. On entend à peine le bruit lointain des eaux au fond de l’abîme. Le gouffre est muet comme la maison. Le roucoulement des pigeons sauvages ne se multiplie plus en luttant contre le djaouak inspiré. Sur d’autres terrasses, voici des femmes drapées, une chèvre alerte, un chien furieux. Des échos de chansons arabes s’accrochent aux angles de roc et de muraille. Où s’en est allée Mâadith, qui dansait à la voix du roseau, ses cheveux floconnant et ses bras levés pareils à deux serpents luisants et clairs ? Elle dansait surhumainement, comme possédée du génie du rythme expressif. Quand elle tournait sur ses petits pieds nus, le tatouage de son front brillait comme un morceau de verre et sa figure aux paupières closes était plus belle qu’aucune figure…
J’ai cheminé vers la cascade de M’cid. Je poursuis les souvenirs dans le sentier connu. L’eau bouillonne entre les rochers. Le soir monte des profonds jardins sentant bon les fruits mûrs et les herbes chaudes. Sur une pierre plate, un pêcheur vieillot, accroupi, guette le poisson chahbi. L’eau scintille et joue autour de lui, avec des reflets et des fleurs d’écume incessamment renouvelées. Mais le jour baisse encore et l’eau devient grave.
J’ai parlé au pêcheur qui pêche là depuis bien longtemps. Il connaît presque tous ceux qui suivirent le sentier du Rhumel et, peu à peu, j’ai fini par apprendre ceci :
Une fois, à la nuit, tandis que le pêcheur remontait le torrent, il croisa l’Homme au djaouak et un grand Nomade dans le sentier.
Les jours suivants, le pêcheur revenu à sa place favorite, respira dans l’air une odeur de sépulcre si violente qu’il voulut savoir quelle pourriture empestait le ravin… Il s’orienta. Cela venait de la caverne de l’Homme sauvage, en face de lui. Comme autrefois Kralouk marchant sur les eaux, il traversa le torrent au bord de la cascade. Sur le seuil de la caverne, il hésita, puis se hasardant à en pénétrer l’obscurité, il y découvrit le cadavre mutilé d’un homme jeune et fort, dont les vêtements indiquaient qu’il avait été noble et luxueux. Pendant plusieurs semaines, le pêcheur se tut, gardant son secret, tourmenté du désir d’en décharger son esprit et tremblant à la perspective de quelque vengeance qui l’atteindrait sûrement s’il parlait ; car, aux mutilations atroces du cadavre, il avait reconnu le châtiment qu’un amant arabe inflige à son rival. Enfin, il chuchota la chose. Elle s’ébruita lentement. La justice fit une tardive enquête sans résultats, si ce n’est d’identifier le cadavre qui était celui d’El Mensi, le djïied, disparu depuis plusieurs mois. Quant au meurtrier possible ou probable, pas une bouche ne s’ouvrit pour donner la moindre indication.
Le pêcheur de chahbi affirme que tous les indigènes de Constantine savaient le nom du meurtrier ; mais nul n’aurait commis la faute de le livrer, parce que c’était celui d’un homme n’ayant pas son égal. Mon informateur le connaît aussi et n’ose pas ou ne veut pas me le dire.
Et j’ai revu les filles de Bouhadad et Lella Rouhoum, la sévère, qui dit en souriant :
— Ne cherche pas Mâadith. Elle n’est plus ici. La chèvre est retournée dans la montagne avec Kralouk son berger.