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Mâadith

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L’allégresse du matin chantait dans les herbes vivaces. Les fleurs des asphodèles s’élançaient en gestes d’offrande. Les cris des femmes glissant sur les pierres du sentier abrupt avaient des chants d’oiseaux pour réplique. Les anneaux des chevilles tintaient fort sur les cailloux. Les voiles sentaient bon l’anis, la rose et la cannelle.

Mâadith-Cécile, Louinissa, les filles de Bouhadad et d’autres, descendaient vers les piscines et les eaux chaudes de M’cid. Au bas de la pente raide, le sentier cessa sous des arbres poudrés de rosée par le tiède rejaillissement des eaux. D’un pli de la « ferachia » blanche, qui enveloppait et voilait son vieux corps aussi jalousement que celui d’une jeune femme, Lella Rouhoum tira une poule noire. Louinissa effila un couteau sur une pierre. La poule criait dans un battement éperdu de ses ailes aux reflets bleuâtres. Louinissa lui trancha la gorge. C’était un sacrifice pour préserver les femmes des esprits qui les rendent inquiètes, et Louinissa, complice bénévole des vieilles coutumes conservatrices, le consacrait surtout à Mâadith.

— Comme elles croient à ces sorcelleries ! songeait la convertie. — Mais ces sortes de gestes de Lella Rouhoum, qui se posaient en adversaires méprisants et sûrs de son influence chrétienne, ne l’humiliaient plus comme auparavant.

Elle se mit à comparer. Les musulmanes croyaient aux poules noires comme les catholiques aux cierges allumés sur les tombes ou devant les chapelles. Le sacrifice pouvait avoir la valeur d’un ex-voto. Les scapulaires islamiques ne différaient des scapulaires chrétiens que par la formule : le principe restait le même.

Une phrase de Kralouk chanta dans la tête de Mâadith : «  — Qu’elles jaillissent de l’argile ou du rocher, toutes les sources appartiennent à la terre et Dieu l’Unique peut seul les rendre abondantes ou les tarir. » — « Mais certaines se perdent stérilement dans le sable, alléguait sœur Cécile : tandis que la véritable source de foi et de vie féconde et vivifie les vergers. » — « Ignorante et obstinée ! là où tu penses que l’eau se perd stérile, elle est secrètement laborieuse sous le sol et c’est par elle que les miraculeux pâturages sahariens, les « djelfs », verdissent pour les troupeaux nomades. »

Elle se détacha des femmes, qu’elle suivait pour éviter le tête-à-tête avec Kralouk dont elle subissait de plus en plus le pouvoir de domination étrange et volontaire. Dans l’influence du musicien sur elle, la façon dont son esprit se préoccupait de lui depuis leur première rencontre, il y avait de l’envoûtement. Elle chemina le long du sentier qui surplombait le vallon creux aux fraîcheurs nuancées où se décomposaient tous les tons de l’émeraude. Entre les jardins des maraîchers indigènes, le cours du torrent sinuait. Les roches déclives se veloutaient d’une végétation fragile. Le soleil s’élevait parmi l’encens des lavandes sauvages.

Elle atteignit la cascade et s’assit face aux voûtes du ravin, ce Rhumel magnifique. Hors de sa vue, dans la tiède piscine et sous les frênes pleureurs, retentissaient les bruits joyeux des femmes au bain, des rires puérils et des mots de courroux enfantin mêlés au clapotis des mains sur l’eau souple. Elles se baignaient nues, simples et licencieuses, avec des gestes et des sentiments hérités des antiques. Un reflet de l’éducation du couvent empêchait Cécile de se joindre à elles. Elle avait souhaité leur apprendre la pudeur ; mais elle n’était pas écoutée. Ce peuple féminin l’effrayait. Elle sentait ce qu’il puisait de force dans l’habitude et sa soumission indéfectible à la coutume ancestrale. Elle ne s’avouait pas encore que l’ambiance agissait sur elle en menace et en tentation. Sœur Cécile luttait encore contre ce que Mâadith portait de mémoire et de désirs ataviques. Elle savait qu’en cessant de se présenter sous les espèces de sa conversion elle abolirait la défiance dressée contre ses actions et ses paroles ; mais cette nouvelle apostasie n’empêcherait pas le dédain inévitable des citadines et des filles de race arabe pour la Berbère, la « djebelia », — la montagnarde, qui, même en agissant et en croyant comme elles, serait toujours considérée tel un être d’essence grossière, fait pour la lutte et les travaux, non pour l’influence et la souveraineté. Cécile, qui avait plus d’orgueil religieux que d’humilité, puis Mâadith et sa fierté kabyle, souffraient de cela, tandis que Louinissa souriait, indifférente et accoutumée aux rôles subalternes.

— Certainement, Louinissa descend de quelque mercenaire ; mais moi, je descends des rois, concluait Mâadith.

En visage de roc à chevelure d’herbes rares, le Rhumel offrait sa morne beauté. Des arcades massives s’ouvraient dans sa face aride, bouches obscures où passe le grondement des échos. Les souffles, qui circulaient dans leur ombre humide et chaude, avaient le goût du sommeil et de la mort. La rivière, qui éventra la montagne dans un torrentueux élan, en changeant brusquement de niveau créait les cascades de M’cid. Les battements d’ailes et le roucoulement des pigeons sauvages s’unissaient au bruit de la chute des eaux, s’amplifiaient en rumeur digne du formidable décor.

Sœur Cécile eut un frisson intérieur dans sa solitude. Oppressée par la grandeur des choses environnantes, elle se souvint du tendre refuge que lui avaient été sœur Bénigne et Mère Augusta.

Soudain, avec intensité, elle se remémorait toute cette phase de sa vie durant laquelle elle s’était montrée, pour les yeux purs et inquiets qui l’environnaient, si illogique, incohérente, avec d’inattendus sursauts de bête mal apprivoisée qui veut se reprendre, s’arracher, s’enfuir n’importe où. La surprise de la laïcisation l’avait d’abord accablée ; puis elle avait retrouvé une sorte d’inconsciente sérénité parce que ce n’était pas à elle de prévoir, de chercher à parer à la détresse immédiate ni de prendre aucune décision. Elle se fiait aux supérieures desquelles le mot d’ordre viendrait ; elle n’aurait plus qu’à obéir simplement selon la règle… Sœur Cécile revivait des impressions d’alors qu’elle retrouvait endormies dans sa mémoire… C’étaient les jours pleins de l’appréhension et de la perspective d’un départ en exil avec la plupart des membres de la communauté… Mais c’était surtout cette heure matinale, qu’elle avait choisie pour dire adieu aux roses du jardin, au parfum des cyprès, à la courbe bleue de l’horizon marin qui virent grandir et s’exalter sa foi, qui enchantèrent le mysticisme et la chasteté de sa vie rachetée… Et, dans ce lieu même, Kralouk surgissait brusquement devant elle. Lui, le porteur et le chercheur de nouvelles, savait quel jour devait être celui du départ des religieuses, sœurs et gardiennes de Mâadith-Cécile. Il prononça des mots, lentement. A l’oreille et dans la mémoire réveillée de celle qui les entendit comme malgré elle, ces mots retentirent à la manière des appels de bergers dans la brousse :

— « O Mâadith, tu ne partiras pas. Tu ne partiras pas, car tu es marquée pour ce pays-ci. Les gens des contrées d’au-delà la mer, en regardant ton front, s’écrieraient : — « Quelle est donc cette créature que nous ne pouvons reconnaître ? » — Ils se détourneraient de toi et tu marcherais au côté gauche jusqu’à la mort, et ton agonie serait semblable à dix-mille supplices, car les esprits de ta terre natale n’aideraient pas ton âme à te quitter sans te faire de mal. »

Elle avait pâli, elle s’était défendue par un grand signe de croix, afin d’échapper au maléfice des images évoquées… Subitement, Kralouk disparut, bondissant par-dessus la muraille basse, clôture du pieux jardin ; mais son djaouak se mit à roucouler avec un gémissement qui priait et qui ordonnait, qui menaçait et qui appelait, un gémissement qui avait envahi les buissons de roses, le dur et austère feuillage des cyprès et qui semblait venir de partout à la fois.

D’une allure hésitante et cassée, les jambes molles, la tête lourde et les yeux troubles, la petite novice était rentrée dans le couvent. Oh ! le sortilège ! elle avait eu l’impression de ne plus discerner les images, les êtres ni les lieux familiers. Son cœur tremblait dans sa poitrine. Elle n’entendait plus les voix des religieuses ; elle entendait l’inoubliable accent de Kralouk…

Elle se réfugia dans la chapelle. C’était un sanctuaire d’adoration toute féminine et de culte aux expressions candides jusqu’à redevenir ou paraître enfantines. Les petits autels s’encombraient de dentelles médiocres et de nappes naïvement brodées, de fleurs artificielles et de guirlandes. Une infinité de cierges, pleurant de lourdes larmes blanches, ce jour-là étoilaient le clair-obscur. Une foi intime et victorieuse, une crédulité sans prix, habitaient la douceur de cette retraite. Sœur Cécile avait prié, agenouillée sur le sol, prosternée de tout son être. Elle formulait tour à tour les paroles de chaque prière : mais elle les découvrait vides de sens et ce fut comme si elle les prononçait dans une langue étrangère qu’elle ne comprenait pas. Elle les redit à voix haute pour que ce bruit étouffât le murmure imprévu qui montait contre elles des profondeurs de son cœur humain ; mais elle perçut le roucoulement obsédant du djaouak de Kralouk et elle n’entendit plus que cela…

Elle sortit de la chapelle, pleine d’épouvante, enveloppée de ténèbres et d’un mystère dont elle ne pressentait pas encore le pouvoir ; mais elle savait déjà, dans son âme, qu’elle ne consentait plus à partir et qu’elle ne partirait pas…

Elle revoyait le commencement de l’exode de ses compagnes, les adieux au couvent, à quelques vieilles religieuses qui pouvaient y demeurer, les voitures de louage dévalant les routes et les boulevards en pente jusqu’au môle où s’amarrait le paquebot… Il y avait une foule, des amis, des curieux, des désœuvrés, des habitués du départ des navires. Sœur Cécile, tout à coup, se détourna du groupe des partantes, glissa dans la houle vivante des quais, prit la fuite, se retrouva miraculeusement dans le jardin des cyprès… Et Kralouk fut encore devant elle. Alors, elle se fit hautaine et le chassa, un peu surprise qu’il obéît. Cependant, il lui avait dit ce qu’il comptait faire dans le temps qui devait suivre et quelle serait la ville qu’il habiterait. Elle croyait ne pas l’avoir écouté, mais elle se rappela plus tard toutes ses paroles…

Seule, elle avait fixé la mer, avidement. Elle vit le paquebot disparaître au large de la baie, et, spontanément, elle sentit qu’elle était une créature nouvelle. Un esprit de souveraineté balayait les derniers vestiges de son esprit de zèle et d’obéissance. Elle releva sa tête si doucement inclinée, si passionnément soumise. Mère Augusta disparue, toute loi disparaissait avec elle et les visages de vieillesse et d’austérité qui restaient dans la communauté faisaient s’évanouir ce charme qui captait la sensibilité de Mâadith-Cécile. Elle ne vit plus que laideur et rêva l’évasion…

Elle avait sollicité de Madame S… un moyen de vivre à Constantine. Elle ne savait pas bien si c’était parce que ce Kralouk, mari de sa cousine Louinissa, lui avait dit qu’il y habiterait…

Le soleil éclaira une paroi de rocher et encadra de lumière l’ouverture d’une grotte, celle qu’on disait avoir été le gîte de l’Homme sauvage, un être dont nul n’avait su le véritable nom, qui ne parlait jamais, se nourrissait d’herbes, et, aux heures consacrées, priait tourné vers la Mekke ; c’est ce qu’affirmaient les gens. Un hiver, les eaux du torrent l’avaient noyé.

Au fond de la caverne, une voix connue chanta et le djaouak de Kralouk sollicita les échos du Rhumel. Mâadith-Cécile tressaillit en joignant les mains. Bientôt, le musicien apparut, sortant de la grotte. Il tenait à la main ses sandales jaunes et venait droit à la solitaire, de pierre en pierre, traversant le courant au bord de la cascade. Il mouillait à peine ses pieds nus. Dans la vive lumière, il semblait marcher miraculeusement sur les eaux. Il aborda sur le sentier.

— Tu n’es pas avec les femmes, ô Mâadith la tourmentée ? Je voulais leur faire entendre de loin la chanson du djaouak, mais je préfère rester près de toi et je te conterai l’histoire de Lella Cheurfa. Écoute : — « A la saison où les cigognes cherchent des grenouilles dans les marais, Lella Cheurfa, la vieille derouïcha, allait de campements en campements. Dans la forêt, elle cueillit du chèvrefeuille blanc, jaune et rouge, des arbouses et des baies de myrte. Elle enfila les baies sur un brin d’alfa et en fit un collier. Elle donna le chèvrefeuille à un aveugle rencontré sur sa route : — « Échange ces fleurs contre du pain et nourris-toi, dit-elle. » — « Elle donna les arbouses à un enfant en répétant : «  — Nourris-toi. » — Elle traversa un champ où une jeune fille gardait des chèvres et lui donna le collier : — « Nourris-toi. » — Et la jeune fille devint folle à cause de l’odeur du myrte. Un homme qui passa ne continua pas son chemin… » — Mâadith, quelle derouïcha te donnera le collier de myrte ?

— Tais-toi, mon cousin, tu m’offenses et c’est mal agir.

— Tu as raison. Ne prétendrais-tu pas devenir « derouïcha » toi-même ?

Devenir derouïcha ? En vérité, c’était une autre manière de dominer la foule ; mais au sein de l’indigence et d’une foi purement islamique. Mâadith-Cécile éprouvait un vertige à cause de ses souvenirs et de la présence de Kralouk. Il lui sembla que l’eau du torrent entraînait tout son être à la suite de son regard et la précipitait avec la cascade. Elle se releva et s’enfuit pareille à une bête épouvantée. Le long du sentier, le djaouak roucoulait éperdument.

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