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Mâadith

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Je suis à la lisière des frais jardins de Tessala. Un ruisseau court, actif et chantant, écume au jeu des pierres, se perd sous les buissons de ronces, reparaît entre les figuiers aux troncs convulsés et blancs, aux larges feuilles. Très haut, contre le flanc de la montagne, sur les cèdres déchiquetés par les grands vents et les avalanches, ruissellent la rose lumière et l’or des matins kabyles. Dans l’ombre du géant des rochers, ce Tessala d’eaux, de fruits et de feuillages s’allonge, ondule au caprice des arbres drapés de vignes.

Et voici qu’une femme marche le long du ruisseau : Mâadith… Elle va, soutenant d’une main, sur sa tête, une légère corbeille où les pêches se mêlent aux grappes de raisin noir. Ses pieds sont chaussés de sandales sahariennes délicatement peintes par les savetiers des Ziban. Elle porte sa coquette coiffure de Constantinoise et une gandourah soyeuse et brodée. Dans ce décor, elle pose une des miniatures persanes faites pour illustrer les Mille et Une Nuits. Une sérénité précise a raffermi les traits charmants de sa figure.

La rejoindrai-je ? J’ai presque peur de notre rencontre. Elle a deviné ce qui me conduisit ici ; pourquoi ne pas m’attendre dans sa maison ? Désire-t-elle me revoir ?

Elle marche lentement. Je la suis et il me semble qu’elle sait que je chemine derrière elle. Ainsi, elle parcourt l’espace de plusieurs vergers pour atteindre une maison pareille à toutes les autres, mais plus vaste, avec de petites fenêtres voilées de mousseline et une porte massive peinte en vert comme celle du logis qui dominait le Rhumel. Des oliviers robustes et vénérables l’environnent. Sur le seuil de la porte ouverte, une femme prie au soleil levant ; c’est Louinissa, l’aspect plus vieux et plus paisible encore qu’autrefois. Et voici Mâadith posant sa corbeille de fruits pour, fine et grave, prier aussi à côté de la première épouse de Kralouk.

Je ne dois pas troubler leur prière. J’attends. Combien Mâadith est belle ! Il n’y a plus d’exaltation dans son visage, mais une satisfaction infinie. Apaisement de l’âme et rassasiement de la chair, elle a donc trouvé tout cela ? Elle sait donc vivre, sereine et peut-être heureuse indiciblement, sans un heurt, à l’abri d’une humble cabane, entre les bras d’un vieil amour et les promesses d’une foi dont les expressions, plus humaines que divines, sont accessibles facilement.

A quoi est-il bon, l’or, dis-moi ?
Bon pour le travail ou pour le jeu ?
Bon à garder ou à payer, à cacher ou à jeter,
Pour espérer ou pour craindre ?
A quoi est-il bon, l’amour, je te prie ?
Vaut-il une larme ?
. . . . . . . . .
L’or ne vaut que de l’or ;
L’amour vaut de l’amour ![2]

[2] Swinburne, poèmes.

La sagesse atavique de Mâadith a découvert la même vérité que la philosophie du poète occidental.

Un autre sage écrivait de la civilisation :

« … perfectionner sans cesse la vie, l’entraîner sans cesse vers le progrès pour la laisser ensuite frémissante et désespérée au milieu du chemin… »

Sœur Cécile a connu ce frémissement, éprouvé cette désespérance. Mâadith résout le problème et la civilisation ne peut plus rien pour elle ou contre elle…

Je revois les Sœurs Blanches, celles qui sauvèrent l’enfant pour en faire la jeune fille. Je revois la supérieure dont l’exemple, faillit faire de la jeune fille, une ardente disciple pour un apostolat fécond, — la supérieure à laquelle j’écrirai seulement que Mâadith est heureuse en ce monde. Je revois le Père André qui, dans sa profonde expérience du cœur humain et des puissances ancestrales, avait pressenti ce qui est arrivé, — le Père André, qui mesurait les responsabilités de la piété et d’une civilisation modelant une âme sauvage sans pouvoir la fortifier d’une armure invincible, mais en la rendant plus accessible à toutes les formes de la douleur.

Tant d’ambitions sacrées, tant de volontés tendres et désintéressées, tant de noble crédulité dans les bienfaits du perfectionnement, devaient-ils aboutir à cet échec immense ? Tant de délicats scrupules devaient-ils être justifiés par les souffrances et les chutes de la brebis isolée, par le reniement de la brebis perdue ?

Mâadith, Mâadith, que reste-t-il de ce que nous voulûmes t’apprendre ; — car ta paix actuelle ne provient pas de notre leçon, mais de l’héritage d’ignorance de tes aïeux. Que reste-t-il du pieux enseignement qui épurait chaque geste de la vie mortelle pour préparer à l’immortalité, qui dirigeait toute aspiration humaine pour la rendre plus digne de Dieu ? Que reste-t-il, ô Mâadith, — car ta piété d’aujourd’hui n’est pas née de convictions qui désirèrent te l’inspirer, mais elle est le fruit du fanatisme de Kralouk et de la suggestion de l’humble Louinissa.

Tout ton souhait de vivre s’est détourné de notre horizon. Nous savons qu’il n’y reviendra jamais ; mais nous croyons si fermement aux vertus d’idéal et de générosité de notre labeur que nous espérons encore quelque rayon rejaillissant de nous à toi, qui nous fus et nous es toujours chère. Et même si, parvenu lentement à travers les ombres tranquilles de ta mémoire, il ne t’atteint plus que comme un reflet, ni notre peine ni notre espérance n’auront été perdues.

Je songe ainsi, visible à peine entre les ramures tombantes des oliviers, en contemplant la longue prière des deux femmes. Elles sont émouvantes, offrant, d’un même geste eurythmique, leurs deux âges et leur même cœur peut-être…

« L’amour est pour la perfection de la femme ce que la prière est pour la perfection de l’homme. Il faut prier, il faut prier beaucoup… »

O Mâadith qui possèdes les deux perfections !

La prière s’est achevée. Mâadith et Louinissa sont rentrées dans la maison. Comment ne m’ont-elles pas encore aperçue ? Fausse honte ou gêne ; cela me surprendrait ; jeu malicieux plutôt.

Je me suis avancée jusqu’au seuil. La porte entr’ouverte laisse voir des tapis sur le sol et, contre les murailles, des burnous et des étoffes de couleurs vives. Un visage apparaît dans la pénombre, un regard vient au dehors à ma rencontre, le regard éblouissant que je connais. Je vais entrer… Mais la porte se referme, doucement, irrésistiblement, poussée par une force déterminée, une volonté inexorable.

— Mâadith !… Mâadith !…

Le verrou de bois d’olivier assujettit la porte que je ne franchirai pas. Les petites fenêtres étroites sont closes aussi. Et cependant, — je l’ai bien profondément entendu, — un cri a jailli de la maison muette et jalouse. Et c’était le cri d’un petit enfant…

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