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Mâadith

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Sœur Bénigne et sœur Cécile, quittèrent la maison-mère l’hiver suivant. On les envoyait dans une ville de l’intérieur diriger un ouvroir de fillettes indigènes et s’occuper d’un petit dispensaire où les pauvres étaient soignés momentanément, les infirmes recueillis.

La supérieure, peut-être sous la suggestion de l’aumônier, n’hésitait pas à soumettre la novice à l’épreuve de demi-liberté, de discipline moins stricte, d’une vie nécessairement plus indépendante hors du couvent. Ce serait la pierre de touche avant la consécration des vœux. D’abord muette et sérieuse, puis ayant témoigné de façon touchante son regret de se séparer de Mère Augusta et accepté, dans une ferveur de renoncement, le nouveau devoir à accomplir, sœur Cécile souriait maintenant à la tâche qui la possédait corps et âme.

— Reposez-vous, reposez-vous donc, grondait parfois sœur Bénigne. Le bon Dieu ne veut pas nous faire mourir à son service, mais vivre pour le mieux servir. Ah ! remuante jeunesse, quand vous aurez mon âge et mon poids, vous mesurerez davantage votre effort !

— Mais, ma sœur, je ne vous vois jamais vous arrêter.

— J’ai les forces de l’habitude, moi, tandis que vous ressemblez à ces fleurs trop fines qu’il me faut abriter sous des paillassons !

Et les deux religieuses dissemblables riaient ensemble dans un même sentiment naïvement heureux.

Peu à peu sœur Cécile s’enthousiasma, exaltant, en elle et autour d’elle, la bonté et le dévouement de l’œuvre quotidienne.

Après avoir beaucoup aimé l’ouvroir, les laines épaisses des tapis dont les arabesques naissaient sous de petits doigts vifs et instinctivement habiles, le jeu et la soie des broderies, la grâce câline des ouvrières auxquelles elle s’appliquait à parler français plutôt qu’arabe, elle préférait le dispensaire, y supplantait sœur Bénigne, la renvoyait à l’atelier.

— Ma sœur, ma sœur, les malades sont plus faciles à surveiller que les enfants. Il faut moins d’autorité : c’est vraiment mon affaire. Et je suis moins fatiguée par plusieurs pansements que par le montage de la trame d’un tapis sur le métier. Je serai bientôt presque aussi bonne infirmière que vous.

— Bien, bien ; mais votre place est plutôt près des fillettes qu’au contact de ces femmes pleurardes et de ces vieux vagabonds.

— Ma sœur Bénigne, ma chère sœur…

On ne résistait pas aux yeux ni à la voix de Mâadith-Cécile. La vieille religieuse cédait en murmurant :

— Ma petite sœur deviendra une grande sainte.

Parmi les maux du dispensaire, sœur Cécile paraissait vouloir expier le plaisir pris aux choses douces et belles, l’allégresse de sa jeunesse dans le jardin des cyprès et des roses, le ravissement de ses sens dans la chapelle du couvent où tous les autels scintillants et purs étaient fleuris par ses mains. Elle se penchait avec une ardente insistance sur des êtres ravagés de tares et de misère physiologique. Elle souriait humblement aux injures arrachées par la souffrance et s’excusait avec des paroles suaves. Elle rougissait en corrigeant d’un reproche léger les phrases grossières. Elle se trouvait heureuse, mesurait le bonheur dont elle jouissait depuis sa nouvelle incarnation, souhaitait la douleur et le sacrifice comme un rachat. Elle savourait et refoulait pieusement ses répugnances, ses révoltes et ses dégoûts. Du jour où elle fut fidèlement au dispensaire, les malades affluèrent plus nombreux. Certains soirs, excédée, le cœur sur les lèvres, elle ne prenait aucune nourriture et vacillait de fatigue et de sommeil pendant la prière. Mais son visage s’imprégnait d’une telle splendeur de renoncement que sœur Bénigne ne faisait plus entendre que de timides protestations. Elle finit par vivre et par agir dans une telle ivresse de zèle et de sainteté sans répit que sa vieille compagne, subjuguée, n’osa plus élever aucune observation.

Un jour, dans la petite salle où la novice accomplissait sa tâche parmi les implorations et les gémissements, un homme entra, face pâle et burnous sanglant. Il était chaussé des sandales des Nomades, coiffé du turban des Sahariens et portait un sautoir de cuir filali soutenant l’étui d’un djaouak, le court flageolet de roseau.

— Mon nom est Kralouk, le goual. Je suis celui qui conte toutes les belles histoires, dit-il en découvrant sa poitrine maigre labourée de coups de couteau.

Et, montrant le tatouage de sœur Cécile, la petite croix sarrasine entre les deux sourcils, il ajouta :

— Que la guérison me vienne de ta main, à cause du signe de ton front ; car tu es marquée.

Sœur Bénigne apparut par hasard. Désignant la vieille religieuse, le blessé loquace dit encore à sœur Cécile :

— Toi qui es marquée, tu n’es pas de la moelle de celle-ci et tu marches à son côté gauche.

Secouée d’une brusque superstition atavique, la novice toucha son chapelet. Elle entendait ces mots comme un mauvais présage ainsi que le conçoivent les indigènes. Le côté gauche s’appelle aussi le côté sauvage, celui de la solitude, celui où marchent les égarés, les réprouvés, les maudits.

D’un effort, elle s’approcha de l’homme et rapide, en arabe, l’interrogea sur sa blessure.

— Elle appartient à l’amour, répondit-il hardiment. Je me suis battu pour ma maîtresse qui n’est pas belle comme toi.

— O possédé ! tais-toi ou va-t-en ! cria sœur Bénigne, qui comprenait suffisamment les dialectes du pays.

Le blessé fit un mouvement de retraite. Sœur Cécile le retint.

— Ma sœur, ma sœur que faites-vous de ce bavard malhonnête ?

— Je dois le panser, ma sœur.

Ce soir-là, passant devant une image du Sacré-Cœur, la novice eut le geste du signe de croix accoutumé. Mais son doigt s’arrêta sur la croix sarrasine tatouée à son front, la marque, et n’acheva pas le geste. Elle entendit dans sa mémoire la voix de Kralouk, le goual :

— « Tu es marquée. »

Dits en français, les mots l’eussent fait sourire ou se redresser avec certitude et dédain ; en arabe, ils empruntaient une force singulière, un sens redoutable qui, soudain, la courbaient sous une terreur imprécise. Le doigt tremblant de sœur Cécile restait posé sur le signe crucial indélébile, perpétué par une tradition aux origines ténébreuses, ce signe, négation d’une autre Croix à laquelle le baptême consenti et la vocation choisie vouaient la convertie.

Alors, elle se souvint de son passé, de la terre kabyle aux durs plateaux animés de chèvres noires, de l’ouchem qui l’avait marquée au couteau, et elle sut que Mâadith existait encore.

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