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Mâadith

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Elle ne m’est pas étrangère. Je la connais. Je l’ai vue dans un jardin de cyprès et de roses. Je l’ai revue dans l’ouvroir et dans le petit dispensaire d’une cité modeste où toutes les bouches redisaient le nom de sœur Cécile avec amour. Il n’y a pas une année de tout cela : mais tant d’événements se sont écoulés dans ce bref espace de temps que je suis moins surprise qu’il ne conviendrait, peut-être, en retrouvant sœur Cécile dans la maison de l’Homme au djaouak.

Le Père André est mort, dont le geste largement humain, divinement indulgent, régnait sur la colline où la basilique demeure, mais vide, me semble-t-il, du meilleur de ses saints. Comme en France, la laïcisation a frappé à leur tour les couvents et les communautés nord-africaines. Les religieuses ont essaimé tels des vols troublés d’abeilles diligentes chassées hors des ruches. Les plus âgées se sont réfugiées dans quelques maisons-mères tolérées ; les plus actives se sont expatriées. Mère Augusta est en Italie. Je comprends maintenant pourquoi ses lettres n’ont jamais répondu à mes questions concernant la petite novice qui tenait une si large place dans son affection et sa pieuse fierté. Qu’est-il arrivé ? A la suite de quelles péripéties, connues ou inconnues de la supérieure que sœur Cécile faisait profession de tant admirer et aimer, la convertie est-elle dans ce logis si peu canonique et si essentiellement musulman ?

Oui, je vous reconnais bien, Mâadith-Cécile. Vous êtes encore très monastique sous un chapeau de paille noire, votre passionné visage auréolé de floconnants cheveux mordorés, votre corps mince pris implacablement dans une robe de drap brun, très laïque. Et vous êtes toujours étrangement, presque amoureusement jolie.

Elle ne me tend pas la main. Elle me regarde à peine, et, d’une voix impersonnelle, prononce, en ce français correct, avec cet accent précieux qui détonnent dans ce cadre et cette atmosphère :

— Je vous remercie d’être venue. Je savais par les Arabes que vous étiez à Constantine. Hier matin vous m’avez dépassée dans la rue sans prendre garde à moi. J’ai pensé que vous agissiez de la sorte par intention. Mon cousin Kralouk se trouvait là. Je l’ai prié de se mettre à votre recherche et d’obtenir que je puisse vous voir et vous parler. Je vous remercie…

— Ma sœur Cécile… — J’ai hésité un instant ; mais, comprenant, elle fait un signe d’acquiescement pour cette appellation. — Ma sœur Cécile, je n’ai pas souvenir de notre fortuite rencontre. Si je vous avais reconnue, je n’aurais pas différé de vous entretenir… du passé et… de votre présent. Vous fûtes donc bien inspirée en me dépêchant Kralouk. J’ignorais votre parenté…

— Louinissa est une Kabyle du village d’Ighli, le village de Mâadith. Sa famille était alliée à ma famille disparue, de là notre cousinage et, par extension, ma parenté avec Kralouk.

Elle a repris, en dépit du costume, les attitudes de la novice au jardin des cyprès et, comme là-bas, j’ai l’impression d’un manque de sincérité.

Elle s’assied sur la natte, le buste rigide gêné par le corsage sévèrement baleiné de sa robe. Entre les boucles de ses cheveux, la petite croix sarrasine tatouée ressemble à une bizarre ferronnerie. Elle prend une tasse de café, s’assure que je suis servie et hume le fin breuvage maure, les yeux mi-clos, les narines voluptueuses, puis son visage revêt l’expression voulue, grave et factice. Elle parle :

— J’aurais beaucoup à vous dire. Vous saurez comment la Providence me fit découvrir ces braves gens. Ils sont tolérants et bons, déférents et affectueux, prodigues pour moi dans leur médiocrité. Cependant je vis des heures de profondes peines. J’ai gardé la foi ; mais le milieu indigène, invariablement soupçonneux contre tout ce qui n’est pas lui-même, me rend difficile une existence toute selon Jésus. D’autre part je me sens en butte à la méfiance chrétienne à cause de mon origine et de mon entourage immédiat.

— Êtes-vous restée en communications avec Mère Augusta, sœur Cécile ?

— Non. — Et elle détourne la tête.

— Oh ! pourquoi ?

— Il y a des choses que Mère Augusta ne pourrait concevoir, affirme-t-elle le visage subitement durci.

— Elle avait une grande intelligence et vous aimait infiniment. Certes, elle était capable de tout comprendre de ce qui vous concernait.

Le visage étroit reste dur et incrédule, empourpré d’une rougeur fugace à cause de mon accent de reproche. J’insiste :

— Ne lui avez-vous jamais écrit ?

— Non.

— Savez-vous où elle est ?

— Non.

L’intonation, plus encore que le mot bref, témoigne nettement d’une parfaite indifférence. Le règne de la supérieure est aboli dans son cœur. Je l’attaque sur un autre terrain :

— Le Père André vous eût été d’un bon conseil et d’un grand secours.

— Il est mort.

Elle jette cela les yeux clos, avec le même visage de volupté qu’elle avait tout à l’heure en buvant son café. Un instant, j’éprouve le vertige d’entrevoir un abîme qui est l’âme de Mâadith, ou de sœur Cécile, ou de leur double et nouvelle incarnation, la cousine de Kralouk et de Louinissa. Évidemment, la convertie garde rancune à l’aumônier des doutes qu’il nourrissait. D’une voix unie, elle ajoute :

— Il est mort pendant que je m’occupais encore du dispensaire, quelques mois avant l’époque où je devais prononcer mes vœux définitifs. La laïcisation survenue, empêcha cet aboutissement de ma conversion. En ce moment, je gagne ma vie par des leçons de broderie aux filles des riches musulmans. Je suis aussi appelée parfois comme garde-malade, la nuit.

Je la devine pleine de restrictions et du désir de se raconter davantage.

— Je reviendrai vous voir, sœur Cécile, à moins que vous préfériez affronter mon hôtel.

— Demain, si vous le permettez.

— Je vous attendrai. — Et, en arabe : — Louinissa, s’il te plaît d’accompagner Mâadith, tu seras la bienvenue.

La femme de Kralouk est sensible à l’attention, mais elle répond négativement :

— Dieu te le rende ! Je ne pourrai pas ; j’ai promis de « passer le henné » aux filles de Bouhadad ; leur frère se marie dans six jours.

Elle ne saurait, en effet, manquer à la délicate opération, comme à la manipulation des fards, pour lesquelles son habileté doit être avérée. Dans six jours, les filles de Bouhadad pourront montrer aux coquettes invitées des noces de leur frère, les belles mains de fête, les fines mains peintes couleur de cuir filali et de corail. Sœur Cécile a baissé ses larges yeux, trop brillants de satisfaction devant la réponse de sa cousine. Que me dira-t-elle demain ? Toute la vérité selon sa conscience religieuse ou quelque aventure alambiquée selon sa race, quelque conte où ne seront que reflets et apparences ?

Je me lève pour partir ; sœur Cécile me suit et Kralouk, qui n’a pas cessé de nous observer en silence, dit alors :

— Mâadith est mal habillée. Son vêtement est comme la peau d’un être difforme qui s’attache à son corps par maléfice. C’est parce que la robe européenne n’aime pas le corps de Mâadith la Kabyle. Regardez la différence entre elle et les autres femmes chrétiennes ! Quand leurs époux les promènent ainsi, ils semblent crier à tous les hommes : — « Celle-ci est à moi ; mais vos yeux peuvent la posséder comme si elle était dévêtue ; cependant, n’y touchez pas autrement. » — Imbéciles ! C’est avec les yeux qu’on commence à prendre.

Sœur Cécile fronce les sourcils.

— Ma petite sœur, j’ai l’intention d’écrire à Mère Augusta. Je lui dirai notre rencontre inattendue. Son grand cœur sensible en sera touché.

— Comme il vous plaira.

L’indifférence absolue s’accuse plus encore. Qu’importe qu’on écrive à la supérieure ; ce n’est pas Mâadith qui écrira. Comme autrefois la novice ayant tout oublié de la petite chevrière, il y a là un chapitre du passé dont elle n’éprouve aucun besoin de se souvenir.

Le lendemain, dans ma chambre d’hôtel, elle me parut avoir l’allure plus ferme et le geste moins ambigu. Elle commença sans préambule :

— N’étiez-vous pas en visite chez nous, lorsque, pour la première fois, je vis et je soignai Kralouk au dispensaire, sans savoir quel rôle ma destinée lui réservait près de moi ?

— Oui, et je me rappelle que, dans un besoin de confidence qui ne vous était pas habituel, vous m’avez un peu parlé de ce conteur blessé, des scrupules exagérés et des réminiscences provoqués en vous par son audacieux langage.

— Depuis ce temps, j’avais toujours eu de ses nouvelles, témoignage de reconnaissance pour mes soins, je suppose. Entre indigènes, les messages sont aisés et rapides. Il me faisait savoir par les uns ou par les autres quelles étaient ses aventures et ses lieux de résidence.

Un jour, j’appris qu’il était passé chez les Sœurs Blanches dont l’hôpital fut mon premier refuge. Ce chanteur errant avait facilement découvert toutes mes humbles traces. Une autre fois, il me fit demander le nom de mon village. Je répondis à son émissaire que c’était Ighli et que je souhaitais qu’il retrouvât les traces de mon frère Ouali.

— Ah ! sœur Cécile, vous qui ne vouliez plus vous souvenir du passé !…

— Mon intention était louable ; ses recherches, sa curiosité, la Providence, pouvaient lui fournir quelque indice. Si cruel qu’ait été mon frère, je lui pardonne, car les premiers enseignements de notre vie ne nous apprirent pas à discerner le mal du bien, et j’aurais aimé savoir ce que ce fils de mon père et de ma mère était devenu. Kralouk ne me transmit rien le concernant ; mais bientôt, il m’annonça qu’il épousait une femme originaire d’Ighli et qui se trouvait être ma parente.

A ce moment du récit de sœur Cécile, la physionomie du musicien s’est imposée à mes yeux, avec une bizarre expression de victorieuse malice, puissante, obstinée, fanatique un peu…

— Ah ! s’écrie la convertie, pourquoi ai-je dû quitter le dispensaire, ma compagne, notre chapelle ! Pourquoi ?… La loi nous a frappées comme un châtiment immérité. Que de larmes le jour où nous nous sommes séparées de nos enfants et de nos malades ! Des tentatives en notre faveur, il ne m’est resté que cette copie de la pétition adressée au Ministre et au Gouverneur Général de l’Algérie par les notables indigènes de notre petite ville désolée. Lisez-la.


« Louange au Dieu unique.

« C’est de lui que nous implorons le secours.

« Nous adressons le salut, depuis le commencement jusqu’à la fin, à celui qui occupe une très haute situation, l’excellent, l’honoré, l’illustre, le pur, le parfait, le protégé de Dieu, le respecté, le glorieux, le puissant, — que son élévation et sa puissance soient durables !

« Nous, habitants indigènes de …, nous avons appris avec joie que dans le discours prononcé à Alger le 30 mai 1908, Monsieur le Gouverneur Général s’est exprimé en ces termes :

«  — Nos populations indigènes savent que notre ambition est de les rapprocher de plus en plus de la grande famille française, de les élever jusqu’à elle par le progrès de leur bien-être, par les bienfaits de l’enseignement et de l’assistance.

« Ces paroles ont fait épanouir nos cœurs. Nous avons constaté que la France n’a jamais failli aux engagements qu’elle a pris, aussi est-ce avec confiance que nous vous adressons la présente supplique.

« Il existe à …, au quartier des Oulad-Seultan, hors la porte Bab-es-Sebt, un établissement pour le bien du pauvre et du malade. Depuis longtemps, des religieuses s’y dévouent sans espoir d’autre rémunération que celle de Dieu.

« La fermeture de cet établissement nous plongerait dans la douleur : les enfants qui y trouvent un travail honorable retourneraient à la misère, les malades à tous leurs maux. Qu’il soit épargné ! — Cette maison a aussi toute notre confiance parce que notre religion y est respectée.

« Nous avons révélé ce que recélaient nos cœurs, car nous avons un ferme espoir dans votre bonté.

« Puisse Dieu prolonger votre existence et vous prodiguer ses faveurs. »


Plus de deux cents noms arabes signaient la supplique.

— Et après cela, ma sœur Cécile ?

Elle hésita longuement. Ses doigts s’allongeaient, puis se rétractaient sur ses genoux ; ses ongles bombés griffaient la laine de sa robe.

— Après cela…, nous sommes revenues à la maison-mère, sœur Bénigne et moi. Quand notre supérieure a décidé de se réfugier en Italie, sœur Bénigne, malgré son âge, a voulu la suivre. Moi, je les suivais toutes les deux…

— De votre plein gré, n’est-ce pas ?

Elle eut un sourire équivalant à un haussement d’épaules :

— Mâadith n’était qu’une chèvre perdue et sœur Cécile appartenait à la communauté…

Le jour se retirait de la chambre. Au dehors régnait déjà l’apaisement du crépuscule.

— Il faut que je m’en aille, dit brusquement la petite religieuse sans voile.

— Je vous accompagne. Nous rejoindrons Louinissa chez Bouhadad.

Je craignais, si je la rendais à elle-même et à son nouveau milieu, si une nuit et une journée peut-être nous séparaient, je craignais que ne s’émoussât son désir de se raconter à moi, et je n’apprendrais jamais la suite de son récit. Elle accepta ma proposition.

Nous descendîmes dans la rue étroite aux maisons hautes. Un minaret pointait vers un croissant de lune. Au seuil des cafés maures, les pots de basilics exhalaient leur senteur fraîche et amère. Sur les nattes et les bancs larges, des burnous drapaient des silhouettes affaissées et somnolentes ; des faces extasiées de fumeurs de kif trouaient la pénombre ; point de bavardages, mais les petits bruits réguliers des joueurs de dames et de dominos. Suivant le rythme de quelque mélopée, la tête des Arabes citadins dodelinait près de la raideur hiératique des nomades aux profils secs. A l’intérieur de ces lieux de réunion et de songeries tranquilles, toute une floraison naïve décorait les murs : fleurs rigides, imprévues et impossibles, parmi lesquelles s’ébattaient d’invraisemblables oiseaux. En caractères koraniques, peints de vermillon et alternant avec la main protectrice, les mots sacrés flamboyaient :

« Au nom de Dieu le Clément et le Miséricordieux. »

— Sœur Cécile, dites-moi comment vous êtes partie avec vos deux mères, et comment vous êtes restée seule.

Elle se troubla infiniment, mais ce ne fut qu’une surprise ; elle répondit d’un ton posé :

— J’ai manqué le bateau.

— Ah !…

Le voilà donc le mensonge, ou, tout au moins, voici qui n’est pas toute la vérité ! Sous mon regard incrédule, elle garde des paupières closes dans un visage figé.

— J’ai quitté nos sœurs au moment où elles s’engageaient sur la passerelle du paquebot. C’était pour une commission oubliée. Je pensais avoir le temps ; mais un incident m’a attardée. Quand je suis revenue sur les quais, le navire se trouvait déjà au milieu du port.

— Sœur Cécile, quel désespoir pour Mère Augusta, les autres !…

— Elles ne durent pas avoir tant d’inquiétudes sachant que je regagnerais le couvent avec les sœurs qui les avaient escortées.

— C’est ce que vous avez fait ?

— Oui ; mais je ne pouvais y demeurer toujours.

— Vous pouviez prendre le courrier suivant.

— Seule, je n’en ai pas eu le courage.

— Et maintenant, comment vous ai-je trouvé à Constantine ?

Je la sens se cabrer tout à coup devant ma curiosité. Elle se détourne légèrement, sourit ; l’Homme au djaouak nous rejoint. C’est fini, sœur Cécile ne parlera plus… Chez Bouhadad peut-être, si l’atmosphère ne l’influence pas.

— Tu nous suivais, Kralouk ?

— Vous êtes passées devant le café où je jouais pour des gens de Sétif. Je leur ai dit : — « La ghesba d’un berger tellien peut vous suffire. Mes frères, vous avez assez entendu le djaouak de Kralouk. » — Ils m’ont jeté beaucoup d’argent. J’en ai laissé un peu à terre et j’ai suivi une double piste de gazelles pour vous rejoindre. Louange à Dieu !

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