Mâadith
Le train roulait dans la nuit parmi des paysages ondulés, brodés de canaux entre les saules ; paysages telliens qui paraissaient empruntés aux plus gras herbages des départements de la vieille France. Il s’élança à travers des plaines de céréales, infinies comme la steppe. Il haleta sur les pentes et dans les rudes détours des premiers contreforts kabyles. Ses bruits bourdonnants semblaient traîner des rumeurs de voix confuses, des soupirs et des appels qu’il laissait glisser en chemin pour en saisir d’autres venus à sa rencontre, happés au passage. Son fracas s’atténua dans le lever de l’aube précédant à peine l’aurore rapide.
Ce fut le matin pareil à un sourire dans le visage d’un ciel calme et haut. Sur un territoire de maquis et d’abruptes collines, entre des berges sans cesse reculées, des ouad caillouteux déroulaient les rubans souples et clairs de l’eau des montagnes. Des villages de huttes agglomérées s’accrochaient contre les pentes ou se tassaient sur les pitons. Les vallées fraîches, profondes, étroites et sinueuses, se duvetaient de graminées et des panaches épanouis des touffes de diss et de roseaux. Le long de chaque torrent, dans le lit de chaque rivière, éclatait la fête des lauriers-roses en pleine floraison, fête de couleur et fête de parfum, geste voluptueux et tendre d’une nature aux mouvements larges et forts, aux lignes sévères. Des plans et des arrière-plans de hauteurs et de sommets, en courbes fermes, en escarpements superbes, en élans définitifs, se suivaient, se joignaient et chevauchaient jusqu’aux contreforts massifs du Djurdjura, la montagne par excellence.
Elle s’élançait puissamment. Ses proportions harmonieuses et magnifiques fermaient tout l’horizon. L’arête aiguë, dentelée, coupait l’espace et griffait les nuages : parfois, elle les trouait et s’enlevait au-dessus d’eux. Elle portait les dernières vapeurs de l’aube pour les fondre dans du soleil. Elle émergea soudain toute pure, rose et blanche, grandiose comme une cime alpestre ou pyrénéenne. Une brume transparente rampa un instant dans les vallées, s’enroula comme une écharpe au flanc de la géante, se dissipa. Ciselé par la limpidité de l’atmosphère, le Djurdjura s’offrit dans le rayonnement de sa splendeur.
L’origine de son nom était charmante. On le lui avait composé dans un sentiment d’harmonie imitative, pour rappeler le murmure des sources qui sont en lui. Les indigènes affirmaient qu’il ne faisait pas partie du sol, mais avait été apporté sur les épaules d’un géant venu d’une fabuleuse contrée, du côté du soleil levant. Le lieu de destination de la course du géant était inconnu ; on savait seulement qu’arrivé là, ses genoux plièrent, la fatigue rompit ses jarrets, le poids de la montagne l’accabla ; il fut étouffé et écrasé par son fardeau. Les tribus kabyles naquirent de la fermentation de sa chair et de ses os broyés. Ainsi la légende expliquait la présence du colosse.
Éternel et formidable, il reposait dans sa masse indestructible. Ses forêts de cèdres et de genévrier étaient, dans l’éloignement, comme des ombres de mousses. Il régnait splendide sur tout ce pays de la pierre, sur les grès pâles et les argiles flambantes. L’haleine des vallées creuses, des forêts profondes et des hauts pâturages montait vers lui comme l’encens infini d’une perpétuelle offrande. Je me souvins de ces lignes lues : — « La sévérité du paysage rend sérieux et propage en l’âme comme sur l’étendue visible une impassibilité qui semble descendre du ciel. » — Et c’était là le pays de Mâadith.
Les stations rares surprenaient, à de longs intervalles. La voix accoutumée cria le nom de celle-ci, El Esnam, — les Idoles. Nom mystérieux que le puissant cadre de nature rendait plus barbare et évocateur. Quelqu’un s’engouffra dans mon compartiment : Kralouk.
Un instant, nous nous sommes dévisagés en silence, lui, pensivement, et moi non sans quelque émotion. — « Es-tu l’amie qui comprend ou l’autre esprit qui juge ? » songeaient les yeux de l’Homme au djaouak. Le trouble des miens exprimait l’inquiétude de ce que je désirais savoir et de ce que je redoutais concernant Mâadith.
Nous faisons le même effort ensemble et nous échangeons les saluts. Maintenant, Kralouk est rassuré ; son regard s’anime d’indépendance orgueilleuse et de victorieuse félicité.
— Où vas-tu, Kralouk ?
— A Alger, pour un moment.
— Je t’ai cherché dans Constantine, la muette, depuis que ton djaouak ne s’y entend plus.
— Tu m’as cherché et tu ne m’as pas trouvé ; mais tu n’as point cessé de penser à moi et tu me trouves. Louange à Dieu pour toi et pour moi !
Je poursuis avec les détours arabes :
— La maison fermée est triste sur le Rhumel, si triste que j’ai craint que ce fût à cause de la mort.
Les paupières du musicien battent légèrement :
— Il n’y a la mort et la mort noire que pour celui qui marche par le travers du chemin de son frère.
— La mort noire, ô Kralouk, c’est la mort par l’assassinat. Qui connaissais-tu devant en être frappé ?
Il me regarde longuement, puis, très doux :
— Pourquoi me faire dire son nom ? Tu le sais. Et n’as-tu pas interrogé ma maison fermée ?
— La maison fermée est une bouche close et ne révèle rien. C’est à cause du meurtre que tu as quitté Constantine ?
— Je savais que nul ne me livrerait, mais je n’aime pas la Justice du Tribunal parce qu’elle est sans intelligence.
— Tu te sentais coupable ?
— Non, de rien au désert ! Mais les gens des villes ont le cœur limité par leurs murailles.
— El Mensi n’avait mérité ni l’égorgement, ni la mutilation.
— El Mensi avait mérité son destin puisqu’il voulait Mâadith et que Mâadith était pour moi depuis le jour où elle me guérit de ma blessure et où je sus sa beauté.
Nos phrases se sont croisées, ont rebondi, brèves, rapides. Je mesure ce patient désir de Kralouk qui a guetté sa proie et l’a envoûtée, fanatique et passionné, pour la rendre à la fois à l’Islam et à l’amour. Il reprend :
— Dieu a fait cent parts de la jalousie. Il en a donné quatre-vingt-dix-neuf aux Arabes. Et Mâadith a dû me faire manger de la cervelle d’hyène.
C’est la sorcellerie saharienne chère aux femmes qui veulent capter et garder un amant.
Je questionne encore :
— Comment est Louinissa, maintenant ?
— Elle est tranquille et avec la paix.
— Et… Mâadith ?
— Elle est heureuse.
Une expression de volupté assouvie, de désir renaissant et d’ardeur caressante, transfigure l’Homme au djaouak. La frémissante petite créature de jadis a-t-elle trouvé sa voie dans l’unique amour de cet homme, de ce vieil amant qui ne vieillit pas ?
Voici la station où je dois descendre, où l’on m’attend. Je voudrais savoir davantage. Trop tard ; le train repart déjà. Un mot encore ; il me faut connaître le village qui cache les épouses de Kralouk. Je vais parler ; il me prévient, penché à la portière, son sourire si particulier jouant sur ses lèvres sensibles :
— Si tu erres dans la montagne et vers les villages des Merkallah, regarde dans les vergers de Tessala ; peut-être verras-tu la chèvre marquée pour le bonheur.