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Mâadith

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« Ma chère enfant,

« En réponse aux questions de votre lettre, je ne peux vous dire que ce que nous avons vu. A l’heure actuelle, vous en savez plus que nous touchant notre petite brebis égarée, sinon perdue.

« Lorsque nous accompagnâmes notre bonne Mère Augusta et nos vaillantes sœurs sur le quai d’embarquement, Cécile était au nombre de ces dernières. Nous remarquions son air préoccupé. Elle sursautait quand on lui adressait la parole. Elle pleura, puis son visage revêtit une expression dure que nous ne lui connaissions pas. Nous attribuâmes tout cela au chagrin causé par nos différentes épreuves et à l’émotion du départ. Il y avait foule, beaucoup de personnes ayant tenu à manifester leurs sentiments et leurs sympathies. Lorsque les religieuses montèrent à bord, Cécile n’était pas à côté de sœur Bénigne comme elle en avait l’habitude. Celle-ci s’aperçut de son absence et en fit part à Mère Augusta qui la crut attardée avec nous ; mais nous la cherchâmes en vain. Le départ était imminent ; le commandant accorda quelques minutes, puis le bateau s’éloigna sans que Cécile eût reparu. Nous la cherchâmes encore sans succès et nous reprîmes le chemin du couvent sans nous expliquer la conduite de cette enfant qui s’était toujours montrée parfaite. Nous la trouvâmes enfin dans la grande allée de cyprès du jardin. Elle considérait la mer avec cette expression hostile que nous devions lui revoir souvent. Pressée de questions, elle ne témoigna d’aucun regret, prit un air inspiré, croisa les mains sur sa poitrine de la même façon que la sainte Jeanne d’Arc de notre chapelle et nous répondit qu’un pressentiment, auquel elle ne pouvait pas ne pas obéir, l’avait avertie qu’elle ne devait pas partir. C’est pour éviter de céder à la tentation de suivre malgré tout celles qu’elle aimait d’une tendre affection qu’elle s’était, en hâte, éloignée du port. A partir de ce moment elle changea. Son esprit n’était plus parmi nous et son cœur se détacha de la communauté. Plusieurs fois, nous la découvrîmes causant avec un indigène dans les jardins, un homme d’un certain âge, dont la figure nous déplut. Elle nous dit que c’était un ancien malade du dispensaire qui avait voulu venir la voir. Elle devint péniblement indépendante, ne demandant ni ordres ni conseils à personne. Enfin, elle nous prévint brusquement que Madame S… lui proposait une situation et qu’elle voulait gagner sa vie en attendant des temps meilleurs. Nous ne pouvions pas la retenir. Nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles. Mère Augusta et sœur Bénigne lui ont écrit une fois, mais nous croyons savoir qu’elle ne leur a jamais répondu. Nous prions pour elle. »

Tels furent les renseignements que me fournit l’une des vieilles religieuses du couvent de sœur Cécile.

A l’heure où je savais celle-ci occupée hors du logis, j’allai voir Louinissa. Elle était sans défiance et accueillit facilement mes questions qui affectaient un air indifférent.

— « Une nuit, m’apprit-elle, Kralouk est rentré avec Mâadith. Elle était semblable à une morte ressuscitée. Kralouk m’avait révélé, avant cela, que ma cousine, Mâadith la renégate, travaillait ici chez un officier : mais je ne l’avais pas encore vue. — « Regarde bien cette fille, dit Kralouk : elle voulait mourir. Je lui enseignerai à attendre la permission du Prophète. Et comme c’est ta cousine, donne-lui la part de l’hôte dans la maison. » — J’ai obéi parce que je pensais que Kralouk la désirait et qu’elle deviendrait la seconde ; mais il ne s’est pas approché d’elle ; le cadi n’a point eu cette affaire à conclure et je n’ai point préparé de henné de noces. Mâadith ne peut songer à aucun homme, puisqu’elle affirme que devenir comme les autres femmes la précipiterait dans la géhenne. »

Et je voulais encore un dernier témoignage, le plus difficile à obtenir, mais le plus probant s’il consentait à me le donner, celui de Kralouk.

Dans un carrefour, il y a une mosquée toute petite, près d’un caravansérail modeste. La mosquée est peu fréquentée et le caravansérail n’abrite que deux dromadaires galeux dont on ne voit jamais les maîtres et quelques-uns de ces petits ânes exquis et pitoyables, aux croupes osseuses, cuisses pelées, épaules saignantes, naseaux fendus, queue rase s’agitant contre des essaims de mouches. La porte de la mosquée s’embellit d’une couleur d’émeraude ; son encadrement simule des pierres taillées peintes de brun et de vermillon. Dans la clarté bleuâtre de son patio, tranchent crûment des colonnes vertes et rouges. C’est là que l’Homme au djaouak vient prier, de préférence à tout autre lieu. C’est sur le banc de maçonnerie au seuil de ce sanctuaire que je l’attendis.

En m’apercevant, il s’écria :

— Es-tu la gardienne de la mosquée, ô toi notre sœur ? Parce que je te rencontre, ma prière sera courte, et longue sera la chanson qui dira le bien venu de toi.

Le rusé musicien, subtil comme les gens du Sahara, devinait-il ma préoccupation ? Il parla le premier, prolixe selon son habitude :

— Le dromadaire et l’âne tranquilles sont plus intelligents que l’homme agité et la femme soucieuse. Vois Mâadith ; elle travaille de son cœur et de sa tête comme elle travaillerait de ses pieds et de ses mains si elle devait porter les montagnes dans la mer. Elle est parfois semblable à un mauvais esprit qui prêcherait pour le compte du Lapidé : mais ceux qu’elle prêche ne l’écoutent pas. Il n’y a que trois choses à écouter : la parole du Koran, le djaouak de Kralouk et le cri du printemps. Si Mâadith comprend cela, elle deviendra heureuse. Et ne peut-elle conduire l’aiguille des brodeuses sans tourmenter leur pensée ? Pourquoi se préoccuper du voisin ? Voici des pierres et du soleil ; que chacun s’asseye ou dorme sur sa pierre et soit couché dessous après la mort sans chercher lequel a la plus fraîche ou la plus chaude : elles sont égales de poids sur le tombeau et toutes se soulèveront au jour du jugement. Comment prouver qu’une pierre est préférable à l’autre ? Et il ne faut pas changer de pierre si tu veux continuer à bien dormir. La nuit, Mâadith rêve ; ce sont des songes tristes qui la font pleurer. Je lui ai déjà dit ces choses de la sagesse dans un jardin qui parfumait sa beauté. Elle était vêtue de noir. Un voile s’ouvrait et battait derrière elle comme des ailes de pigeon.

J’insinuai avec négligence :

— C’est à cause de cela qu’elle t’a suivi jusqu’ici, ô le sorcier ?

Il haussa les épaules, puis, avec malice :

— Tu sais qu’elle ne m’a pas suivi : mais sa destinée l’a conduite. Je lui avais dit que je m’en irais à travers la Kabylie, que je retrouverais Louinissa chez son beau-frère, dans les vergers de Tessala, et que nous habiterions Constantine du printemps à l’hiver. Une fois, ici, je l’ai vue dans les pins de Mansourah. Elle conduisait deux enfants ; un officier, le père de ces enfants, regardait la beauté de Mâadith. J’ai guetté jusqu’à ce que je l’aie rencontrée seule et je lui ait dit : — « O Mâadith, sois pour cet homme ou bien reviens parmi ceux de ta race et de ta religion et prends le voile des femmes de bien afin que ce chien ne te regarde plus. » — Elle a tremblé comme les arbres sous le sirocco. Elle s’est enfuie de moi ; mais je suis resté près de la maison à cause de la destinée. Et, dans la nuit, elle est sortie. Elle était pareille à quelqu’un qui va partir en voyage. Je lui ai parlé encore. Elle me considérait avec une grande terreur : même elle me demanda si j’étais un prophète ou un démon. Je lui conseillai de venir dans ma demeure et d’y reposer en paix sur la natte aux côtés de Louinissa ; mais sa terreur fut plus grande et elle courut vers le ravin pour mourir. Je l’ai saisie et jetée à terre : — « Folle qui quitte un péché pour choisir le péché pire ! » — Elle s’est relevée et elle a touché son front. J’ai pris sa main ; alors, elle m’a suivi.

— Dieu te récompense, ô Kralouk.

En l’écoutant, j’avais, avec lui, parcouru plusieurs ruelles. Au détour de l’une d’elles, sœur Cécile s’avança vers nous.

— Veux-tu de la beauté, voici Mâadith, murmura l’Homme au djaouak.

Les yeux de Mâadith-Cécile m’épièrent comme si, à son tour, elle eût pu deviner mon enquête et ses résultats. Je compris qu’elle était en garde, le bouclier de son orgueil levé, prête à l’attaque. Allais-je lui reprocher de ne pas m’avoir avoué la vérité exacte ? Non, pas plus que je n’écrirais à Mère Augusta. Le moment n’était pas venu. J’avais encore trop à apprendre.

Et, dissimulant à mon tour, je m’informai banalement :

— Ma petite sœur, vos élèves vous furent-elles douces aujourd’hui ?

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