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Mâadith

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Le printemps d’Afrique régnait dans la chaleur et la lumière. L’atmosphère vibrait de vigueur sauvage et de violence primitive. Il n’y avait point de douceur dans le jeu des souffles errants et de tout ce qu’exhalait la terre, mais une force neuve et exubérante, des respirations de fauves et de Barbares, des ardeurs indisciplinées, de franches volontés de vivre et des énergies bondissantes. Cette atmosphère émanant de la cité et des grands paysages environnants dominait la contrée.

Dès les premières heures matinales, le soleil criblait de rayons les carrefours et les places. Des rumeurs de populace en liesse roulaient, traversées comme d’un éclair par les hennissements des chevaux des chasseurs ou des spahis et le braîment des mules des maraîchers indigènes. Les étalons échevelés affrontaient la foule et s’y engouffraient trépidants, excités, souples et adroits. Les couffes débordant du trésor des vergers, tanguaient à travers le flot humain, oscillaient sur l’échine ployée, chétive et pourtant robuste, des ânes résignés. Et les petits cireurs, migration enfantine descendue des montagnes kabyles, bourdonnaient comme des guêpes entre les jambes des flâneurs, sous le ventre des chevaux, offraient leurs services d’une voix chantante et aiguë ou, superbement indifférents au labeur et au gain, battaient le rythme de la dernière chanson de Kralouk, avec une brosse, contre leur boîte à cirer.

Peuple étrange et séduisant que celui des grands centres du Tell ou du rivage de notre domaine algérien ! C’est le peuple transméditerranéen aux agitations et à la verbosité latines, confiant en soi, d’un abord facile et d’une surprenante versatilité, d’enthousiasmes prompts, de passions vives et de jugements arbitraires. Peuple métissé par excellence, il grouille, grandit, augmente, coudoyant le provincial français aux allures d’exilé et qui reste traditionaliste et inchangé après deux générations, conservant des instincts brutaux où prédominent les influences de caractères étrangers parallèlement aux accoutumances locales, sans fusion, mais sans heurts, dans un curieux sentiment de tolérance inconsciente et absolue que l’échange d’injures, de blasphèmes, de criailleries et de revendications électorales n’atteint pas.

Le peuple envahisseur se juxtapose au peuple indigène. Ils admettent à peu près tout l’un de l’autre. Ils s’associent parfois et ne se confondent jamais. Leurs dissemblances ne s’accusent et leurs gestes ne s’enveniment que lorsque quelque formule sentimentale, quelque excès de revendications écouté par la Métropole, quelque erreur d’interprétation, provoque des remaniements de régime. Ils créent cette foule colorée, ensoleillée, laborieuse avec plaisir, inactive sans remords, qui donne l’impression de vivre dans une allégresse enfantine, une archaïque insouciance, un mouvement de séculaire et incoercible indépendance de clans. Elle évoque les rassemblements de Babel, les marchés carthaginois, le pullulement des ports phéniciens. Elle impose des réminiscences de Rome et de Byzance ; le cavalier numide y coudoie le Maure citadin : le montagnard berbère y discute avec le mercenaire aux cheveux roux, des profils syriaques et des faces éburnéennes de mages, de marchands turcs, m’zabites, tunisiens, songent ou guettent près de têtes maltaises, crêpelées, à l’expression obtuse et persévérante ; les noires et musculeuses statures soudanaises, les hautaines silhouettes nomades, les traditions sémites, la grâce tolérante du christianisme français, s’y affrontent sans conflits.

Comme les coloris intenses, les ors et les blancs purs des costumes, étalés en valeurs réciproques dans la généreuse clarté, la mine sauvage et pensive des paysans sardes, la désinvolture des Calabrais, la faconde des Siciliens, la rudesse corse, la lourdeur maquignonne d’un certain Midi français, l’ambition juive et la duplicité arabe se frôlent avec aisance et trouvent chacune leur place dans une ambiance favorable. Et, prêt et apte à dominer tous ces éléments, le contingent franco-algérien marque sa manière audacieuse et persévérante. Il apparaît assez semblable à ces adolescents de croissance rapide, d’éducation incomplète, mais qui ont une telle surabondance de vie et éprouvent si bien le désir de vivre qu’ils ne sauraient attendre la fin de l’entraînement pour se précipiter dans la lice, y courir, tomber, se relever toujours, poursuivre la lutte sans répit et sans même avoir songé à déterminer le but de la course.

Dans cette jeune société, vigoureusement agissante, se trouvent en germe toutes les ressources humaines susceptibles de développement, une vitalité souple et durable, un esprit d’entreprise dont la hardiesse gagnerait à prévoir et à se fixer, le sens précoce de l’utilisation des facultés individuelles et des faiblesses d’autrui. Peuple de la nouvelle France, profus, riche et broussailleux comme le maquis ; mais qui s’affinera aisément, se disciplinera jusqu’à se rapprocher de l’harmonie du noble et beau jardin à la française !


J’ai traversé la place pour gagner les ruelles des quartiers indigènes.

Je vais au rendez-vous de Kralouk.

La partie de la cité qui compose la ville arabe n’a point d’obscurité. Les maisons vétustes, les moucharabiehs de briques et de pierres, les poutres de vieux bois se revêtent de clair badigeon. Au seuil des portes vertes, sur lesquelles s’élargit l’empreinte de la main préservatrice de couleur rouge ou de henné, des vieilles s’accroupissent dans leurs draperies pluricolores, des enfants, nuancés et bourdonnants comme des frelons et des scarabées, se rassemblent, des hommes s’allongent et dorment aux plis nombreux de leurs burnous, des éventaires s’étalent, lourds de pains ronds, chauds et dorés, cloutés d’épices. Des fruits frais et luisants répandent leur parfum de verger mûr. Sur la banalité des légumes, des touffes d’anémones écarlates mettent une note d’un goût spécial et joyeux. Rien n’est vulgaire : tout est charme et naïveté. Dans des cages de roseaux, les rossignols, chanteurs de nuit chers aux langoureuses paresses des citadins musulmans, écoutent, muets, les trilles éperdus des canaris sollicités par la lumière du jour. Nulle échoppe n’est assez profonde pour que la lumière n’y puisse pénétrer. Sauf la voix des oiseaux et le cri d’un marchand à longs intervalles, on n’entend là ni bruit ni rumeurs.

Je suis arrivée au bout d’une impasse, devant une porte ouverte sous un pesant moucharabieh. Kralouk m’accueille :

— Bienvenue sur toi, ô la visiteuse ! Les habitants de cette maison sont tes esclaves.

— Sur toi le salut, ô l’inspiré ! Et la bénédiction sur la maison.

Par l’escalier en spirale, tel celui d’un minaret, j’atteins l’éblouissement du soleil sur une terrasse étroite et haute. Elle domine les vols noirs et gris, bleuâtres et cendrés, des corbeaux et des palombes qui habitent les rochers du torrent, le Rhumel aux profondeurs vertigineuses, ceinture de la cité.

— Le djaouak de Kralouk chante plus haut que le cri du corbeau ; son chant vole au-dessus des pigeons bleus, dit le musicien avec emphase. Et, regarde, il n’y a qu’un aigle planant sur nous.

L’oiseau de proie étend ses ailes comme l’arc de deux sourcils contre la face du ciel.

D’une pièce donnant sur la terrasse, un appel vient à ma rencontre :

— Entre ici, ma fille.

Je soulève un rideau de cotonnade rayée. Une femme, toute bruissante de bijoux, quitte la natte où elle était assise pour me donner le baiser ami. C’est la femme de l’Homme au djaouak.

— Mon nom est Louinissa, dit-elle.

— Tu es avec la beauté.

— Non, mais plutôt avec la vieillesse.

— Pas encore. Tu n’as que l’âge de la paix ; celui du renoncement est loin.

Elle sourit, gracieuse et touchée. Elle a le type berbère souligné de muscles fins, réguliers, mais moins distingué et sans les lignes voluptueuses et hautaines qui caractérisent la beauté arabe plus saisissante, moins familière. Les yeux sont gris sous l’arcade accusée des sourcils épais. Sa lourde coiffure en forme de turban, les larges plaques d’argent ciselées, émaillées, incrustées de corail et de verroteries de ses parures, indiquent sa nationalité kabyle. Elle est affectueuse et pondérée, immédiatement confiante en gestes et en paroles spontanés qui la font plus proche de ma qualité de Française, mais plus inaccessible aux nuances subtiles et nombreuses que j’apporte dans mes relations musulmanes, même avec mes plus anciens amis d’Islam. Obtiendrai-je d’elle quelque rapide éclaircissement ?

— O Louinissa, quelle femme désirait me voir dans cette maison ? Serait-ce toi ?

— Non ; elle sera bientôt ici.

— Qui est-elle ?

— Une renégate ; mais nous l’aimons et c’est une abandonnée qui était de ma famille.

Louinissa se préoccupe de faire du café. Sur les braises du kanoun, le précieux vase d’argile, elle fait bouillir la liqueur odorante et savoureuse. Kralouk raconte un épisode de sa vie, accroupi en face de nous dans l’embrasure de la porte où flotte le rideau rayé :

— Un jour d’entre les jours, je remontais vers le Djurdjura en compagnie de marchands du M’zab qui voulaient vendre et faire aussi métier d’usuriers en Kabylie. Les Kabyles sont bêtes comme des moutons et têtus comme les fourmis : il faut les bousculer et les tondre. Moi, je suis du Sahara ; mais tous les pays m’appartiennent. Les Kabyles n’ont pas beaucoup d’argent : cependant ils aiment les récits et leurs montagnes sont bonnes pour y accrocher le nid d’une maison. Leurs femmes sont fidèles plus que celles des Arabes. J’ai vu Louinissa dans les jardins de Tessala. Elle ne voilait pas son visage et n’avait point l’impudeur d’une courtisane. Je l’ai voulue à cause de la couleur de ses yeux.

Il se tait soudain et se penche, l’oreille attentive à un pas léger, presque imperceptible, qui gravit les marches.

— Hada hîa, — c’est elle, murmure Louinissa.

D’un souple bond de chat, Kralouk s’est éloigné de la porte. Le rideau s’écarte lentement. Un corps féminin, raide et sombre, se découpe dans la lumière. Voici celle que nous attendions.

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