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Mâadith

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C’est un jour de Ramadan, le mois du jeûne annuel. Mâadith s’y soumet machinalement, dormant durant les longues heures de la journée et partageant les veillées et les repas nocturnes de ses hôtes, puisque la loi de Mahomet prescrit de s’abstenir de toute nourriture, boisson ou aliment, de l’aube au coucher du soleil.

En revenant de visiter une amie de Louinissa, malade, Mâadith éprouve une grande épouvante. Les deux femmes sont au détour d’une ruelle proche d’un carrefour. Le vacarme d’une bagarre et d’une foule qui vocifère et insulte vient à elles. Elles avancent et se trouvent prises dans un attroupement furieux. Des indigènes, portefaix, muletiers, moutchous m’zabites et Kabyles cireurs, lapident un musulman citadin. Le visage de la victime est souillé d’un peu de sang mêlé à des larmes de honte et de rage impuissante. Ses bourreaux ne lui épargnent pas plus les coups que les épithètes, apprenant à ceux qui surviennent que cet homme hypocrite a transgressé la loi du jeûne alors qu’il croyait ne pas être vu. Certes, aucun de ces justiciers n’est exempt de quelque péché plus ou moins semblable ; mais ils affirmeraient n’avoir point failli aussi ostensiblement et s’être rachetés par aumônes et jours d’abstinence supplémentaires. Et ils sifflent ou rugissent :

— O le mécréant.

— O le condamné !

— L’honorable serviteur du démon !

— Le favori de l’iniquité !

— Que sa bouche soit rassasiée de pourriture !

Pourquoi Mâadith frémit-elle à ce point ? Elle croit soudain que des mains hardies vont lui arracher son voile. Ces gens vont la reconnaître et faire justice d’elle comme de l’autre ; car elle aussi a transgressé la loi, de toutes les manières et sans rachat. Elle a transgressé et elle transgresse encore, même en jeûnant, puisqu’elle jeûne sans intention, puisqu’elle n’a pas offert son abstinence au Prophète pour expier le temps de sa vie durant lequel elle renia sa doctrine. Elle ne s’aperçoit plus de la présence de Louinissa à ses côtés. Elle fuit comme si elle était poursuivie. Elle sent sur elle les jets de pierre qui la lapident. Elle prend la sueur qui l’inonde pour un ruissellement de sang jailli de mille blessures.

— Pitié sur moi ! pitié sur moi ! balbutie-t-elle dans son indicible terreur.

Elle atteint la maison. L’escalier gravi d’un élan, elle est sur la terrasse et s’écroule aux pieds de Kralouk stupéfait.

Qu’arrive-t-il encore à Mâadith, si paisible ces jours derniers ? Silencieuse et résignée avec douceur, elle paraissait rêver près de l’émoi profond et muet de son dominateur. Et la voici qui semble prête à perdre le souffle et la vie.

Les doigts souples et habiles du musicien dénouent le voile et déroulent les plis de la ferachia. Il étend Mâadith sur une natte.

— Sois rassurée, ô petite beauté, petite beauté. Voici ta maison et voici Kralouk. Faut-il te venger d’une injure ou d’un maléfice ? Mais parle-moi et cesse de regarder vers les frontières de la mort.

Elle darde enfin ses prunelles révulsées sur la figure familière. Elle recouvre sa parole entrecoupée :

— Pitié pour moi ! pitié pour moi !

— Pitié pour toi, gazelle ? Quelle pitié, ô maîtresse de l’amour ! Non point de la pitié, mais…

La petite main de Mâadith le saisit en plein visage, lui fermant la bouche et, levant l’index de son autre main, égarée et solennelle, du geste rituel, Mâadith atteste le ciel musulman. Kralouk se dégage, la considère. Alors, devant son geste et ses traits inspirés, irrésistiblement, il prononce pour elle la chehada, témoignage sacré de la foi koranique :

— Il n’y a qu’un Dieu unique et Mohammed est l’envoyé de Dieu.

Un peu plus tard, entre Kralouk et Louinissa, la rachetée souriait, sereine. L’Homme au djaouak l’entretenait gravement :

— C’est dans la nuit d’El Kader, qui est entre le vingt-quatrième et le vingt-cinquième jour du mois de Ramadan, que toutes les choses du monde sont fixées par Allah pour la durée d’une année. Prends garde au songe que tu feras cette nuit-là. Il sera l’avertissement de ta destinée.

Mâadith vécut des jours de paix. Son choix, fixé de nouveau et comme malgré elle, en la restituant toute entière à l’Islam, mettait fin aux débats cruels et aux incertitudes de sa conscience. De plus en plus, elle oubliait son ancienne personnalité. Par moment, c’était avec une sincérité absolue qu’elle pensait n’avoir jamais été que la Mâadith de Kralouk. Leurs rapports restaient les mêmes ; mais la lutte sourde qui les opposait jadis l’un à l’autre avait fait place à une confiance apaisée.

Le matin qui suivit la nuit d’El Kader, Mâadith dit simplement au goual :

— J’ai rêvé de toi cette nuit.

— J’ai rêvé d’un gourbi près des vergers de Tessala, répondit-il.

Le nom d’El Mensi n’avait jamais été prononcé entre eux et la fantaisie ou la déception de Mâadith l’avait tenue éloignée de la maison des Smadja. Elle supposait que le Nomade avait repris le chemin du désert avec une autre fiancée. Louinissa n’osait pas lui en parler, pas plus qu’elle n’osait reparaître chez les Smadja pour éviter les questions et le mécontentement de l’entremetteuse Hadjira.

Le solstice d’été vint bientôt annoncer la fête des noirs. Les Soudanais de Constantine se livrèrent aux réjouissances rituelles. Leur quartier dominait le Rhumel et la petite terrasse du logis de Kralouk dominait ce quartier pullulant d’êtres et de mouches.

Le jour de la fête, Mâadith s’amusa à regarder les scènes de tuerie et de folie qui régnaient dans les ruelles et dans les cours étroites des maisons. C’étaient une débauche de sang, des râles et des convulsions d’animaux qu’on égorgeait, des piaillements et des bêlements de victimes désignées attendant leur tour de supplice brutal, de longue agonie et de mort. C’étaient la frénésie hurlante et dansante des hommes et des femmes, le cri aigu ou les pleurs des enfants, l’orgie des chiens et des chats affamés s’arrachant des toisons souillées et flasques et de répugnantes entrailles. Exultant en rires féroces, en chants incohérents que nul ne comprenait, les nègres sacrifiaient des moutons et des chèvres, dans une allégresse sauvage de fétichisme, transmis et conservé à l’ombre des coutumes islamiques imposées par les maîtres à ces anciens esclaves, et dans un bestial plaisir de débauches et d’abondantes ripailles. Un relent d’absinthe, un arome d’anisette, se joignaient à l’odeur chaude du sang. Les vieux couteaux à lame ébréchée, mal assurés dans des mains d’ivrognes, sciaient les gorges chevrotantes des bêtes. Le torrent recevait une pluie rouge ; ses parois suintaient d’un ruissellement sinistre. Et les corbeaux en liesse croassaient à la louange des nègres, leurs frères.

Mâadith considérait ces scènes barbares sans dégoût.

Le crépuscule allongea de grandes ombres au flanc des montagnes. Les ailes des ramiers battirent au bord des nids du ravin ; ils roucoulèrent leurs chants et leurs querelles du soir. Au fond des grottes obscures, on sentait tressaillir les mystérieuses présences de la nuit. Mâadith se détourna et vit l’Homme au djaouak assis derrière elle.

— Laisse-moi prouver aux pigeons que mon djaouak est plus savant que leur gorge, dit-il en saisissant son roseau.

Elle s’assit en face de lui, parce que la musique l’enchantait éternellement et parce qu’après la hideur des scènes de tuerie et la laide vision des nègres, les traits subtils et le vert regard de Kralouk, la séduisaient davantage.

Bientôt, le roseau cessa de roucouler et commença un rythme de danse auquel, dans les fêtes, les femmes ne résistaient pas. Jamais encore, Mâadith n’avait dansé, mais, d’instinct, elle savait l’imperceptible cadence dont les pieds nus suivent ce rythme et comment le geste adorable des bras et la savante ondulation des hanches miment en mesure le poème de l’amour, du désir et de la possession. Elle vit la prière des yeux de Kralouk et ne se défendit pas contre l’invitation tentante du djaouak.

Debout dans l’or pourpré du couchant, elle fit glisser sur ses hanches sa ceinture brodée et défit le foulard de sa coiffure pour que ce lambeau de soie colorée et flottante accompagnât les gestes de ses mains. D’abord, elle circula, légère ; ses bras polis et délicats s’arrondissaient ou se dressaient d’un élan au-dessus de sa tête et ses mains déployaient le foulard comme une bannière pour un signal. Elle le ramena près de son visage et sur ses yeux en simulant la pudeur, puis l’effroi. Un frisson la parcourut des épaules aux talons. Alors, elle commença à onduler lentement, accentuant peu à peu le rythme. Le foulard, tantôt tordu ou roulé, tantôt éployé de nouveau, palpitait entre ses doigts. Elle se défendit contre la passion et contre l’amant fictif que sa danse fuyait ou recherchait tour à tour ; sa tête se détournait, ses mains se tendaient en avant, paumes ouvertes, exprimant un refus et une supplication. Soudain, la danse et le jeu de l’amour l’emportèrent. Son corps frémit comme un jeune arbre sous le vent ; ses lèvres s’entr’ouvrirent et sa danse atteignait à un réalisme si parfait qu’elle demeurait étrangement belle et esthétique. Elle la poursuivit à genoux. Tous ses mouvements exprimèrent l’harmonieux accablement de la volupté. Elle se renversa doucement sur le sol avec le dernier soupir que le djaouak effilait vers le ciel…

— O Mâadith ! ô Mâadith ! exclamait Louinissa accourue et suffoquée d’admiration.

Les mains de Kralouk tremblaient.

— Je savais que tu danserais ainsi, dit-il seulement.

Toujours étendue, Mâadith souriait d’un sourire vague et satisfait. Elle ressentait une lassitude langoureuse et un trouble savoureux. Cela lui remémora El Mensi et l’émoi dont elle s’était laissé pénétrer le soir où elle le vit dans la cour en fête, illuminée. Elle osa demander au goual :

— O mon cousin, le Nomade que tu sais t’a-t-il jamais interrogé sur ce que valait la dot d’une fille comme moi ?

L’Homme au djaouak eut un brusque réflexe de dents serrées et de poings crispés, puis il prononça lentement :

— Je lui ai dit le prix de Mâadith.

Elle fut coquette, pressentant que ce soir elle obtiendrait tout de cet homme dominé à son tour par les sentiments qu’elle lui inspirait :

— Qu’a répondu ce noble djïied, ô mon cousin ?

— Il a gardé le silence.

Louinissa s’élança, se coula près de Mâadith. Elle l’étreignit et ses lèvres subitement décolorées chuchotèrent à l’oreille de la petite danseuse :

— Je te supplie, quant à El Mensi, ne demande plus rien. Cela est une chose finie, finie, finie.

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